RAÚL ZIBECHI
Extrait d’un texte paru LES CAHIERS DE L’ANTIDOTE, numéro 7, décembre 2020, Éditions Syllepse
Raúl Zibechi est journaliste et écrivain, analyste international pour Brecha (Montevideo), professeur et chercheur en mouvements sociaux à la Multiversidad Franciscana de América Latina (Uruguay) et chercheur associé du Cetri. Dernier livre paru : Tiempos de Los pueblos en movimiento (Desde Abajo, 2020).
Les peuples latino-américains sont passés à l’offensive. Une vague de soulèvements inédits, au sein desquels les femmes, les indigènes et les Afro-descendants ont joué un rôle important, a traversé le continent en 2019, plus particulièrement l’Équateur et le Chili. C’est forts de cette expérience que les mouvements ont affronté la pandémie du Covid-19, invitant au passage à revoir les concepts avec lesquels nous appréhendons l’action collective.
L’année précédant la pandémie a été l’une des plus riches et des plus prometteuses pour les peuples en lutte en Amérique latine. Les grands faits sont connus : le soulèvement indigène et populaire en Équateur en octobre ; l’estallido (insurrection) au Chili en novembre ; la série de mobilisations comme l’on n’en avait pas vu depuis très longtemps en Colombie ; les soulèvements populaires en Haïti et au Nicaragua [au Nicaragua, le soulèvement à commencé en avril 2018], précédés par les journées de décembre 2017 en Argentine et de juin 2013 au Brésil. On peut fixer le début de cette vague de mobilisations en août 2019, lorsque l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) annonce sa troisième expansion. En dépit de l’encerclement des communautés, des municipalités autonomes et des « conseils de bon gouvernement » par la moitié de l’armée mexicaine, les bases de soutien zapatistes sont arrivées à briser le siège en étendant leurs territoires et en multipliant les espaces de résistance. Dans un communiqué daté du 17 août, signé par le sous-commandant Moisés, porte-parole du mouvement, est annoncée la création de sept nouveaux « caracoles » et de quatre municipalités autonomes, qui s’appelleront désormais des « centres de résistance autonome et de révolte zapatiste ».
Le fait le plus marquant tient à ce que plusieurs de ces centres se trouvent au-delà de la zone de contrôle habituelle du zapatisme, alors que d’autres sont limitrophes. Ils renforcent la présence dans cette région historique, qui remonte au soulèvement de 1994, quand ont été récupérés des centaines de milliers d’hectares des grands propriétaires terriens. À l’heure actuelle, il existe 43 centres zapatistes.
LES PEUPLES À L’OFFENSIVE
Parmi les actions les moins visibles, mais les plus profondes, il faut souligner la création, en 2019, de la Garde indigène communautaire «Whasek » Wichi, dans l’Impénétrable, au Chaco, en Argentine, et le Gouvernement territorial autonome de la nation Wampis, qui fonctionne depuis 2015, dans le nord du Pérou. Ce dernier regroupe 22 communautés, plus d’un million d’hectares et 15 000 habitants. Trois autres peuples amazoniens suivent le même chemin. La lutte des Tupinambá au sud de Bahía (Brésil), leur a permis de récupérer 22 fermes (haciendas) et des milliers d’hectares, en dépit de la répression et de la fin de l’année 2019, la situation était contrastée, avec, d’un côté, une puissante offensive populaire et, de l’autre, une forte croissance des nouvelles droites, dont l’épicentre se trouve au Brésil. L’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir signe la confluence de différents acteurs : des Églises évangéliques et des forces armées jusqu’au patronat, en passant par les classes moyennes.
Ces nouvelles droites ont réussi à renverser une bonne partie des administrations progressistes et de gauche : au Brésil et au Paraguay, mais aussi en Équateur et en Bolivie. Nous sommes en présence de nouveaux registres du politique, ancrés dans l’activisme des classes moyennes et des milices paramilitaires, une nouvelle militance radicale, un puissant réseau de narcotrafiquants alliés aux politiciens de droite. Ils rejettent de manière explicite les femmes du pouvoir, les homosexuels, les transsexuels et les autres sexualités dissidentes.
