Catherine Caron, Relations, septembre 2020
Et si la montagne, à nos yeux, était sacrée ? Et si, comme les femmes et les hommes appartenant au peuple Yanomami d’Amazonie, nous vivions avec l’idée que nous possédons un alter ego dans la nature et qu’en le tuant ou en l’exploitant plus que nécessaire, c’est nous-même que nous risquions de tuer ? Le sort de l’humanité en serait transformé.
À l’heure où la destruction de l’Amazonie s’accélère et où même ses tribus les plus reculées sont menacées par le nouveau coronavirus, il est grand temps de nous mettre à l’écoute des peuples autochtones qui l’habitent et de tirer des apprentissages de leur profond attachement spirituel à la terre. Celui-ci se reflète dans des conceptions du monde et des cosmologies qui, sans les idéaliser, accordent un caractère sacré à toute forme de vie et posent une limite à l’utilisation des ressources, à l’opposé de nos sociétés où tout est transformé en marchandise dans une logique de croissance que plus rien ni personne n’arrive à freiner. Les quelque 420 peuples et tribus autochtones d’Amazonie, qui ont survécu à la colonisation, à l’esclavage ou aux guerres, sont les premiers gardiens de cette région exceptionnelle, dans la conscience que la biodiversité englobe tout ce qui vit. De plus en plus limités dans leur capacité d’assurer leur subsistance de manière traditionnelle, poussés vers les villes comme le sont les Autochtones d’ici, ils savent que c’est leur identité même qui se trouve menacée lorsqu’ils sont déracinés du lieu où leur vie a du sens.
L’Amazonie, ces peuples l’ont co-construite avec la nature, comme le disait le géographe François-Michel Le Tourneau, un des collaborateurs de ce dossier, à l’émission Matières à penser sur France Culture (21 février 2020). Ils y sont parvenus parce qu’ils « étaient capables de travailler avec la nature sans la détruire et ça, c’est quelque chose que nous ne savons pas faire ». Qu’ils soient des gens des fleuves, des terres ou des forêts, ils en seraient toujours capables si seulement cessait cette guerre qui ne dit pas son nom et qui se déroule dans tous les pays amazoniens.
La déforestation et la dégradation des sols qui en découle s’accélèrent depuis plusieurs années dans cette région puisque la terre et les activités qui y sont liées – extraire l’or et d’autres ressources minières ou pétrolières, spéculer, élever le bétail, établir des monocultures d’exportation, etc. – valent plus que la forêt « debout ». L’argent et la rapacité règnent en maîtres au vu de l’immense détraquement des valeurs qui tient lieu de boussole au capitalisme globalisé et qui disqualifie souvent la vie au profit des indicateurs de performance – toutes espèces confondues.
Dans cette course folle, les peuples autochtones – qui résistent et luttent pour protéger leurs milieux de vie et ceux des générations futures – sont souvent l’ennemi à abattre. Au Brésil, où se trouvent les deux tiers de la forêt et de la population amazoniennes, le président Jair Bolsonaro a été on ne peut plus clair : « Les minorités doivent se plier à la majorité […]. Elles [devraient] s’adapter ou simplement disparaître[1]. » Son arrivée au pouvoir a entraîné une augmentation de 40 % des attaques et des invasions des terres des peuples autochtones entre janvier et septembre 2019 et les assassinats de protecteurs de la forêt se multiplient. Son traitement irresponsable de la pandémie de COVID-19 a aggravé la situation, la déforestation ayant été de 55 % supérieure, entre janvier et avril 2020, à celle de la même période en 2019, selon l’Institut national de recherches spatiales brésilien.
