François Gemenne, À L’eoncontre, 12 septembre 2020
Le mercredi 9 septembre au petit matin, le plus grand camp de réfugié·e·s de Grèce, Morio, sur l’île de Lesbos, a été ravagé par un incendie. Ce n’était pas le premier incendie qui s’est déclenché dans ce camp surpeuplé. Deux incendies avaient déjà eu lieu depuis le début de l’année 2020 et aussi bien le délabrement d’un système électrique minimaliste que les conditions de survie en étaient la cause. Le gouvernement grec s’est aventuré à affirmer que l’incendie avait été provoqué par une rébellion de réfugiés qui voulaient échapper à un vaste contrôle sanitaire lié à l’expansion récente de la pandémie du Covid-19. L’hypocrisie de ce discours voisine l’extrême car depuis des années les conditions sanitaires horrifiantes et les maladies diverses ravagent ce camp dans lequel des réfugiés, en grande partie syriens et afghans, avec leurs familles, sont enfermés. En effet, les procédures de reconnaissance du droit d’asile n’aboutissent quasiment jamais. La destruction d’une grande partie des dossiers lors de l’incendie risque d’accentuer encore plus l’arbitraire et le désespoir de milliers de réfugiés qui sont dispersés sur les routes de Lesbos, sans aucune ressource.
Avec la même duplicité, des pays de l’Union européenne se sont mis d’accord pour «accueillir» 400 mineurs non accompagnés: 100 à 150 pour la France et pour l’Allemagne. Et l’Helvétie s’est réveillée et a assuré l’envoi d’une aide humanitaire, au moment où les ONG présentes à Lesbos font face à la plus grande difficulté d’apporter leur aide concrète, suite aux barrages de la police et aux réactions locales de l’extrême droite, dans un contexte marqué par l’exacerbation d’une population qui est à sa façon délaissée depuis des années.
Cet incendie impose encore une fois l’urgence d’un large débat public sur une des dimensions de la crise civilisationnelle qui tend à être refoulée, parfois par dépit. Or, cette dimension est étroitement intriquée à la permanence de guerres, aux diverses facettes de la crise climatique et à la fonction d’une armée de réserve mondialisée de travailleurs et travailleuses.
«Ce qui s’est passé à Lesbos, dans le camp de Moria, est le résultat inévitable de cinq ans et même davantage d’inaction complète en matière d’asile et d’immigration de la part de l’Union européenne. Un drame devait forcément arriver dans des camps laissés quasiment à l’abandon, surpeuplés, où les gens se trouvent dans des conditions sanitaires indignes. Il faut rappeler qu’il y avait à Moria près de 13’000 personnes, soit quatre fois la capacité «d’accueil» du camp [en mars 2020, quelque 22’000 personnes y étaient concentrées; les personnes pouvaient attendre durant des heures chaque jour pour obtenir une barquette d’alimentation; des dizaines et parfois des centaines se partageaient toilettes et douches]. C’est une situation que les autorités grecques et européennes laissent pourrir depuis des années et des années.
Face à une telle situation, il y a un impératif humanitaire qui consiste à reloger ces personnes potentiellement au sein des pays de l’UE, à commencer par les enfants. Or, il y a toute une série d’initiatives qui sont prises à l’échelle locale ou régionale (par exemple certains Länder en Allemagne) qui affirment qu’elles disposent des moyens pour mettre en place un accueil, dans l’immédiat des enfants. A moyen terme, il faut d’urgence avoir une vraie politique européenne en matière d’immigration et d’asile pour éviter précisément que les gens soient parqués dans des camps aux frontières de l’Europe parce que l’on ne veut ni les voir, ni les accueillir. Cela fait aussi peser un poids déraisonnable sur ces îles, qui sont des portes d’entrée de l’UE, que ce soit le cas de Lesbos, de Lampedusa, de Malte, pour donner quelques exemples. Ce sont des situations qui ne sont pas tenables dans un continent qui veut être à la hauteur de son projet politique proclamé.
