Cédric Leterme, CETRI, 16 février 2018
Fin 2017, la Banque mondiale publiait son « rapport sur le développement dans le monde 2018 » consacré pour la première fois en 40 ans à la thématique de l’éducation [1] . Comme chaque année, celui-ci ne manquera pas de relancer le débat sur la dimension plus ou moins « néolibérale » des orientations qu’il préconise [2] . Il fournit toutefois également l’occasion de faire le point sur la notion même de « néolibéralisme » et sur le rôle joué par les organisations internationales dans sa (re)production, notamment discursive.
En effet, on a souvent perçu ou présenté le « tournant néolibéral » des années 1980 comme un processus univoque et homogène, imposé unilatéralement de haut en bas par des élites transnationalisées et toute-puissantes [3] . Certes, on lui a parfois reconnu des variations nationales ou locales plus ou moins importantes, mais toujours dans le cadre général d’un néolibéralisme uniforme et cohérent à l’échelle globale. Or, à l’inverse, face à cette tendance, on a vu se multiplier ces dernières années des analyses critiques de la notion même de néolibéralisme que l’on présente tantôt comme une notion fourre-tout (et donc inutile), voire comme un objet inexistant [4] .
À rebours de ces deux extrêmes, nous souhaitons plutôt plaider, avec d’autres, pour une conception du néolibéralisme à la fois comme projet de classe et comme processus partiellement ouvert et relativement indéterminé. Comme projet, le néolibéralisme désigne ainsi une contre-offensive de classe fomentée par une alliance de politiciens, d’hommes d’affaires et d’intellectuels néo-conservateurs centrée dans les pays du G7 pour faire face à la double crise d’accumulation et de légitimité que traversait le capitalisme dans le courant des années 1970 [5] . On peut la qualifier de néolibérale dans la mesure où le néolibéralisme comme doctrine économique en a incontestablement constitué le principal moteur idéologique [6] . Mais il faut également reconnaître que ce « projet néolibéral » ne s’est jamais déployé dans le vide. Au contraire, il fut toujours mis en œuvre dans des contextes particuliers, en fonction de circonstances plus ou moins imprévues et par des acteurs (y compris institutionnels) aux intérêts potentiellement divergents, voire parfois contradictoires, et ce y compris au niveau mondial, où sa cohérence a pourtant toujours été jugée (en partie à raison) la plus forte.
Pour s’en convaincre, on peut utilement s’intéresser au rôle des organisations internationales dans la (re)production du néolibéralisme. En effet, de par leur mandat, leurs ressources ou encore leur échelle d’action, les organisations internationales (surtout certaines d’entre elles) ont joué un rôle décisif dans le tournant néolibéral des années 1980 [7] . Or, ce rôle fut généralement interprété comme celui de simple relais (ou parfois de victimes) d’un projet néolibéral qui leur était fondamentalement extérieur [8]. Pourtant, à bien y regarder, des institutions « périphériques » sont loin d’avoir subi passivement les diktats d’un projet néolibéral qui leur aurait été imposé d’en-haut [9] . Et de la même manière, des institutions que l’on a tendance à présenter comme uniformément néolibérales ont plutôt développé leur propre version du néolibéralisme en fonction de leur histoire respective, de leurs rapports de force internes, etc.
C’est du moins ce qu’il ressort de nos recherches sur l’évolution du discours de trois organisations internationales depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, l’OIT, la Banque mondiale et l’OCDE [10] . Ces trois institutions sont intéressantes dans la mesure où elles partagent un champ d’action relativement similaire mais depuis des positions différentes. D’une part, en effet, l’OIT peut être considérée comme une institution structurellement hostile au néolibéralisme de par sa structure et son fonctionnement tripartites réunissant sur un pied d’égalité des représentants gouvernementaux, syndicaux et patronaux, ainsi que par sa mission de garante et de promotrice de la justice sociale par le biais d’un mécanisme de normes internationales du travail juridiquement contraignantes [11]. D’autre part, bien que structurellement plus favorables au néolibéralisme, la Banque mondiale et l’OCDE se distinguent néanmoins l’une de l’autre à la fois par leur composition (universelle pour la Banque mondiale, restreinte aux « pays développés » pour l’OCDE), leurs missions (banque et agence de développement pour la Banque mondiale, coordination et expertise socio-économique pour l’OCDE) ainsi que par leurs réseaux de savoirs et d’influence privilégiés (américains pour la Banque mondiale, européens pour l’OCDE) [12] . Dans ce contexte, il était donc peu probable que chacune de ces institutions aient simplement relayé ou subi le néolibéralisme sans que leur médiation n’en ait altéré ne fut-ce que minimalement le sens et la portée. Or, nous l’avons dit, c’est précisément ce qu’il ressort de l’analyse de leur discours respectif entre 1970 et aujourd’hui.
