MARTINE ORANGE, Médiapart, 21 octobre 2020
La révolution du fracking a été un des moteurs de l’économie américaine depuis 2008. Mais la bulle est en train d’éclater. Donald Trump promet de soutenir coûte que coûte le secteur pétrolier. Joe Biden veut un plan climat de 2 000 milliards de dollars.
«La domination énergétique américaine est terminée. » La prédiction d’Arthur Berman, expert pétrolier, en juillet, a cueilli tout le monde à froid : elle prenait frontalement le contrepied de Donald Trump. Celui-ci ne cesse de rappeler que sa présidence est « l’ère de la domination énergétique américaine », tant la production pétrolière et gazière est devenue un des facteurs économiques et géopolitiques essentiels des États-Unis d’aujourd’hui. Et une des questions au cœur de la campagne présidentielle.
Fin juin, Donald Trump s’est dépêché de se rendre au Texas pour aller rassurer le monde pétrolier, mis à genoux par l’effondrement du marché de l’énergie. Le Texas, jusqu’alors parmi les plus dynamiques des États-Unis, paie un lourd tribut à sa dépendance au brut, à l’huile et au gaz de schiste. « Nous sommes de retour », avait alors affirmé Donald Trump, se posant en champion du secteur pétrolier « face aux zélotes, aux radicaux, aux extrémistes qui veulent tout arrêter », avant de signer le projet de construction de nouveaux oléoducs, qui, dans les faits, avait déjà été approuvé.
L’attaque visait naturellement Joe Biden. Face à une population civile de plus en plus alarmée par le changement climatique, et qui en paie déjà un lourd tribut, le candidat démocrate a annoncé un plan climat sans précédent. Il promet d’engager 2 000 milliards de dollars durant son mandat pour engager la transition écologique, développer les énergies renouvelables, diminuer les émissions de carbone et surtout en finir avec l’addiction au pétrole et la culture énergivore des États-Unis.
Même s’il dit se refuser à arrêter les productions existantes, il affirme vouloir suspendre les nouvelles autorisations d’exploitation, notamment en Arctique ou dans les propriétés foncières publiques, et prévoit d’augmenter considérablement les droits à polluer.
Ces seules déclarations ont suffi pour mettre le monde pétrolier sur le pied de guerre. Redoutant de ne plus pouvoir obtenir de nouvelles autorisations d’exploitation en cas de victoire démocrate, les producteurs se sont précipités pour les obtenir avant, avec le soutien actif de l’administration Trump. Fin août, les producteurs exploitant, sur le bassin permien, le plus vaste gisement de gaz et d’huile de schiste entre le Texas et le Nouveau-Mexique avaient déjà reçu 974 nouveaux permis d’exploitation.
Dans le même temps, tout le secteur fait pression pour amener les démocrates à changer de position. Lors des dernières auditions de la Réserve fédérale de Dallas (un des bras armés de la FED dans le pays), les pétroliers se sont dits très inquiets de la situation, reprochant à Donald Trump de ne pas les avoir suffisamment aidés, mais s’inquiétant encore plus des conséquences d’une victoire démocrate. « Une administration Biden tuerait notre industrie », a affirmé un des intervenants.
Celle-ci est déjà bien mal en point. Frappé de plein fouet par l’arrêt de l’économie mondiale en raison du Covid, miné par une guerre des prix et des parts de marché relancée par l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane, le marché pétrolier était au bord de l’écroulement au printemps. Le chaos était tel que l’impensable advint : le 20 avril, le prix tomba à − 36,73 dollars le baril sur le marché américain.
En clair, les producteurs et les détenteurs de cargaison ont payé les acheteurs ce jour-là pour prendre livraison de leur brut. En raison du confinement, la consommation pétrolière s’est effondrée. Et la chute des prix a été vertigineuse. En quelques semaines, le baril est passé de 50 à 20 dollars.
Toute l’industrie pétrolière et gazière s’est retrouvée étranglée. En quelques semaines, quelque 100 000 emplois ont été perdus, des centaines de puits ont été arrêtés, et les faillites ont grimpé. Elles sont en hausse de 21% depuis le début de l’année
Même si la situation s’est un peu calmée pendant l’été, rien n’est revenu à la normale. Les prix tournent autour de 40 dollars le baril, un niveau où la quasi-totalité des gisements exploités par fracturation perd de l’argent. De nombreux puits continuent à fermer. La production pétrolière américaine a baissé de 3 millions de barils par jour, selon les estimations. Et les États-Unis ont perdu leur statut de premier producteur mondial de pétrole, qu’ils avaient acquis ces dernières années, devançant alors l’Arabie saoudite et la Russie.
L’Europe n’en a pas pris complètement la mesure. Mais la révolution du « fracking » (la production de gaz et d’huile de schiste par fracturation des roches) a été un des moteurs de l’économie productive américaine depuis la crise financière de 2008. Alors que les États-Unis voyaient leur production pétrolière décliner inexorablement à partir des années 1970, la tendance s’est totalement inversée à partir de 2009. De 5 millions de barils par jour en 2008, leur production est passée à plus de 12 millions de barils par jour en 2019.
D’importateurs nets, ils sont devenus autosuffisants et même exportateurs de pétrole et de gaz. Les conséquences de ce changement sont plus importantes qu’il n’y paraît. Cela a permis à Donald Trump de parler haut et fort face aux pays pétroliers, d’imposer des sanctions très lourdes à l’Iran et au Venezuela, comme le relève un journaliste spécialiste de l’énergie de Bloomberg : le président américain n’avait plus besoin de les ménager puisque les États-Unis n’avaient plus besoin de leur pétrole.