MANIFESTATION ET PROTESTATION SOCIALE
Les manifestations, défilés et rassemblements constituent les principales formes visibles des actions publiques des mouvements. Mais si, d’une certaine manière, elles représentent l’aspect principal d’un mouvement social, il n’en va pas de même pour les « peuples en mouvement », dont la principale action collective réside dans la reconstruction de leur propre monde.
D’abord, la manifestation cohabite, sur notre continent, avec de nombreuses autres expressions de protestation indigène, noire et populaire : marches, barrages routiers, soulèvements, occupations symboliques ou permanentes de l’espace public ou de bâtiments officiels, réquisitions ou occupations de terres, etc. À la différence des acteurs du Nord, la manifestation n’est pas l’instrument principal de l’action collective ; il n’en représente qu’un parmi d’autres. De fait, à l’exception des syndicats, de nombreux mouvements ne recourent qu’exceptionnellement au registre de la manifestation.
Les peuples originaires et noirs n’y recourent pratiquement jamais et, quand ils le font, les manifestations ont des significations différentes, liées à la défense ou à l’affirmation du territoire, de leurs cosmovisions et de leurs cultures. Il ne s’agit pas d’actions centrées sur les revendications envers l’État, même si celles-ci existent. Le type de relations qu’entretiennent les « peuples en mouvement » avec les États est plus complexe que la simple revendication : fondamentalement, ils ne revendiquent pas des « droits », mais bien leur reconnaissance en tant que peuples, c’est-à-dire leur propre gouvernement de leurs territoires, par le biais d’autorités choisies par eux, selon leurs us et coutumes.
Enfin, nous assistons à la transformation de la manifestation en spectacle. Il s’agit d’un phénomène relativement récent dans lequel le rôle des médias est significatif. La télévision en particulier tend à dépolitiser la protestation sociale, en montrant des extraits de celle-ci pour offrir à l’opinion publique des images « criminalisantes » ou édulcorées, mais toujours réductrices et décontextualisées, détachées des causes de la mobilisation.
Plusieurs acteurs ont mené, ces dernières années, des actions collectives qui « s’adaptent aux critères du spectacle » pour tenter de passer outre l’indifférence citoyenne, l’invisibilité médiatique et l’hostilité gouvernementale. Pour avoir un impact au sein de la société, certains mouvements ont assumé le spectacle comme un nouveau répertoire de l’action collective, afin de briser la barrière de l’information et chercher à instrumentaliser la télévision. Cependant, non seulement, le langage apolitique du spectacle ne peut porter les revendications sur l’agenda politique, mais le mouvement risque également de se voir soumis à un « processus de domestication médiatique ».
ÉQUATEUR : SOULÈVEMENT D’UN NOUVEAU GENRE
En octobre 2019, sur les conseils du FMI, le gouvernement de Lenín Moreno a décidé d’imposer un ensemble de mesures, dont la fin des subsides aux carburants – entraînant une augmentation du prix du diesel et de l’essence de respectivement 123 % et 30 % –, une réforme du travail et une réforme fiscale, afin d’augmenter les recettes de l’État. Dans un premier temps, la mobilisation contre ce train de mesures n’a touché que le secteur du transport. Mais les mouvements les plus importants du pays se sont rapidement joints, notamment pour rejeter le décret imposant l’état d’urgence, la suspension des garanties démocratiques et la militarisation du pays.
La Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (CONAIE), la centrale du Front unitaire des travailleurs, les syndicats de l’éducation et la Fédération des étudiants universitaires ont appelé à des mobilisations dans tout le pays, en particulier dans la sierra(avec 300 barrages routiers) où vivent la majorité des indigènes. Des dizaines de groupes de femmes, de féministes, de lesbiennes, de Noires, d’écologistes et de transsexuels ont rédigé un communiqué intitulé « Les femmes contre le Paquetazo » (le paquet de mesures), pour dénoncer les centaines de détenus et de blessés. La protestation équatorienne n’est pas seulement une réponse à l’augmentation du prix des carburants. Il s’agit aussi d’une réaction au mauvais gouvernement (mal gobierno) de Moreno, soutenu par les grands groupes d’entreprises, de financiers et de médias, qui marque la continuité avec les résistances au régime autoritaire de Rafael Correa (2007-2017). Le soulèvement d’octobre 2019 a duré onze jours. Il se nourrit des traditions du mouvement populaire équatorien, tente de ne pas retomber dans les erreurs passées et se distingue par son profil antinéolibéral et anticapitaliste. Certaines de ses particularités méritent d’être détaillées.