Le choix d’une analyse discursive découle de la conviction que s’il y a eu un tournant néolibéral c’est qu’il y a eu aussi et d’abord un tournant discursif entendu comme l’émergence et la diffusion d’une façon néolibérale de représenter le monde (re)produite dans et à travers un certain recours au langage [13]. Or, loin d’être un simple reflet ou un instrument au service du projet néolibéral, ce discours doit plutôt être vu comme un lieu à part entière où celui-ci a pris forme, où il a circulé, été contesté, etc. Analyser la dimension discursive du tournant néolibéral c’est donc en analyser une dimension irréductible et dès lors nécessaire à sa bonne compréhension, même si elle n’en n’épuise évidemment pas toute la complexité.
Or, si l’on en revient à nos trois organisations internationales et à leur discours, on constate, d’une part, qu’il existe bel et bien des convergences discursives entre elles à partir de la fin des années 1970 qui s’inscrivent dans l’émergence et la diffusion d’un discours néolibéral progressivement hégémonique. Ces convergences sont de plusieurs ordres : lexical (ex : la multiplication de termes comme « flexibilité » ou encore l’effacement d’autres comme « plein-emploi »), narratif (ex : le récit sur le ralentissement « structurel » des années 1970 ou encore celui sur la mondialisation inéluctable dans les années 1990), argumentatif (ex : l’argument des protections nuisibles à l’emploi) ou encore rhétorique (ex : l’adoption d’une rhétorique de « l’évidence »). Ensemble, elles participent toutes de la (re)production d’une façon de représenter le monde depuis et en fonction des intérêts de classe poursuivis par le projet néolibéral, et leur apparition plus ou moins concomitante tend donc à confirmer l’existence (et la force) d’un tel projet.
Mais d’autre part, on observe également des spécificités propres à chaque institution dans la façon de (re)produire ce discours néolibéral, qui permettent de nuancer et de préciser leur rôle respectif dans le déploiement du « néolibéralisme réellement existant » [14] . C’est ainsi, par exemple, qu’on observe des décalages temporels intéressants avec les premières traces du discours néolibéral présentes à l’OCDE dès le milieu des années 1970, contre le début des années 1980 à la Banque mondiale et le milieu de cette décennie pour l’OIT. Cela confirme dès lors le rôle de précurseur joué par l’OCDE dans la fixation d’un certain nombre de thèmes et de débats clés du néolibéralisme, par rapport auxquels la Banque mondiale et (encore plus) l’OIT ont quant à elles plutôt eu des positions « réactives ». Parallèlement, apparaissent toutefois également des spécificités de fond avec notamment chaque institution qui mobilise (en le (re)définissant) le discours néolibéral par rapport aux priorités et à la perspective particulière liées à ses propres missions, sa composition, son histoire, etc. On observe ainsi, par exemple, l’OCDE développer un discours autour de thématiques comme la « croissance inclusive » ou encore le « vieillissement de la population » qui intéressent plus directement les « pays développés », tandis que la Banque mondiale traite davantage d’enjeux comme la « lutte contre la pauvreté » ou encore la « croissance démographique » qui concernent surtout le « monde en développement ». Et même lorsqu’elles abordent des thèmes identiques comme celui de l’éducation, par exemple, qui fait l’objet du dernier « rapport sur le développement dans le monde » de la Banque mondiale, elles le font toujours en fonction des réseaux de savoir et d’influence spécifiques à chaque institution. Et il en va de même en ce qui concerne l’OIT, dont on observe surtout des tentatives visant à faire coïncider ses missions et intérêts historiques avec les fondements d’un néolibéralisme qu’elle ne peut ni embrasser ni attaquer de front. Cela se traduit, par exemple, par le glissement d’une logique d’égalité à une logique d’équité ou encore par la promotion d’un tripartisme d’accompagnement au détriment d’un tripartisme de négociation.
Plusieurs enseignements précieux peuvent dès lors être tirés de ces recherches. D’abord, le fait que le néolibéralisme s’est aussi construit et reproduit dans et à travers du discours dont on peut précisément identifier et analyser les procédés constitutifs ainsi que leur diffusion dans et à travers des textes concrets. Ensuite, le fait que cette diffusion n’est jamais unilatérale et univoque, mais qu’elle implique toujours au contraire des processus complexes d’appropriation sélective et autres formes « d’hybridité interdiscursive » [15] qui peuvent avoir des effets concrets et inattendus sur les contours discursifs et extra-discursifs du néolibéralisme. C’est ainsi, par exemple, que le virage « éthique » opéré par le projet néolibéral à partir de la fin des années 1990 s’est en partie construit à travers l’hybridation du discours néolibéral avec des éléments discursifs « progressistes » comme la célébration de la « participation » citoyenne ou encore du « développement durable ». Enfin, le fait que la prise en compte de cette source de variation inhérente au déploiement du projet néolibéral permet d’en nuancer la dimension monolithique et téléologique, y compris et surtout lorsqu’on l’aborde du point de vue de son échelle globale et des institutions qui en sont les principaux acteurs, mais sans pour autant nier l’existence d’un projet de classe sous-jacent au néolibéralisme qui lui confère malgré tout une (relative) cohérence
Notes
[1] Banque mondiale, « Rapport sur le développement dans le monde 2018 : Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation », Washington, 2017.
