Lorsque Issa Saafi s’est précipité pour conduire sa mère malade à l’hôpital gouvernemental de Ramallah, l’un des principaux hôpitaux de Cisjordanie, jamais il n’aurait pensé vivre l’un de ses pires cauchemars.
Safiya Saafi (70 ans) a développé les symptômes du COVID-19 chez elle dans le camp de réfugiés de Jalazone à Ramallah. À l’époque, ses enfants ne s’inquiétaient pas plus que ça, elle semblait aller bien.
Mais le 10 mars, l’état de Safiya s’est subitement dégradé. Issa et ses frères l’ont amenée à l’hôpital en urgence. Ce qu’ils ont découvert, raconte Issa, l’a remué jusqu’aux entrailles.
« On est entré dans l’hôpital et ça ressemblait à une zone de guerre », rapporte-t-il à Middle East Eye. « Des gens dormaient sur des chaises et sur des matelas au sol. Bon nombre d’entre eux étaient reliés à des respirateurs et des bouteilles d’oxygène. »
« À notre arrivée, les infirmières ont pratiqué un test de dépistage du COVID-19 sur ma mère et celui-ci est revenu positif », relate Issa. « Mais lors de l’examen, les médecins ont dit qu’elle faisait un AVC et qu’il fallait l’admettre en urgence. »
Lorsque les infirmières ont orienté Issa et ses frères avec leur mère alitée à travers l’hôpital, elles ne les ont pas amenés dans l’unité COVID de l’hôpital, ni en soins intensifs ou dans une quelconque chambre.
« Elles nous ont conduits dans une arrière-salle, ça ressemblait à une pièce de stockage dotée d’une buanderie remplie de boîtes et de matériel », poursuit-il, précisant que la pièce en question était sale et semblait ne pas avoir été nettoyée depuis un moment.
« Elles ont alors fait entrer le lit dans cette pièce. J’étais totalement abasourdi. »
Issa a protesté auprès du personnel de l’hôpital qui lui a répondu : « On n’a nulle part ailleurs où la mettre, c’est le seul espace libre à disposition. »
En restant au chevet de sa mère, Issa a constaté la pénurie de personnel hospitalier. « Lorsqu’on était là-bas, on a vu quatre infirmières prendre en charge quatre-vingts patients. Elles n’arrivaient plus à suivre », se rappelle-t-il.
« Rien que ce premier jour, en attendant à l’hôpital, j’ai vu trois personnes mourir du COVID devant moi », déclare Issa. « Voir ça m’a anéanti. Les hôpitaux n’arrivent plus à suivre. Les médecins n’arrivent plus à suivre. Les médecins répètent qu’ils font tout leur possible mais qu’ils ne peuvent rien faire de plus pour nous. »
Selon Issa, le personnel a dit à sa mère que quatorze personnes étaient avant elle sur la liste d’attente pour une place en soins intensifs.
« C’était comme si on nous disait qu’ils attendaient que des gens meurent pour qu’elle puisse éventuellement avoir un vrai lit en soins intensifs », déplore-t-il. « Mais combien de temps devions-nous encore attendre que ma mère meure avant qu’on l’aide ? »
Une vidéo dans laquelle Issa parle à une chaîne d’information palestinienne locale de ce qui est arrivé à sa mère est devenue virale sur les réseaux sociaux palestiniens la semaine dernière. Les internautes se sont plaints de l’aggravation de la crise liée au COVID-19 en Cisjordanie et du manque de moyens des hôpitaux palestiniens.
L’histoire de Issa Saafi fait écho à celle de nombreux Palestiniens qui ont connu des expériences similaires, alors que des milliers de nouveaux cas de coronavirus sont recensés chaque jour en Cisjordanie, et que les hôpitaux sont au maximum de leur capacité.
Un surplus de vaccins israéliens
Mercredi, la ministre palestinienne de la Santé Mai al-Kaila a annoncé que les hôpitaux cisjordaniens étaient à plus de 110 % de leur capacité, et que la situation actuelle en Palestine était « particulièrement périlleuse ».
Ce jour-là, les territoires palestiniens occupés avaient enregistré près de 216 000 cas de COVID-19 depuis le début de la pandémie, et 2 343 décès pour une population d’environ 5 millions de personnes.
Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la pandémie publié début mars observait une augmentation de 38 % des contaminations et 61 % des décès en Cisjordanie, attribuant principalement ce pic au déferlement des variants dans le territoire.
Mais alors que les hôpitaux palestiniens continuent d’être submergés par les patients COVID-19, les habitants attendent toujours d’avoir la chance d’être vaccinés : la campagne de vaccination est à la traîne à cause des retards répétés de la part de l’Autorité palestinienne (AP).