La première est celle du renouvellement générationnel. La troisième génération de dirigeants indigènes a émergé ces dernières années. Formés dans les universités, avides lecteurs de Mariátegui2, radicaux et combatifs, ils rejettent le mouvement de pendule entre la lutte dans les rues et les élections, qui a caractérisé les générations antérieures.
La deuxième particularité est l’autonomie politique. Celle-ci résulte du mot d’ordre principal du soulèvement : « Ni Moreno ni Correa, seul le peuple sauvera le peuple ». La nouvelle génération prend ses distances avec ce qu’elle considère comme des tendances « sociales-démocrates » hégémoniques au sein de la gauche. Elle a un dialogue fluide avec la base, combine les identités indigène et de classe, et oriente le mouvement vers un changement radical, sans rejeter le dialogue, mais en ne se limitant pas à s’insérer dans les institutions existantes. Elle a pris ses distances avec le régime de Correa, les partis de gauche et l’ensemble des courants progressistes, cherchant à définir sa propre identité politique.
La troisième particularité est l’existence d’une identité collective forte. Le mouvement est capable de faire prisonniers des centaines de policiers, remis ensuite à des fonctionnaires de l’ONU et de la Croix-Rouge par des femmes indigènes. Cela révèle la persistance d’une culture politique propre, née dans les années 1990. La capacité d’expulser les infiltrés dans les manifestations et de retenir la police et les militaires en constitue une démonstration. Lors de la « remise » des policiers, le président de la CONAIE, Jaime Vargas, expliquait : « Nous ne sommes plus ces indigènes que vous avez maltraités et faits esclaves. Aujourd’hui, nous sommes compétents, nous avons reçu une éducation et nous sommes capables de gérer le pays ».
La quatrième particularité est l’irruption des indigènes urbains et des secteurs des classes moyennes. Pour la première fois, les migrants nés dans la capitale qui vivent dans les quartiers populaires de sa périphérie se sont soulevés. Ces jeunes, pauvres, issus des sierras sud et nord, sont venus grossir les rangs des manifestants, et ont donné un caractère combatif qui distingue ce soulèvement des précédents. Le dirigeant Jorge Herrera soulignait, lors d’une conférence, la solidarité des jeunes des quartiers populaires : « Les jeunes sont descendus en colère à Quito ; d’une colère nourrie de toutes les indignations passées. » Les classes moyennes se sont aussi solidarisées avec les 20 000 indigènes qui ont occupé le centre de la capitale, transformant les universités publiques et privées en espaces logistiques de combat : soupes populaires, centres de soins et de repos pour les combattants et les combattantes.
La cinquième particularité est l’autonomie tactique du mouvement, qui a été capable de mettre fin au soulèvement quand les bases l’ont décidé, pour éviter que le scénario des soulèvements antérieurs ne se répète : qu’il perde face à la bureaucratie ce qu’il avait gagné dans les rues. Parmi ceux qui ont participé à la « Commune de Quito » prévaut un consensus : si le mouvement avait duré deux jours de plus, la chute de Moreno était inévitable. Mais, au cours des débats nocturnes de l’agora de la Maison de la culture, épicentre de la lutte, les multitudes ont fait le bilan des trois soulèvements antérieurs, qui se sont soldés par la chute d’autres gouvernements (Abdalá Bucaram en février 1997, Jamil Mahuad en janvier 2000 et Lucio Gutiérrez en avril 2005).
La chute de Moreno aurait impliqué l’accession au pouvoir du vice-président, Otto Sonnenholzner. Or, ce dernier, économiste et entrepreneur de radio d’origine allemande, lié au milieu des affaires de Guayaquil, où réside la crème du pouvoir financier, est, selon Juan Carlos Guerra du collectif Desde el Margen, « un fidèle représentant des intérêts de l’oligarchie ». « Nous sommes, poursuivait-il, face à une accumulation d’apprentissages de près de trois décennies, qui transcende les dirigeants, et fait partie du patrimoine de générations de militants indigènes et d’organisations urbaines. » « La logique du mouvement a consisté à faire tomber le paquet du FMI, mais pas forcément le gouvernement », affirmait-il devant les intellectuels incrédules, qui voulaient que les pauvres paient de leur sang la réalisation des prophéties.
