Jean Nanga, exctrait d’un texte publié par le CADTM, 14 décembre 2020
Le soixantième anniversaire de l’indépendance du Nigéria s’est déroulé dans l’ambiance morose créée par la SARS-CoV-2. Mais cela va changer les jours suivants, suite à la dernière forfaiture de la brigade spéciale de la police chargée de la lutte contre le grand banditisme, la SARS (Special Anti-Robbery Squad – SARS), s’étant transformée, au fil des ans, en praticienne constante de la violation des droits humains, voire d’un certain gangstérisme (de l’extorsion des objets à des individus ayant croisé leur chemin aux exécutions sommaires, en passant par des actes de torture et demandes de rançon). Une énième exécution sommaire (filmée) le surlendemain dudit anniversaire a, par la suite, réactivé la demande de sa dissolution pure et simple, #EndSARS. Avec cette fois-ci une mobilisation assez populaire – principalement des jeunes, constituant apparemment la cible préférée de la SARS, sur la base de leur look –, ayant quitté les “réseaux sociaux” pour occuper les rues le 8 octobre, en pleine pandémie de Covid-19, au-delà d’Abuja (capitale fédérale) et de Lagos (capitale économique). Des gays et lesbiennes parvenant à y participer, malgré l’homophobie ambiante [1], la Feminist Coalition s’avérant centrale dans l’organisation de la solidarité, malgré la phallocratie, ambiante aussi [2].
Revendication de dissolution que les autorités ont affirmé avoir entendue, avec quatre autres dont la hausse des salaires des policier·e·s. Mais, sans toutefois susciter une démobilisation des manifestant·e·s, d’une part craignant d’être dupé·e·s une nouvelle fois : le remplacement de la SARS par SWAT (Special Weapons and Tactics) étant considéré comme un simple ravalement de la façade. D’autre part, du fait qu’à la dénonciation de la violence policière s’est ajoutée celle d’autres injustices, sociales. Autrement dit la dénonciation de la violence sociale infligée à la majorité de la population, qu’exprimaient des pancartes revendiquant aussi « #end unemployment, #end commercialization of education, #end hunger, #end lack of free medical care… » [3].
En effet, la première économie africaine en matière de produit intérieur brut, première productrice africaine de pétrole (principalement par les majors mondiaux du secteur : Chevron, Exxon, Shell, Total) – 94 % des recettes d’exportation –, très extractiviste et extravertie, réputée économiquement dynamique aussi pour la croissance de ses capitalistes (millionnaires et milliardaires en dollars), se caractérise, en même temps, par un taux très élevé de pauvreté (70 % de la population d’environ 210 millions d’habitant·e·s est considéré comme vivant sous le seuil de pauvreté), de chômage (27,1 %, dont 53 % de jeunes), avec ses 13 millions d’enfants non scolarisé·e·s – surtout des filles –, ses « usines à bébés » pour la vente, l’approvisionnement du marché international de la prostitution féminine, etc. Une situation sociale populaire qui s’est aggravée avec la baisse, depuis 2014, des cours du pétrole brut. À laquelle s’est ajoutée récemment la baisse de la demande occasionnée par l’impact de la pandémie de Covid-19 (expression de la mondialisation néolibérale) sur l’économie mondiale. Et comme si cela n’impactait pas déjà trop les classes populaires, après avoir procédé à une hausse de la TVA, le gouvernement (avec une dette correspondant à 48 % du PIB, en croissance inquiétante depuis 2019), embarqué dans des accords avec des institutions financières internationales/IFI (FMI, Banque mondiale, voire Banque africaine de développement), s’est plié, au mois de septembre, à l’injonction néolibérale de mettre un terme à la subvention de l’électricité et du carburant. De laquelle ne peut que résulter une nouvelle hausse de leurs prix. Les conséquences négatives de celles-ci sur les budgets des classes moyennes inférieures, des classes populaires – la modique hausse du salaire minimum conquise l’année passée n’est pas appliquée dans près d’un tiers des États de la fédération –, par répercussion de cette hausse sur les prix, par exemple, des denrées alimentaires et des transports, n’ont manqué de susciter des mouvements spontanés de désapprobation dans les quartiers populaires.