Par conséquent, des peuples et tribus autochtones porteurs d’une mémoire ancestrale marquée par les violences et les maladies qui les ont décimés depuis la colonisation – puis pendant les années de dictature dans le cas du Brésil, lors de nouvelles ruées vers les ressources de la forêt au nom du développement national –, craignent à juste titre que l’histoire ne se répète. « Plusieurs des peuples non contactés les plus vulnérables du monde sont ciblés par des travailleurs miniers et des bûcherons dont les activités sont facilitées en raison de la pandémie de COVID-19 », a alerté Survival International. Les orpailleurs sont aussi au rendez-vous, poursuivant la nouvelle ruée vers l’or qui est en cours depuis la crise financière de 2008. Le Forum des dirigeants Yanomami et Ye’kwana a ainsi lancé la campagne internationale #ForaGarimpoForaCovid (#OrpailleursDehorsCovidDehors). Dans le bassin du Xingu, par exemple, l’un des territoires les plus assaillis de toute l’Amazonie et dont nous traitons dans ce dossier (voir p. 27), 46 % des 121 Arara qui y vivent sont infectés par le virus[2]. Pour ces tribus, la mort hâtive des aînés est, de surcroît, très déstabilisante, en raison du rôle de guide spirituel, culturel et politique que jouent ces derniers auprès des leurs. Mais quelle importance la disparition possible d’une petite tribu perdue au fond de l’Amazonie revêt-elle pour les tenants des capitaux et pour nos sociétés que même la sixième extinction de masse de l’histoire de notre planète, présentement en cours, n’arrive pas à émouvoir ?
Bien sûr, les velléités de conquête, de « développement » et de déforestation en Amazonie ne datent pas d’hier. Mais il est tragique de constater qu’en dépit de la prise de conscience écologique qui s’est développée depuis les années 1970, des multiples campagnes et de tout l’arsenal juridique (en droit national et international) censé protéger la nature et les peuples d’Amazonie, on échoue à y mettre un terme, faute de mesures suffisamment cohérentes et contraignantes. De belles victoires arrachées par les peuples autochtones sont toutefois à souligner sur ce front. La reconfiguration inventive du droit en Équateur et en Bolivie, par exemple sous l’influence des cosmologies indigènes, pose en sujets des entités de la nature (animaux, forêts, montagnes, rivières, etc.), ouvrant des perspectives prometteuses, dans le respect des peuples autochtones sans lesquels toute ambition de protéger l’Amazonie restera vaine. Ce type de processus contribue à révolutionner le paradigme occidental dominant dont même des gouvernements de gauche, sous lesquels ces changements législatifs ont pourtant vu le jour (ceux de Rafael Correa en Équateur et d’Evo Morales en Bolivie), n’ont pu s’extirper. Ces derniers ont ainsi souvent tenté de protéger d’un côté ce qu’ils cédaient de l’autre, les revenus pouvant être générés par l’exploitation des ressources amazoniennes étant vus comme nécessaires à la croissance et à l’amélioration des conditions de vie des populations. Quadrature du cercle !
Plusieurs initiatives et démarches de solidarité avec les peuples autochtones d’Amazonie nous invitent en outre à nous méfier des fausses solutions que sont l’internationalisation de la région, la valorisation économique des « services » rendus par la forêt, ou encore la conservation stricte de la nature sans tenir compte des peuples qui y vivent, ce qui entraîne souvent leur expulsion du territoire.
« Je rêve d’une Amazonie qui lutte pour les droits des plus pauvres, des peuples autochtones, des derniers, où leur voix soit écoutée et leur dignité soit promue », écrit le pape François[3]. Cette lutte se poursuit chaque jour. Décoloniser notre regard et notre imaginaire, décontaminer les sociétés de l’idéologie de la croissance, en font partie ; ce sont des transformations essentielles si l’on aspire collectivement à « sauver l’Amazonie ».
1. Fabiano Maisonneuve, « Au Brésil, le nouveau président Bolsonaro est une menace pour l’Amazonie et les peuples autochtones », Climate Home News, 26 octobre 2018.
2. « Covid-19 et peuples autochtones : un peuple récemment contacté touché par le plus haut taux d’infection », Survival international, 19 juin 2020 [en ligne].
3. Voir Victor Codina, « Les rêves amazoniens de François », Relations, no 809, août 2020.