Depuis une dizaine d’années, l’économie mondiale est dominée par les « plateformes numériques ». En 2009, le classement des dix plus grosses entreprises cotées en bourse ne comptait encore qu’un géant du numérique, l’américain Microsoft. 10 ans plus tard, on en dénombre sept, dont les quatre premières [1]. Autre preuve de cette domination, même les entreprises traditionnelles se définissent désormais de plus en plus comme des « plateformes de services numériques ». C’est le cas, entre autres, de General Electric, de Siemens ou encore de Monsanto [2].
LES « DONNÉES », LE NOUVEL « OR NOIR DU 21E SIÈCLE »
Le point commun entre toutes ces entreprises aux stratégies d’affaires et secteurs d’activités souvent très éloignés ? Le rôle central que jouent la récolte et l’exploitation massives de « données » dans leur quête de profit. Souvent présentées comme le « nouvel or noir du 21e siècle », ces fameuses données affichent quatre utilités économiques distinctes. Premièrement, elles permettent aux entreprises d’améliorer les services et/ou produits proposés grâce aux feedback qu’elles leur offrent sur leur utilisation, leur performance, etc. Deuxièmement, elles sont utilisées pour prédire – et, de plus en plus, pour influencer [3] – les comportements des individus ou des collectivités ou encore les événements naturels (ex : sécheresses) avec à la clé des avantages concurrentiels décisifs. Troisièmement, les données constituent la matière première indispensable au développement des formes les plus courantes d’intelligence artificielle [4]. Enfin, toutes ces utilités font que les données, ou plutôt leurs « produits dérivés », peuvent être vendus à prix d’or à d’autres acteurs économiques et/ou politiques.
« PLATEFORMISATION » DE L’ÉCONOMIE
Dans ce contexte, le modèle de la « plateforme » s’est rapidement révélé être le mieux à même de tirer profit de ce potentiel économique croissant des données numériques. Les plateformes sont ces entreprises qui « organisent la production et l’échange de produits et services en optimisant les relations entre un réseau d’acteurs – consommateurs, annonceurs, prestataires de services, producteurs, fournisseurs et même objets » [5]. De ce fait, elles ont un double rôle d’intermédiaire et d’infrastructure même des échanges et des interactions qui leur permet, d’une part de maximiser la récolte de données et, d’autre part, d’en optimiser les utilisations possibles. Combinée à « l’effet de réseau » [6], cette situation explique que la tendance au monopole est particulièrement exacerbée dans le domaine des plateformes numériques. C’est ainsi que Google, par exemple, contrôle 90% du marché mondial de la recherche en ligne, Facebook 66% du marché mondial des réseaux sociaux ou encore Amazon plus du tiers du marché mondial du commerce au détail en ligne [7]. Et cette concentration économique est d’autant plus problématique qu’elle s’accompagne d’une forte concentration géographique. En effet, comme le documente notamment un récent rapport de la CNUCED, les États-Unis et la Chine concentrent à eux seuls, 75% des brevets liés aux technologies blockchains [8], la moitié des dépenses mondiales dans l’internet des objets, plus de 75% du marché mondial du cloud ou encore 90% de la valorisation boursière des 70 plus grosses entreprises du numérique… [9]
NOUVEAUX ENJEUX NORD-SUD
Pour les États et les populations du Sud, cette situation est source de nombreux problèmes. D’abord, parce qu’elle menace de creuser encore un peu plus les inégalités à la fois au sein et entre les pays. La moitié de la population mondiale n’a pas encore accès à Internet avec la grande majorité de ces « exclus numériques » qui se trouvent au Sud. À mesure que les infrastructures et les compétences numériques deviennent un critère clé de la concurrence économique, la « fracture numérique » risque ainsi d’aggraver des asymétries de développement déjà anciennes.
Ensuite, parce que cette situation aggrave aussi la dépendance des pays du Sud vis-à-vis de technologies et de plateformes essentiellement américaines, et de plus en plus chinoises. Or, plus ces pays utilisent ces technologies, plus ils contribuent à leur développement et optimisation, ce que leurs propriétaires ont d’ailleurs bien compris, comme en témoigne notamment la multiplication des programmes « d’humanitarisme numérique » dans le monde en développement, et en particulier en Afrique [10]. Mais ces dépendances ne sont pas uniquement d’ordre technologique et économique, elles sont aussi politiques et géopolitiques. Il est ainsi fréquent que des plateformes numériques étrangères en sachent plus sur la population d’un pays donné que son propre gouvernement. Et nombre de ces gouvernements ont eux-mêmes recours aux services de ces plateformes dans des domaines régaliens aussi sensibles que l’administration publique ou l’armée. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer des politiques économiques et stratégiques indépendantes, tant la confidentialité de leurs paramètres n’est pas garantie, sans compter les moyens de pression que cela offre aux pays qui contrôlent la plupart des technologies, infrastructures et lieux et normes de gouvernance du numérique [11].
