Les massacres se multiplient, les enlèvements sont une industrie. Haïti s’effondre dans une violence provoquée, voire organisée par le président Jovenel Moïse. Explications et entretien avec le romancier Jean D’Amérique. Il publie Soleil à coudre, qui nous dit ce que les Haïtiens endurent.
Haïti s’effondre sous les coups d’une violence exponentielle. Les massacres se multiplient dans les quartiers les plus misérables de la capitale, Port-au-Prince. Le kidnapping est devenu une industrie et s’étend dans le pays. En cause : des gangs criminels de plus en plus puissants. Ils ont pris le contrôle de territoires entiers avec, le plus souvent, la complicité d’une police haïtienne réputée pour sa corruption et d’un pouvoir politique incarné par le président Jovenel Moïse.
Ce long cauchemar a débuté en novembre 2018 avec un premier massacre dans le quartier populaire de La Saline. Il est maintenant établi qu’il a été commandité par des proches du pouvoir, un représentant du président Moïse et un directeur du ministère de l’intérieur (lire notre précédent article). Cela n’a plus cessé depuis. Il y a quelques jours, le 26 avril, un nouveau carnage était commis par le gang de Boston dans une zone tenue par le groupe ennemi Ti Gabriel, à Cité Soleil, cet immense quartier bidonville de la capitale où s’entassent plus de 260 000 habitants.
Selon un bilan provisoire et plusieurs témoignages, au moins neuf personnes ont été tuées, bien d’autres blessées. Parmi les morts, une adolescente enceinte et deux jeunes hommes qui avaient pris un tap-tap (taxi collectif), mitraillé dans les affrontements.
Les 31 mars et 1er avril, d’autres gangs s’en prenaient cette fois à Bel Air, dans le centre de Port-au-Prince. Parce que des habitants avaient empêché deux enlèvements, les gangs ont décidé de punir le quartier. Bilan : au moins treize morts, quatre disparus, plus d’une vingtaine de maisons incendiées, selon le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), une association réputée pour ses enquêtes.
« Les rescapés vivent dans la psychose. Dans le quartier, les institutions commerciales et scolaires ne fonctionnent pas. Nous rappelons aux agents de la PNH (police nationale haïtienne) qui ne sont de connivence avec aucun gang armé l’obligation qui leur est faite de se ranger aux côtés des victimes », déclare le RNDDH.
Plusieurs de ces gangs se sont regroupés au sein de l’« alliance G9 ». L’un de leurs chefs de file est le sinistre « commandant Barbecue », Jimmy Chérizier, instigateur des deux plus grands massacres de 2018 et 2019 à La Saline et Bel Air. Cet ancien gradé de la police nationale, qui tient une partie du quartier Delmas et délivre consignes et avertissements sur les radios, est directement lié au pouvoir politique, ont établi plusieurs rapports d’enquête, dont un des Nations unies.
« Avec cette alliance G9 qui a la bénédiction des autorités, les massacres ont augmenté », constate Pierre Espérance, un responsable du RNDDH. Il rappelle qu’un autre carnage, en juillet 2020 à Cité Soleil, a fait 50 morts, 30 disparus et que 15 femmes ont été violées.
Une autre association, le Centre de recherche et d’analyse en droits de l’homme (CARH), tente de tenir le décompte des enlèvements. Dans son bulletin du 4 mai, l’organisation note que les kidnappings ont augmenté de 300 % au mois d’avril (27 en mars, 91 en avril). Le CARH a recensé 796 enlèvements en 2020. Là encore, cette association met en cause le pouvoir.
« Les gangs G9 et alliés circulent dans des voitures avec des plaques officielles, les services de l’État participent à des rencontres en toute quiétude. Ils reçoivent de l’argent, armes et munitions du pouvoir ; ils kidnappent, tuent et violent comme bon leur semble. Les officiels et les autres secteurs impliqués dans la criminalité sont connus. Il en est de même pour ceux qui font la liaison entre le palais national, certains ministères et les gangs armés », assure le CARH.