Je dirai que c’est une situation relativement similaire, à Lesbos, à celle que l’on a connue en France avec la «jungle» de Calais. On préfère fermer les yeux sur ce qui s’y passe plutôt que de prendre le problème à bras-le-corps. Il y a des gouvernements tétanisés qui craignent aujourd’hui d’offrir un accueil digne à ces gens. Cela paraît surréaliste d’affirmer qu’il y a des gouvernements qui se refusent à offrir un accueil digne car ils sont contaminés par les thèses et le vocabulaire de l’extrême droite notamment autour du prétendu appel d’air. Ils s’imaginent que s’ils fournissent un accueil digne, cela attirerait davantage de migrant·e·s. Mais c’est méconnaître profondément la réalité des migrations que d’imaginer que des gens vont risquer leur vie et «donner» des milliers d’euros à des passeurs, tout cela pour prendre une douche dans de bonnes conditions, pour avoir accès à des toilettes qui ne soient pas surpeuplées, tout cela pour pouvoir vivre décemment.
Existe encore la théorie très prégnante chez les gouvernements et dans l’esprit des gens que les frontières sont la variable d’ajustement des flux migratoires mondiaux. En gros, si vous ouvrez les frontières, tout le monde va venir. A l’inverse, si vous les fermez, vous allez empêcher les migrations. Mais en réalité cela ne marche pas de cette façon. Les gens ne vont pas décider de partir parce qu’au loin une frontière s’est ouverte. Et jamais les gens ne vont rester dans leur pays parce qu’au loin une frontière est fermée. On le voit bien en Europe. Les frontières extérieures sont hermétiquement fermées. C’est le seul point d’accord entre les gouvernements européens et pourtant les gens arrivent quand même. Jamais une frontière fermée ne va empêcher un migrant de passer. Le seul effet des frontières fermées est de rendre les migrations plus dangereuses, plus coûteuses et malheureusement plus meurtrières, avec déjà quelque 600 morts en Méditerranée depuis le début de l’année.
La lutte contre les passeurs semble être la priorité absolue de tous les gouvernements européens. Mais le paradoxe est que lorsque l’on ferme les frontières, on se rend complice des passeurs. Ce qui va faire prospérer le business des passeurs c’est le fait que les frontières sont fermées avec des gens qui ont absolument besoin de les franchir. Ils se trouvent donc à la merci des passeurs, qui peuvent faire monter les prix jusqu’à plusieurs milliers d’euros. Et désormais ce sont, de facto, les passeurs qui décident de la politique migratoire des pays de l’UE. Ce sont eux qui décident qui arrive où et quand, et dans quelles conditions. En quelque sorte, la politique de fermeture des frontières est en réalité la meilleure chose qui puisse arriver au business des passeurs, business qui est devenu aujourd’hui le troisième trafic illégal rentable au monde, après le trafic d’armes et de drogue. Il a cette particularité cynique qui le rend si attirant : quand vous perdez la «marchandise» – contrairement aux armes et à la drogue –, il n’y a personne qui viendra vous la réclamer. Les gouvernements sont dès lors complices de ces passeurs.
Il y a au sein de l’UE, et au sein des gouvernements, un refus absolu de regarder les choses «pragmatiquement» et rationnellement. Ils vont préférer mener des politiques absurdes et meurtrières au nom de considérations idéologiques de peur de faire progresser l’extrême droite, de peur d’attiser certaines tensions politiques, de faire peur à l’électorat, sans que cela freine l’extrême droite, la droite extrême, y compris sous sa forme gouvernementale. Cela les conduit à rester sans cesse dans ce narratif de crise. Toutes les images de l’immigration qui sont renvoyées par les médias sont toujours des images de crises. Or, ces crises ne peuvent profiter qu’aux extrêmes qui vont chercher à imposer ce narratif dans le débat public en espérant en retirer des dividendes électoraux. Dans l’ouvrage qui va être publié, j’essaie de proposer des solutions qui rompent avec ce narratif de crise.