La sixième particularité est la convocation du Parlement populaire des peuples et des organisations sociales à l’initiative de la CONAIE. L’appel stipule qu’il s’agit de « convoquer les diverses organisations sociales et populaires de la société équatorienne pour former de manière immédiate un Parlement des peuples qui construira, à travers une mobilisation plurinationale, une proposition de nouveau modèle économique qui garantisse le sumak kawsay (bien vivre) ». Par « Parlement », il faut comprendre une minga (rassemblement) collective, composée de tous les secteurs sociaux affectés par le capitalisme, qui cherche des solutions pour le pays. Cette diversité a été le trait dominant de la première session. Étudiants aux cheveux verts, paysans, agriculteurs, syndicalistes, artisans, féministes, collectifs LGBT, cultivateurs de canne à sucre et de fleurs et même des journalistes organisés composaient une diversité impossible à rendre homogène. Tous et toutes exprimaient leurs griefs.
Les principales revendications tournent autour de l’opposition à l’extraction minière, aux mesures du FMI et aux impôts. Après la lecture de l’acte constitutif du Parlement populaire, quatre tables de discussion ont été créées : économie, travail, impôts et environnement. Elles devaient remettre leurs propositions dans les trois jours. Le mouvement se poursuit, avec moins de visibilité, nouant des alliances entre les différents « mondes d’en bas », construisant un monde indigène, ouvrier et populaire, attendant le moment pour refaire surface.
CHILI : L’« ESTALLIDO »
Pour comprendre l’estallido (le soulèvement) chilien d’octobre 2019, dont le prétexte immédiat est l’augmentation du prix du transport public, il faut connaître ses trois acteurs décisifs : l’activisme mapuche, les mouvements des étudiants du secondaire et le mouvement des femmes.
S’agissant de la mobilisation mapuche, qui s’inscrit dans une histoire de résistance pluriséculaire, elle reprend de la vigueur dans les années 1990, avec l’apparition de l’organisation politique Coordination Arauco-Malleco (CAM), qui multiplie les actions contre les entreprises forestières et les forces de sécurité. Après la défaite du début des années 2000, due à l’implacable répression de l’État, le mouvement mapuche change de cap, sans pour autant oublier la riche expérience de la CAM. En 2007, naît l’Alliance territoriale mapuche (ATM), à l’heure où surgissent d’autres collectifs intégrés par des jeunes qui ne font pas partie d’organisations visibles et structurées. Fernando Pairicán écrit à propos de l’ATM : « Cette organisation était le produit d’une nouvelle génération, elle était animée par des militants qui étaient encore enfants lorsqu’est apparue la question de l’autodétermination, mais qui, une fois majeurs, ont commencé à mener le mouvement en reprenant les discours et les manières de faire de la politique de la CAM ». Ce qui est réellement neuf dans le Chili actuel, ce n’est pas la lutte mapuche, mais l’engagement de nouvelles générations de jeunes (et de moins jeunes) dans un combat de longue durée contre un État génocidaire et terroriste. En novembre 2018, à la suite de l’exécution extra-judiciaire de Camilo Catrillanca, une trentaine de villes se sont soulevées. À Santiago, on a dénombré jusqu’à 100 barrages. Des milliers de personnes ont fait résonner leurs casseroles depuis leurs fenêtres. La mobilisation s’est maintenue deux semaines durant à certains endroits.
Le monde mapuche a brisé les limites territoriales. Le mouvement est passé de la revendication à la construction d’une éducation différente.
Le mouvement des femmes, dont les manifestations atteignirent leur point d’orgue en 2018, constitue le troisième courant ayant convergé dans l’estallido. Entre avril et juillet 2018, 32 facultés et de nombreux lycées sont occupés et mobilisés. Les féministes et les femmes antipatriarcales (telles que se définissent les Mapuches) ont fait un pas décisif : elles sont passées de la dénonciation du patriarcat en général à des dénonciations concrètes contre des patriarches violents, abusifs et coupables de harcèlement dans les espaces qu’elles contrôlaient. Ce pas, du général vers le particulier, a fait trembler de prestigieux professeurs et démontré qu’aucune autorité, aucune structure, n’était à l’abri de la colère des femmes.