En Israël, pays qui se présente comme le leader de la vaccination dans le monde, plus de 55 % de la population a reçu au moins une dose de vaccin et plus de 46 % a reçu une seconde dose.
Israël a été le premier pays au monde à conclure un accord particulier avec le laboratoire Pfizer fin 2020. En vertu de ce contrat, Israël a obtenu deux livraisons hebdomadaires de dizaines de milliers de doses du vaccin et, en échange, Pfizer a obtenu les données médicales de la campagne de vaccination.
Cependant, la campagne de vaccination a ralenti ces dernières semaines en Israël et selon certaines informations, les autorités ont un surplus de vaccins que les responsables israéliens de la santé peinent à écouler, engendrant un gaspillage de milliers de doses de vaccin chaque semaine.
Un article publié en février par le quotidien israélien Haaretz a révélé que des centaines de doses de vaccin étaient mises au rebut chaque jour en Israël car des Israéliens annulent ou ne se présentent pas à leur rendez-vous vaccinal.
Selon l’Institut israélien pour la démocratie (IDI), le gouvernement israélien a acheté dix millions de doses du vaccin AstraZeneca, venant s’ajouter aux huit millions de Pfizer et six millions de Moderna, assez pour vacciner douze millions de personnes.
« Étant donné qu’il y a environ six millions de personnes de plus de 15 ans en Israël, la couverture vaccinale de la population israélienne est totale », indique l’Institut, ajoutant que dans les mois à venir, les surplus de vaccins pour six millions de personnes supplémentaires devraient s’accumuler dans les entrepôts israéliens.
Outre les millions d’Israéliens, l’IDI affirme que les surplus de vaccins suffiraient à couvrir les 2,5 millions de Palestiniens adultes vivant en Cisjordanie occupée et dans la bande de Gaza sous blocus.
« Par ailleurs, les vaccins AstraZeneca n’ont pas besoin d’être réfrigérés et peuvent être transportés en toute sécurité dans des endroits éloignés, les villages isolés et les camps de réfugiés », selon l’IDI.
Malgré l’évidente capacité de vacciner les Palestiniens vivant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, l’IDI estime qu’il est probable que le gouvernement israélien « n’ait pas l’intention d’allouer des vaccins à la population non juive des territoires ».
Responsabilité au regard du droit international
L’information selon laquelle Israël jette des centaines de vaccins alors que les Palestiniens continuent d’être contaminés à une vitesse inquiétante en Cisjordanie a alimenté de nombreuses conversations concernant la responsabilité incombant à Israël de vacciner les Palestiniens dans le territoire qu’il occupe.
Depuis le début de sa campagne de vaccination, Israël y est incité par les organisations de défense des droits de l’homme et les activistes palestiniens, qui soulignent qu’au regard du droit international, vacciner les Palestiniens qui vivent sous occupation en Cisjordanie et à Gaza est une responsabilité qui incombe à Israël en tant que puissance occupante.
« En vertu de la quatrième Convention de Genève, Israël a l’obligation d’assurer l’approvisionnement en fournitures médicales, notamment pour lutter contre la propagation de pandémies, aux habitants des territoires qui sont occupés depuis plus de 50 ans », estimait en janvier Human Rights Watch (HRW).
« Ces responsabilités, outre ses obligations en vertu du droit humanitaire international, comprennent la fourniture de vaccins sans discrimination aux Palestiniens vivant sous son contrôle, en prenant comme critère de référence son attitude envers ses propres citoyens », indique le communiqué.
Si Israël fait valoir que la vaccination incombe à l’Autorité palestinienne en vertu d’accords tels que ceux signés à Oslo dans les années 90, HRW estime que « les autorités palestiniennes ont aussi le devoir de protéger le droit à la santé des Palestiniens dans les zones qu’elles administrent, mais [que] ceci n’affecte pas les obligations juridiques incombant à Israël ».
Si certaines informations suggèrent que des dirigeants israéliens caressent l’idée de revendre les surplus aux Palestiniens, une telle mesure ne sera probablement pas adoptée avant les élections israéliennes de la semaine prochaine.
À ce jour, Israël a donné seulement quelques milliers de doses du vaccin aux soignants palestiniens en première ligne dans un effort « humanitaire » et s’est lancé dans une campagne de vaccination de milliers de Palestiniens travaillant en Israël.
« Israël vaccine seulement les Palestiniens dont l’État d’Israël tire profit, comme les travailleurs journaliers », affirme à MEE Mohammed Abu Srour, un activiste de Bethléem. « Mais au regard du droit international, Israël doit vacciner tous les Palestiniens, point final. »
Abu Srour qualifie de « totalement immoral » le refus israélien de vacciner les citoyens palestiniens lambda en Cisjordanie et à Gaza, estimant qu’il ne s’agit que « d’un nouvel exemple de l’apartheid israélien ».