Enfin, le fonctionnement actuel de l’économie numérique est également source de nouvelles formes d’exploitation Nord/Sud. Exploitation des ressources naturelles nécessaires à l’existence et au fonctionnement mêmes de l’économie numérique, dont les bénéficies reviennent avant tout aux pays du Nord et les dégradations et pollutions aux pays du Sud [12]. Exploitation du travail des populations du Sud, aussi, qui se retrouvent largement coincées dans les maillons les moins valorisés et les plus pénibles des chaînes de valeur mondiales du numérique (extraction dans les mines, assemblage dans les usines, microtravail de plateforme, recyclage). Exploitation, enfin, des fameuses données qui « sont aujourd’hui la matière première recueillie dans les pays en développement, à des conditions extrêmement injustes, « transformée » ensuite en « intelligence numérique » dans les pays développés, principalement aux États-Unis, puis revendue aux pays en développement » [13].
DES RÉACTIONS ÉTATIQUES TIMIDES ET FRAGMENTÉES
Face à cette situation, certains États du Sud tentent de défendre leur droit à « l’industrialisation numérique », et plus largement à leur « souveraineté numérique ». Cela passe, par exemple, par des politiques de localisation forcée des données au sein de leurs frontières, de barrières mises à leur « libre-circulation » ou encore de transferts de technologie imposés aux plateformes qui souhaitent opérer sur leur territoire, avec en parallèle des mesures visant à encourager (ou à imposer) le développement de solutions et de services locaux, en particulier pour les administrations les plus sensibles [14]. Ces initiatives sont toutefois trop limitées et fragmentées que pour pouvoir incarner une véritable alternative structurelle au fonctionnement actuel du numérique. Et surtout, pour peu qu’elles aboutissent, les négociations en cours à l’OMC sur la régulation du « commerce électronique » risquent bien de rendre la possibilité même de telles alternatives très compliquée… [15] En outre, il faut bien voir que pour beaucoup d’États du Sud, la souveraineté et l’industrialisation numériques qui sont revendiquées le sont moins pour des raisons de justice économique et sociale que pour des raisons de contrôle et de répression sur fond de nationalisme conservateur (l’exemple de l’Inde étant ici emblématique).
UNE SOCIÉTÉ CIVILE EN PROIE À DIFFÉRENTS DILEMMES
En parallèle, les mouvements sociaux du Sud cherchent aussi à se mobiliser sur ces questions, à l’image de la « Just Net Coalition », un réseau d’associations créé à Delhi, en 2014, et qui réunit « des militants actifs dans des organisations sectorielles (ex : mouvements paysans, syndicats, organisations de femmes, etc.) subissant les impacts du numérique, mais sans avoir les armes pour y faire face, et des militants du numérique désireux de travailler sur les questions d’équité et de justice sociale, mais n’ayant pas trouvé les lieux appropriés pour le faire efficacement, le tout dans une perspective Nord-Sud » [16].
Parmi leurs principaux défis, la question du positionnement à adopter par rapport au « progrès numérique » est l’un des plus centraux. S’agit-il en effet de défendre un autre numérique, plus juste, plus solidaire, plus démocratique, ce qui constitue la tendance dominante ? Ou au contraire, s’agit-il aussi de dénoncer la logique même de numérisation croissante du monde avec ses coûts environnementaux et sociétaux de plus en plus lourds ? La réponse n’est pas évidente, et elle n’implique pas forcément de devoir choisir entre l’un et l’autre. Mais la question mérite en tout cas d’être posée, même si elle reste largement inaudible dans un contexte où la numérisation est invariablement synonyme de progrès – au Nord comme au Sud. Le « retard de développement » du Sud n’est-il pas de plus en plus exprimé en termes de manque de connectivité ?
Enfin, second défi, le rapport à l’État. Un rapport, qui dans de nombreuses régions du Sud, en matière de numérique, est souvent plus problématique encore que le rapport aux plateformes, lesquelles ont d’ailleurs beau jeu de s’y présenter comme des garants de la liberté d’expression, voire de la liberté tout court . Mais, si les instrumentalisations étatiques du numérique à des fins de contrôle, de censure et de répression sont bien réelles, elles ne doivent pas pour autant faire oublier les instrumentalisations tout aussi problématiques des plateformes – et de leurs États d’origine – à des fins de profits, de monopoles et de dominations. Sans compter que l’opposition État/plateforme reste largement illusoire, y compris au Sud, tant les secondes hésitent rarement à fournir aux premiers les outils répressifs qu’ils réclament pour peu que cela leur permette de s’enrichir et de consolider leur position.
[2] Srnicek N. (2018), Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux.
[3] Zuboff S. (2019), The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Londres, Profile Books Ltd.
[4] Casilli A. (2019), En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil.
[5] Gurumurthy A., Bharthur D., Chami N., Vipra J. & Anwar I. A. (2019), « Platform Planet : Development in the Intelligence Economy », Bangalore, IT for Change, p. 5.
[6] En économie, « l’effet de réseau » désigne le fait que l’utilité d’un bien ou d’un service augmente avec le nombre de personnes qui l’utilisent. Facebook n’est peut-être pas le meilleur réseau social en termes de fonctionnalité, par exemple, mais le fait qu’il concentre la majorité des utilisateurs de réseaux sociaux lui donne un avantage par rapport à d’autres plateformes concurrentes.
[7] CNUCED (2019), « Rapport sur l’économie numérique 2019 », New York, United Nations Publications.
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