Au Chili, le mouvement féministe se compose d’une multitude d’organisations de tous types, sur l’ensemble du territoire. La Coordination des organisations d’étudiants mapuche (COEM), fondée en 2014 à Santiago, réunit des groupements issus de presque toutes les universités et a créé une école des femmes indigènes, « femmes antipatriarcales », qui défend un féminisme mapuche.
Une des conséquences les plus intéressantes de ce mouvement réside dans le fait qu’il participe à la création de sujets hétérogènes. Tant la COEM que le collectif d’information Mapuexpress sont des espaces de Mapuches et de « Blancs », qui intègrent des personnes issues de groupes féministes, étudiants ou de défense de l’environnement. Ces espaces mixtes, tout comme le féminisme mapuche, qui ont lentement émergé il y a dix ans, fleurissent et se multiplient de manière exponentielle aujourd’hui.
En résumé, plusieurs dynamiques protestataires en cours de radicalisation depuis le tournant du millénaire se sont métissées et ont débouché sur ce merveilleux mois d’octobre 2019, qui a vu l’émancipation de tout un peuple, des enfants aux personnes âgées. Ce que des millions de personnes ont fait alors dans les rues avait déjà été expérimenté depuis la fin de la dictature et pratiqué à moindre échelle pendant trente ans. Ce qui s’est passé n’était donc pas un réveil. Il s’agissait de quelque chose de beaucoup plus radical : un Ya Basta de dignité et de désespoir, après lequel rien ne sera comme avant. La preuve en est que plus de 200 assemblées territoriales ont survécu en 2020 à l’état de siège décrété pendant la pandémie de coronavirus.
EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE
Les cas de l’Équateur et du Chili méritaient d’être mis en avant parce que ces deux mouvements ont marqué l’année 2019 ; année qui a enregistré une poussée de l’activisme dans de nombreux pays. Ces deux cas sont également représentatifs de deux tendances importantes des luttes latino-américaines avant la pandémie : le rôle central des femmes, en particulier, mais aussi des jeunes et des peuples autochtones et noirs.
Cet ensemble de peuples en mouvement fut visible, quelques mois plus tard, pendant la pandémie du Covid-19. Il ne fait pas de doute que ces acteurs ont été les plus actifs dans ce contexte complexe. Seuls les mouvements et les organisations qui avaient une expérience digne de ce nom se sont montrés capables d’affronter la pandémie, l’inaction des États, la militarisation croissante et la pénurie d’aliments provoqués par cette conjoncture.
Le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC), en Colombie, a décidé de mettre en place une mobilisation « vers l’intérieur » (una minga hacia adentro), qui peut être vue comme une synthèse de ce que font les peuples et les communautés rurales et urbaines dans toute l’Amérique latine. Le renforcement des relations communautaires, tant dans ses dimensions matérielles que symboliques, constitue la clé de ce mouvement. Cela va d’une plus grande autonomie alimentaire à l’harmonisation collective, assurée par des rites dans des lieux sacrés, avec la participation de médecins traditionnels, en passant par la consolidation des autorités indigènes, ancrées dans les pratiques « assembléistes » de prise de décision par consensus.
Cette fermeture territoriale ne doit pas être interprétée comme un isolement, mais comme le traçage d’une frontière qui conduit à donner de la force aux relations non capitalistes, à mettre en avant les valeurs d’usage plutôt que les valeurs d’échange, la solidarité et la fraternité entre celles et ceux d’« en bas » face à l’individualisme proposé et imposé par le système. À l’injonction (durant la pandémie) « reste à la maison », les acteurs argentins ont substitué le « reste dans ton quartier », et les paysans et peuples autochtones et noirs, le « reste dans ta communauté ». En somme, face à l’individualisme propre aux classes moyennes, surgit une collectivisation de l’espace public qui n’est que la continuité des pratiques habituelles des secteurs populaires face à la pandémie.