Plusieurs associations de défense des droits humains se sont regroupées en un Observatoire haïtien des crimes contre l’humanité (OHCCH). Le 22 avril, cet observatoire a rendu public un long rapport, réalisé avec le soutien de la Clinique internationale des droits humains de l’université Harvard et intitulé « Massacres cautionnés par l’État : règne de l’impunité en Haïti » (il est à lire ici : (pdf, 1.8 MB)). En reprenant le détail des tueries survenues depuis plus de deux ans, le rapport conclut à l’implication du pouvoir dans ces crimes.
« L’administration Moïse maintient que ces attaques ne sont que des querelles internes entre gangs armés. Mais des preuves indéniables établissent que des représentants du gouvernement de haut niveau ont joué un rôle important dans la planification et l’exécution des attaques, ainsi que pour les dissimuler », affirme Mario Joseph, responsable du Bureau des avocats internationaux, l’un des membres de l’OHCCH.
Comment comprendre cette fusion entre crime et pouvoir politique ? Le président Jovenel Moïse et son parti, le PHTK, font l’objet d’un rejet massif de la population, sur fond de dislocation d’un appareil d’État en ruine. Moïse, accusent ses nombreux opposants – partis, Églises, associations –, a ainsi choisi la fuite en avant : terroriser la population ; réformer la Constitution pour renforcer son pouvoir ; organiser un référendum fin juin pour installer un pouvoir dictatorial.
Les États-Unis, qui demeurent le principal acteur politique en Haïti, l’ont jusqu’ici soutenu sans barguigner. L’arrivée de l’administration Biden semble avoir changé les choses. Inquiet de la détérioration accélérée de la situation, Washington ne soutient pas la réforme constitutionnelle et le référendum voulus par le pouvoir et demande une organisation sérieuse des élections législatives et présidentielle qui doivent se tenir avant la fin de l’année.
Mais aujourd’hui, il ne reste qu’une violence déchaînée qui met le pays à l’arrêt. Les tueries et enlèvements ont atteint leur but : terroriser la population, surtout celle de Port-au-Prince. Que provoquent ces tueries à répétition ? Pour prendre la mesure de ce que vit Haïti, un détour par la littérature est utile. Le dernier carnage survenu à Cité Soleil fait ainsi directement écho à un livre publié il y a quelques semaines aux édition Actes Sud, Soleil à coudre.
À 26 ans, son auteur, Jean D’Amérique, est l’un des jeunes écrivains haïtiens les plus brillants. Venu à la poésie par le rap, auteur de trois recueils de poèmes plusieurs fois primés puis d’une pièce de théâtre, il est également le créateur du festival international Transe poétique qui se tient chaque année à Port-au-Prince. Avec Soleil à coudre, Jean D’Amérique signe un premier roman aux allures de long chant poétique qui raconte justement cette descente aux enfers des quartiers bidonvilles de Port-au-Prince.
« Tu seras seule dans la grande nuit. » C’est le sort promis à Tête Fêlée, jeune adolescente de Cité de Dieu, une de ces zones perdues de Port-au-Prince. Un beau-père lieutenant d’un chef de gang, une mère prostituée et une vie tout entière cernée par l’extrême violence. Ce ne pourrait être que clichés. C’est un magnifique récit poétique qui dit bien mieux que des analyses ce qu’endurent les Haïtiens depuis des années et ce que signifie la crise actuelle.
Vous êtes connu comme poète et dramaturge, pourquoi avoir soudain choisi le roman ?
Jean D’Amérique : J’ai commencé ce roman en 2016. Je voulais déployer une histoire sur un format plus long, par exemple prendre le temps de faire vivre des personnages complexes. Mais ce roman reste nourri par la poésie ou par le théâtre. Par exemple, il n’y a pas de description physique des personnages. Ils existent par leurs paroles, par leurs actions, leurs comportements. Je ne voulais pas figer les regards sur les personnages. Tête Fêlée, nous l’appréhendons par ses paroles, par ce qu’elle vit et subit. C’est sa voix qui la définit, pas son corps.