L’Etat français a pris la décision d’interdire la distribution de repas aux migrant·e·s dans la région de Calais. Cela fait des mois, sinon des années que l’Etat essaie de mettre des bâtons dans les roues des associations et des volontaires qui essaient vaille que vaille Calais d’aider les migrants. L’Etat non seulement refuse de fournir à ces migrants des conditions de vie décentes – des sanitaires, des repas – mais en plus il tente d’empêcher ceux qui essaient, malgré tout, de fournir une aide alimentaire à ces migrants de le faire. Calais, comme Moria, renvoie à une situation qu’on laisse pourrir. Et au même titre où Moria existe parce que Lesbos se trouve à quelques kilomètres de la côte turque, Calais existera toujours en tant que point de départ des migrants car se situant à 35 km des côtes anglaises. Emmanuel Macron fait des projets de loi sur le «séparatisme», alors que le véritable séparatisme est dans le fait de refuser que les gens à Calais ou à Moria font aussi partie de notre société.
Dès lors, quand on doit tirer le bilan de la politique européenne, il est nul. Rien n’a bougé, ni les relocalisations de migrants, ni les questions de port de débarquement [comme l’illustrent les tragédies des bateaux de sauvetage de diverses ONG, ce qui revient à nier complètement le droit concernant la sauvegarde la vie humaine en mer], ni la réforme des conventions de Dublin [Dublin III date de 2013, la Suisse y adhère: le règlement délègue la responsabilité de l’examen de la demande d’asile d’un réfugié au premier pays dans lequel il est arrivé, ce qui implique son renvoi dans le pays d’entrée s’il dépose sa demande ailleurs; le réfugié est «dubliné»]. Tout cela est au point mort. La Commission européenne doit présenter à la fin du mois de septembre un nouveau pacte en matière d’asile et d’immigration. Cette proposition risque bien d’être refusée par les gouvernements. Souvent, certains ont tendance à blâmer l’UE pour ce qui arrive, mais il faut rappeler que ce sont les gouvernements qui s’opposent en premier lieu aux propositions assez constructives de l’UE. Pour exemple, on peut prendre le plan de relocalisation qui avait été proposé à la fin de l’année 2015. Il y a un accord sur l’impasse des conventions de Dublin, mais s’affirme le paradoxe suivant: personne n’est d’accord sur la mise en place d’un système alternatif. Car tout le monde tente d’accueillir le moins possible de migrants, de réfugiés, de demandeurs d’asile.
Par ailleurs, les propositions d’externalisation de l’asile sont catastrophiques. L’UE et les gouvernements confient de plus en plus à des pays tiers et à des régimes plus que douteux le soin de mener à leur place les politiques d’asile [et y compris de collaborer à la répression des réfugiés, comme le concrétisent, par exemple, les relations entre le gouvernement italien et le pouvoir en Libye].
La crise humanitaire s’exprime aussi dans la modification des routes de l’émigration. Au fur et à mesure où des frontières se ferment de manière policière et militaire, les routes migratoires se modifient. Les passeurs et les migrants vont en créer de nouvelles, en réactiver d’anciennes. Ces routes sont souvent plus longues et plus dangereuses. Et les flux d’arrivées changent. Ainsi l’Espagne actuellement est la première porte d’entrée en Europe, après la Grèce, après l’Italie. Une constante s’affirme: ce sont toujours les pays du sud de l’Europe qui constituent les principales portes d’entrée et cela renvoie au problème du contenu des conventions de Dublin. Cela nourrit les courants de droite extrême et d’extrême droite dans ces pays.
Le débat sur l’accueil et sur l’intégration est d’ailleurs confisqué – par rapport à des réactions d’accueil de la part de secteurs de la société qui existent effectivement – par les gouvernements où les voix d’autorités locales, de communes, de regroupements de personnes ne sont pas entendues. Mon expérience me montre qu’il existe une disponibilité d’accueil qui est bien plus grande que celle que nous décrivent à longueur de journée les responsables politiques qui défilent au micro des radios et des télévisions.»