Ce qui a poussé les principales centrales syndicales des salarié·e·s (Nigerian Labour Congress, Trade Union Congress) à appeler à une grève illimitée. Mais celle-ci a, par la suite, été « techniquement suspendue pour deux semaines [4] » la veille de la date fixée (28 septembre 2020) par les directions syndicales. Soit quelques jours avant l’imprévue mobilisation #EndSARS. Par ailleurs, avait été accordée auparavant au gouvernement la suspension de la grève des médecins du secteur public (syndiqué·e·s à la National Association of Residents Doctors, 40 % des médecins, revendiquant, entre autres, le paiement des arriérés de salaires datant de 2014-2016, la hausse des salaires). La santé publique étant, en logique néolibérale privilégiant le privé, une des principales victimes des coupes claires budgétaires – ce qui n’est pas une exclusivité nigériane ou africaine. Tant pis pour les pauvres ! Il en est ainsi aussi de l’éducation publique, où, par contre, les universitaires de l’Academic Staff Union of Universities, ont maintenu leur grève paralysant, depuis mars (jusqu’en cette deuxième semaine de décembre), les universités publiques. Ainsi, à la mi-octobre, le gouvernement nigérian va considérer cette grève comme favorisant la participation massive des étudiant·e·s aux mobilisations #EndSARS. Pourtant, affirmait une universitaire, « tout ce que nous demandons c’est un juste traitement comme enseignant·e·s […]. Nous ne demandons pas d’exorbitantes gratifications, mais quelque chose qui nous place au-dessus du seuil de pauvreté [5] ». En fin septembre, la Coalition for Revolution (CORE) appelait à une manifestation nationale le 1er octobre 2020, dénonçant entre autres, les « politiques anti-peuple », les « exécutions extra-judiciaires », une « politique d’endettement extérieur mal conçue constituant un fardeau et réduisant en esclavage les générations futures » [6].
La mobilisation #EndSARS, dans plusieurs États du Nigéria, apparaît ainsi, certes dans un contexte international de lutte contre les violences policières aux États-Unis et en France, mais aussi et surtout dans un contexte social local d’actions de résistance contre l’agression néolibérale des classes populaires, ce qui n’est pas actuellement une particularité du Nigéria. L’occupation par des manifestant·e·s, pendant deux semaines, du péage de l’autoroute de Lekki, à Lagos (capitale économique), n’est pas dépourvue de symbolique : la cité de Lekki est celle du business, une zone de libre-échange… [7] D’ailleurs, des figures principales du capitalisme nigérian ont été montrées du doigt pour tentative de diviser et faire cesser le mouvement en sollicitant l’adhésion de certains individus médiatiques de celui-ci au ravalement de façade (passage de la SARS à SWAT), afin que le business reprenne son cours habituel [8]. Avec elles, paraît-il, des fondations philanthrocapitalistes (MacArthur Foundation, Open Society Foundation), chargées du dorage des chaînes de la domination capitaliste. Mais sans succès, la mobilisation a continué.