«Israël préférerait que les Palestiniens continuent à mourir du COVID-19, plutôt que nous fournir les surplus de vaccin dont ils disposent », affirme-t-il. « À ce stade, nous ne demandons même pas de priver les Israéliens de vaccins pour nous les donner. Nous demandons leurs rebuts, leurs restes.
« Il faut que la communauté internationale fasse davantage pression sur Israël pour qu’il donne le vaccin aux Palestiniens, car des gens meurent ici chaque jour sans solution », poursuit l’activiste. « [Israël] doit être tenu responsable de son manquement à ses obligations. »
Issa Saafi, pour sa part, dit « ne pas avoir les mots » pour exprimer ce qu’il ressent, sachant que sa mère et des milliers de Palestiniens touchés par le coronavirus sont peut-être sur leur lit de mort pendant que les Israéliens de l’autre côté du mur de séparation illégal jettent des vaccins.
« Ils ont eu leur vaccin et reprennent une vie normale, nous laissant mourir », ajoute-t-il. « Se faire vacciner est un droit fondamental. Ma mère a le droit de vivre. »
Les communautés prennent le relais
Si de nombreux Palestiniens comme Mohammed Abu Srour et Isaa Saafi soulignent qu’il appartient en premier lieu à Israël de vacciner les Palestiniens, ils estiment aussi que l’AP ne doit pas s’en tirer comme ça.
« L’Autorité palestinienne affirme sans cesse assumer la responsabilité de notre vaccination mais nous a totalement laissé tomber jusqu’à présent », estime Abu Srour. « Jusqu’à aujourd’hui, l’AP n’a pas réussi à satisfaire les besoins de son peuple. »
Mercredi, des informations ont confirmé que l’AP avait reçu environ 60 000 doses de Pfizer et d’AstraZeneca après plusieurs mois de retard.
Avant cela, l’AP n’avait recensé la réception que d’environ 12 000 doses de vaccin. Si de nombreuses doses ont été consacrées aux soignants, il a été révélé qu’un certain nombre de doses avait servi à vacciner les ministres et hauts fonctionnaires, leurs personnels, leurs amis et familles.
« Plutôt que d’administrer le vaccin aux gens comme ma mère, qui sont âgés et ont des comorbidités, les membres du gouvernement les ont gardés pour eux et leurs familles », dénonce Saafi. « En quoi le méritent-ils plus que ma mère ? »
« Nos dirigeants ne se soucient pas de leur population, ils veulent simplement se sauver eux-mêmes », conclut-il.
Pour Abu Srour, la corruption au sein de l’AP, associée à un système de santé chancelant, a entamé la capacité des Palestiniens à lutter contre le coronavirus, ne laissant d’autre choix aux communautés que de se débrouiller elles-mêmes.
« Nous avons vu le nombre de cas de COVID-19 grimper en flèche dans notre communauté, à des niveaux sans précédent depuis le début de la pandémie, et nous savions que les choses n’allaient faire qu’empirer », raconte Abu Srour, qui travaille au sein du comité populaire dans le camp de réfugiés d’Aïda à Bethléem.
Selon lui, certains patients COVID-19 dans le camp sont tombés gravement malades et nécessitaient une hospitalisation mais n’ont pas pu trouver un hôpital ou une clinique en capacité de les accueillir, ni de respirateur.
« Nous avons travaillé avec le centre pour la jeunesse d’Aïda pour collecter les dons et acquérir deux respirateurs et nous avons réuni une équipe d’infirmières, de médecins et d’étudiants en médecine bénévoles issus de notre communauté pour aider à soigner les résidents du camp qui ont attrapé le COVID-19 », détaille-t-il.
Quelques jours après l’achat des respirateurs, Abu Srour a reçu un appel d’un ami, dont les parents étaient gravement atteints par le coronavirus et avaient des difficultés à respirer.
« Notre équipe de bénévoles les a placés sous assistance respiratoire et est restée avec eux pendant plus de quatre heures, observant leur état et leur administrant des médicaments jusqu’à leur stabilisation », raconte-t-il.
Depuis, le groupe de bénévoles a créé des dizaines de dossiers patients sur les résidents du camp qui ont le COVID-19 et continue de surveiller et soigner ceux qu’il juge dans un état modéré à critique.
« On n’a pas les moyens et ressources nécessaires pour faire ce travail, mais on fait autant que possible », déplore Abu Srour, ajoutant que le groupe a déjà reçu des dizaines d’appels d’autres communautés en Cisjordanie, leur demandant de partager leur modèle.
« On a le devoir de protéger nos communautés lorsque nos “dirigeants” et occupants nous laissent tomber, et c’est ce qu’on tente de faire », indique-t-il. « On veut simplement traverser cette pandémie sans perdre plus de gens que nécessaire. »