[2] Ce débat a d’ailleurs déjà commencé, avec notamment la publication d’une série d’articles critiques sur le site de la fédération syndicale mondiale de l’enseignement « L’Internationale de l’Éducation », intitulée « #WDR2018 à l’épreuve des faits » : https://worldsofeducation.org/fr/woe_homepage/woe_detail/15496/wdr2018-%c3%a0-l%e2%80%99%c3%a9preuve-des-faits-n%c2%b00-expertes-et-militantes-de-l%e2%80%99%c3%a9ducation-r%c3%a9agissent-au-rapport-sur-le-d%c3%a9veloppement-dans-le-monde.
[3] C’est ce que Springer appelle la thèse du « néolibéralisme monolithique », particulièrement présente chez les auteurs de tendance (néo-)marxiste. Lire : Springer S., « Neoliberalism as discourse : between Foucauldian political economy and Marxian poststructuralism », Critical Discourse Studies, vol. 9, n° 2, 2012.
[4] Voir par exemple : Barnett C., « The consolations of ‘neoliberalism’ », Geoforum, vol. 36, n° 1, 2005, ou encore Flew T., « Six theories of neoliberalism », Thesis Eleven, vol. 122, n° 1, 2014.
[5] Sur ce point, lire notamment Harvey D., A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005.
[6] La doctrine néolibérale précède toutefois les années 1970 puisqu’elle a vu le jour à la veille de la Seconde Guerre mondiale comme tentative de refondation du libéralisme classique. À la différence de celui-ci, le néolibéralisme fait ainsi, entre autres, de la concurrence (et non de l’échange) la principale source de progrès économique et social et surtout il s’oppose au laisser-faire pour défendre la nécessité d’un interventionnisme étatique proprement libéral. À ce sujet, lire Dardot P. & Laval C., La nouvelle raison du monde, Paris, Éditions La Découverte, 2009.
[7] Que l’on songe par exemple aux « programmes d’ajustement structurel » imposés aux pays du Tiers-Monde par la Banque mondiale et le FMI à partir des années 1980 ou encore au rôle de l’OMC dans la libéralisation de l’économie mondiale dans les années 1990.
[8] Pour une bonne revue de la littérature sur le rôle des organisations internationales dans le tournant néolibéral, lire Chorev N., « Restructuring neoliberalism at the World Health Organization », Review of International Political Economy, vol. 20, n° 4, 2013.
[9] Il en va d’ailleurs de même pour de nombreux gouvernements du Sud, qui ont souvent été enclins à se présenter comme des victimes passives du néolibéralisme alors qu’ils en avaient été des relais enthousiastes et zélés.
[10] Leterme C., « Hégémonie et recontextualisation discursives du néolibéralisme : Analyse lexicométrique de 40 ans de rapports annuels de l’OCDE, de la Banque mondiale et de l’OIT », Thèse de doctorat défendue à l’Université libre de Bruxelles, janvier 2017.
[11] Leterme C., « L’Organisation internationale du Travail (OIT) », Courrier Hebdomadaire du CRISP, n° 2297, 2016.
[12] Sur la Banque mondiale, lire Cling J.-P., Razafindrakoto M. & Roubaud F., « La Banque mondiale, entre transformations et résilience », Critique internationale, vol. 4, n° 53, 2011. Sur l’OCDE, lire Woodward R., The Organisation for Economic Co-operation and Development (OECD), Londres, Routledge, 2009.
[13] Sur la notion de discours et sur son lien avec la « réalité » sociale, lire Fairclough N., Analysing Discourse : Textual Analysis for Social Research, Londres, Routledge, 2003.
[14] L’expression est tirée de l’article de Brenner N. & Theodore N., « Cities and the Geographies of “Actually Existing Neoliberalism” », Antipode, vol. 34, n° 3, 2002.
[15] L’hybridité interdiscursive désigne la façon dont un même texte peut mobiliser différents discours, éventuellement pour finir par en former un nouveau si ces changements se stabilisent et se diffusent dans le temps et dans l’espace. Il s’agit-là de la principale source d’innovation discursive (et, potentiellement, de transformations sociales).