Ainsi, probablement, l’option prise – après avoir recouru les jours précédents à des hommes de main contre les manifestant·e·s, sans parvenir à briser la mobilisation – de tirer sur des manifestant·e·s, au péage de Lekki (une dizaine de mort·e·s) et autres meurtres de manifestant·e·s, auxquel·le·s nous rendons hommage, à travers le territoire nigérian. Comme s’il s’agissait de rappeler que la violence de la SARS n’était pas un tout mais n’était que la violence « la plus visible, la plus quotidienne, pour tout dire, la plus grossière d’une structure donnée », pour parler comme Frantz Fanon, à propos d’autre chose [9]. Celle de la force publique, voire d’un État néocolonial dont l’histoire est assez marquée par trois décennies de succession à sa tête de putchistes, hiérarques de l’armée (1966-1998). À l’instar de l’actuel chef de l’État nigérian, Muhammadu Buhari (président putschiste de 1984 à 1985, après avoir participé à un précédent putsch) revenu au pouvoir en 2015, par les urnes, mais qui semble ne pas être suffisamment délesté de sa culture de caserne. Une force publique qui s’avère impuissante depuis une décennie face aux groupes armés islamistes (Boko Haram et consorts) qui violentent, tuent la population dans le Nord, mais ne se montre implacable, aguerrie que face à des manifestant·e·s pacifiques. Comme l’a rappelé quelqu’un « le système de police est principalement conçu, dans ses origines et son idéologie, pour protéger l’élite politique aux dépens des citoyens ordinaires. La police nigériane a été créée et réglementée, jusqu’à il y a quelques semaines, par une loi coloniale de 1943. Cette loi a elle-même été promulguée pour réglementer un système de police établi en 1930 [10] ». Ce qui est une bonne expression du post-colonialisme néocolonial. D’où le manque de déploration particulière des manifestant·e·s tué·e·s à Lekki et ailleurs par le chef de l’État nigérian, exprimant par contre, par solidarité interne à la classe dirigeante, sa désolation concernant, par exemple, la destruction et le pillage, par des manifestant·e·s enragé·e·s par le « massacre de Lekki », de la résidence « inviolable » [11] de l’Oba (roi traditionnel) de Lagos, où manifestant·e·s et soldats – appartenant aussi néanmoins aux classes populaires – se sont partagé ses réserves de riz, entre autres denrées alimentaires stockées. Au cours de l’expression de leur rage, des manifestant·e·s découvrant, en plus d’un endroit, l’existence de stocks de denrées alimentaires destinés aux pauvres pendant la crise sanitaire, mais ayant été comme détournés par des dignitaires du pouvoir (fédéré, fédéral), les ont, avec d’autres pauvres (soldats compris), finalement informellement “récupérés”. En attendant la réalisation du « plan de sortir de la pauvreté 100 millions de Nigerian·e·s dans les 10 prochaines années, la création d’un Fonds national d’investissement pour la jeunesse de 75 milliards de nairas… » évoqué par le chef de l’État pendant son discours post-massacre de Lekki [12].
Plan qui semble destiné à demeurer une promesse. Eu égard aux accords conclus par l’État nigérian avec les membres du néocolonialisme collectif que sont ces IFI (FMI, BM, BAD) pour l’approfondissement de la néolibéralisation, la poursuite des « réformes structurelles », en échange d’un endettement, profitable aussi, évidemment, à ces IFI créancières. Parmi lesdites réformes, il y a la privatisation d’une dizaine d’entreprises d’État rentables [13] dont la Nigerian National Petroleum Company (ayant une dizaine de filiales), centrale dans le produit national brut nigérian. Autrement dit de nouveaux cadeaux qui vont être faits aux principaux bénéficiaires habituels de l’indépendance néocoloniale du Nigéria, d’autres constitutifs du néocolonialisme collectif passé en mode néolibéral : le capital transnational, les capitalistes autochtones souvent lié·e·s aux gouvernant·e·s politiques (du fédéré au fédéral) dont, la réputation de kleptomanie accumulatrice de capital, outre la niaiserie consumériste, d’(auto-)attribution des marchés publics, etc., noyés dans le terme de corruption, n’est plus à faire.
Notes
Notes
[1] Adeniyi Ademoroti, « #EndSARS excluded queer protesters. What will it take for acceptance ? », African Arguments, 28 october 2020, https://africanarguments.org/2020/10/28/endsars-excluded-queer-protesters-what-will-it-take-for-acceptance/.
[2] La féministe Angel Nduka-Nwosu (#SayHerNameNigeria, travaillant sur « les expériences genrées de femmes entre les mains de la police nigériane » a attiré l’attention sur les faits, entre autres, (s’étant produits aussi ailleurs qu’au Nigéria) que « Dans l’une des manifestations #ENDSARS dans l’État d’Edo State, trois femmes de Bénin ont été violées par des hommes […] des hommes manifestant contre la brutalité de SARS. À Lagos, il y a plusieurs histoires de femmes molestées, harcelées et même ayant reçu un coup de poing à la figure par des manifestants ayant dit explicitement ‘Nous n’allons pas laisser une femme nous diriger’ », A. Nduka-Nwosu, « #ENDSARS : Is a Woman’s Place Really in the Revolution ? », African Feminism, 25 october 2020, https://africanfeminism.com/endsars-is-a-womans-place-really-in-the-revolution/.