Mais surtout les États-Unis ont désormais les préoccupations d’un pays pétrolier. Comme tous les autres pays producteurs, Washington a besoin d’un prix du baril cher, comme l’a illustré la dernière réunion importante de l’OPEP+ en avril. Donald Trump s’est beaucoup investi dans les discussions auprès de l’Arabie saoudite et de la Russie afin de les inciter à trouver des solutions pour stabiliser un marché pétrolier en plein chaos. L’Arabie saoudite et la Russie ont finalement trouvé un accord : ils se sont engagés à réduire leur production. Ce qui a permis de trouver un relatif équilibre sur ce marché en surproduction.
Depuis, Donald Trump ne manque jamais une occasion de remercier l’Arabie saoudite et la Russie pour leur intervention.
Cette coordination, si elle subsiste, ce qui est loin d’être acquis, risque de ne pas suffire pour contrer les vents adverses qui dominent le secteur. Avant même que la deuxième vague du Covid ne frappe les économies occidentales, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dressait un tableau assez sombre de l’avenir. Selon ses prévisions, la consommation pétrolière, qui devrait baisser de 8 % cette année, ne devrait pas retrouver son niveau d’avant la pandémie avant 2025. « Les impacts de cette crise seront encore visibles jusqu’en 2040 », prévient l’AIE.
Mais c’est l’étude annuelle de BP, qui fait autorité dans le secteur, qui a le plus frappé les esprits. Celle-ci annonce un retournement de la demande pétrolière bien plus rapide et profond qu’anticipé. Dès 2018, BP avait averti que la demande mondiale pétrolière, qui a doublé en 50 ans pour atteindre 100 millions de barils par jour, était sans doute arrivée à un pic.
Mais le groupe pétrolier anticipait que la baisse de la consommation serait lente, que le monde aurait encore besoin de beaucoup de pétrole pendant des années. Deux ans plus tard, il a revu tous ses scénarios. Compte tenu du réchauffement climatique, des politiques qui commencent à être mises en œuvre pour tenter de le contenir, la demande de pétrole pourrait tomber de plus de 10 % au cours de la prochaine décennie et de plus de 50 % au cours des 20 prochaines années.
Ce retournement va modifier totalement le modèle économique du secteur, prévient l’étude. Alors que le monde pétrolier s’est habitué à vivre dans un monde de rareté de l’offre depuis les crises des années 1970, il va devoir évoluer dans un monde de chute de la demande et de surproduction, entraînant les prix toujours plus à la baisse. D’autant que les pays producteurs qui tirent l’essentiel de leurs revenus de la rente pétrolière risquent, faute d’alternative, d’être tentés d’augmenter encore leur production pour compenser la chute de leurs ressources.
Les grands groupes pétroliers américains commencent à anticiper ce changement de paradigme. ExxonMobil, Chevron, Occidental Petroleum ont déjà passé des dizaines de milliards de dollars de dépréciation d’actifs dans leur bilan depuis le début de l’année. Ils ont gelé des investissements et des projets, fermé des forages.
Mais il y a à côté toute la myriade de producteurs indépendants, qui ont cédé aux mirages du gaz et de l’huile de schiste. Alors que beaucoup ne parvenaient pas à dégager le moindre profit quand le prix du baril était à 60 dollars, ils sont asphyxiés avec un brut sous les 40 dollars. Selon les estimations, ces producteurs indépendants devraient passer plus de 300 milliards de dollars de dépréciation d’actifs. Beaucoup anticipent une cascade de faillites dans les mois à venir et une chute de moitié de leur production.
Les restructurations et les concentrations s’accélèrent. En septembre, Devon Energy a racheté son rival WPX Energy pour 2,6 milliards de dollars. Chevron a acquis en octobre Noble Energy pour 4,2 milliards de dollars. En début de semaine ConocoPhillips a signé un accord pour reprendre Concho Resources pour 9,7 milliards de dollars. Et Pioneer Natural Resources, une des plus grands producteurs indépendants de pétrole de schiste, vient d‘annoncer le rachat d’un de ses concurrents, Parsley Energy, pour 4,5 milliards de dollars.
Ces concentrations n’empêcheront l’inéluctable d’autant que les producteurs indépendants, grisés par l’argent facile, ont durant la décennie, tiré tout ce qu’il était possible, au mépris de toute considération économique, environnementale et même géologique. « Trop de fracturation a stérilisé nombre de réserves en Amérique du Nord. […] Ce que nous avons fait au cours de ces cinq dernières années, c’est de percer le cœur des réserves », a expliqué un responsable d’une société indépendante au Financial Times. En d’autres termes, ils ont ruiné le sous-sol transformé en gruyère et les réserves qui vont avec, dans une pure logique court-termiste.
La bulle qui s’est formée autour du gaz et de l’huile de schiste depuis 2008 est en train d’exploser, et le vainqueur de l’élection présidentielle le 3 novembre, quel qu’il soit, n’y changera rien. En cas de victoire de Biden, les changements risquent de s’accélérer. Mais une réélection de Trump, malgré tout son soutien au secteur pétrolier, ne modifierait pas ce mouvement qui semble inexorable.
Le choc s’annonce immense, non seulement parce que ce secteur a été un des moteurs de l’économie américaine durant la dernière décennie, pesant sur ses choix politiques et géopolitiques, mais aussi parce qu’il est porteur de ruptures profondes tant l’énergie, le pétrole sont liés à l’histoire américaine.