[3] Femi Aborisade, « Nigeria’s movement against brutality and poverty », in Femi Aborisade et Andy Wynne, « #EndSARS : Nigeria’s Mass Movement Protest », Roape, october 27, 2020, https://roape.net/2020/10/27/endsars-nigerias-mass-movement/.
[4] Abiodun Bagmiboye, Chinedu Bosah, « SPN [Socialist Party of Nigeria] Condemns Suspension of Strike by NLC and TUC Leadership », Democratic Socialist Movement, 29 september 2020, http://www.socialistnigeria.org/4741/2020/09/29/spn-condemns-suspension-of-strike-by-nlc-and-tuc-leadership/
[5] Citée par Kabiru Yusuf, « Nigerian universities on strike for one of every five years since 1999, data shows », Premium Times, november 4, 2020, https://www.premiumtimesng.com/news/headlines/426119-nigerian-universities-on-strike-for-one-of-every-five-years-since-1999-data-shows.html. Pour se faire une idée de l’état de l’université publique nigériane, cf. par exemple, l’interview du président de l’Academic Staff Union of Universities, Prof. Abiodun Ogunyemi, par Iyabo Lawal, « Strike will continue as long as govt withholds our salaries, says ASUU », Guardian, 29 october 2020, https://guardian.ng/features/strike-will-continue-as-long-as-govt-withholds-our-salaries-says-asuu/.
[6] Alfred Olufemi, « October 1 : #RevolutionNow organisers call for nationwidw protest », Premium, September 25, 2020, https://www.premiumtimesng.com/news/more-news/416862-october-1-revolutionnow-organisers-call-for-nationwide-protest.html.
[7] Par ailleurs, « Pour une partie de la rue, l’élite politico-affairiste de Lagos constatant le blocage de ses affaires et de ses entreprises, aurait en effet une part de responsabilité dans ce bain de sang », affirme Jean-Christophe Servant, « Au Nigeria, le grand dessillement », Les blogs du Diplo, 6 novembre 2020, https://blog.mondediplo.net/au-nigeria-le-grand-dessillement.
[8] Dimeji Akinloye, « Dangote, Elumelu Under Fire for ‘Attempting to Corner’ #EndSARS Protesters », Business Elite Africa, october 15, 2020, https://businesselitesafrica.com/2020/10/14/dangote-elumelu-under-fire-for-attempting-to-corner-endsars-protesters/ ; Alfred Olufemi, « #EndSARS : Kwara Governor speaks on controversial meeting with Dangote, Wizkid, others », Premium Times, october 15, 2020, https://www.premiumtimesng.com/regional/north-central/421092-endsars-kwara-governor-speaks-on-controversial-meeting-with-dangote-wizkid-others.html. Il a été aussi question de tentative de division du mouvement par instrumentalisation des identités ethniques et religieuses, le chef de l’État étant originaire du nord et musulman, où ont surgi des pro-SARS, et les mobilisations étant plus dynamiques au sud où se trouvent, par exemple Lagos, et des États pétroliers où le chômage des jeunes est aussi massif qu’ailleurs (cf., par exemple, Seye Olumide, « Rights group urges Nigerians to reject ehnic sentiment on “EndSARS protests », Guardian, 1er novembre 2020, https://guardian.ng/news/rights-group-urges-nigerians-to-reject-ethnic-sentiment-on-endsars-protests/).
[9] C’est l’adaptation d’un propos de Fanon sur le racisme dans son intervention au 1er Congrès des Écrivains et Artistes noirs (Paris, 1956) : « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée », F. Fanon, « Racisme et Culture », republié dans Pour la révolution africaine : écrits politiques, Paris, La Découverte, 2006 [François Maspero, 1964], (p. 37-52), p. 39.
[10] Ayo Sogunro, « Why #EndSARS won’t quit », Africa Arguments, octobre 15, 2020, https://africanarguments.org/2020/10/15/why-endsars-wont-quit/.
[11] « FULL SPEECH : Buhari’s address on #EndSARS protests », october 22, 2020, https://healthwise.punchng.com/full-speech-buharis-address-on-endsars-protests.
[12] Idem.
[13] La privatisation de l’entreprise nationale d’électricité en 2013 n’a pas réglé les problèmes du réseau électrique national nigérian, bien au contraire, la situation a empiré.