S’agit-il d’une prose poétique ? Peut-être. J’envisage le roman pas seulement comme la narration linéaire d’une histoire ou d’une intrigue. Pour moi, c’est un corps-à-corps entre l’histoire et la langue, il faut essayer de les synchroniser. J’ai commencé la poésie vers 2005-2008, des années où le rap était très en vogue. Au lycée, j’écrivais des bouts de texte, en 2015, j’ai publié mon premier recueil de poèmes.
Pourquoi avoir choisi la violence comme thème de ce roman ?
Je suis né et j’ai grandi dans un petit village du sud-est d’Haïti et je ne suis arrivé qu’à 11 ans à Port-au-Prince, pour le lycée. Venu d’une campagne paisible, la rencontre avec la ville a été un choc très violent. Port-au-Prince s’est inscrite dans ma chair et dans mon imaginaire. J’habitais dans des quartiers précaires, j’ai beaucoup dérivé dans ces quartiers populaires, à Carrefour, Village de Dieu, près du Bicentenaire. La cité où vit Tête Fêlée s’appelle Cité de Dieu. Ce pourrait être Cité Soleil ou n’importe lequel de ces quartiers bidonvilles. C’est une métaphore du Haïti populaire.
La misère, la violence, les bidonvilles et le crime… Ne craignez-vous pas d’être critiqué pour reprendre ce que certains considèrent comme les éternels clichés sur Haïti ?
D’abord, c’est ce que vivent les Haïtiens. Cette violence est là, je l’ai vue et je l’ai vécue. Ensuite, je ne veux pas raconter ce qu’on peut attendre. J’ai beaucoup cherché les lieux de la nuance et de la complexité. Ce n’est pas le mal et le bien. Non. Il y a bien d’autres enjeux, le patriarcat, la virilité masculine, les rapports entre les classes sociales. Tout cela va de l’intime au politique. J’essaie de ne pas juger ces personnages qui vivent dans des conditions aussi sombres, tributaires d’une violence qu’ils n’ont pas créée.
Ils se battent pour survivre, empruntent des chemins différents pour se sauver. J’ai aussi essayé de donner à voir une dignité comme la part mystérieuse de chacun. Je tente de transmettre ce réel en faisant intervenir une part de merveilleux, quelque chose de la mythologie vaudoue.
Tête Fêlée se sauve par l’écriture en essayant d’écrire une lettre à son amoureuse. C’est l’écriture qui vous a permis d’échapper à la violence ?
La littérature est le seul espace où je sens que je peux affronter cette violence. Raconter Port-au-Prince, c’est raconter la violence et la surmonter par les mots et la poésie. C’est presque une expérience charnelle avec les mots : dire ce qu’est la violence extrême dans une langue que je trouve belle, utiliser la puissance des mots pour sublimer les choses. Ce qui ne tue pas rend plus poétique…
Votre roman peut donc être lu comme un récit de la crise qu’endure Haïti depuis 2018, avec massacres et, ces derniers mois, enlèvements à la chaîne ?
Oui, nous en sommes au point extrême d’une crise qui dure depuis des années. C’est le résultat d’un État qui s’institutionnalise dans la violence, un État toujours absent et qui ne crée plus que de la violence. Ces gangs, il les a créés, armés, financés, manipulés. Aujourd’hui, ils se retournent pour partie contre lui et ont pris le contrôle du pays. Le seul moment où l’on voit l’État, c’est quand il s’agit de corruption et de complicité avec les gangs. C’est ce que vit la Cité de Dieu dans mon livre. Le pouvoir arme les gangs pour terroriser la population.
Et vous décrivez pourtant un chef de gang perçu comme un « bouclier » par la population du quartier qu’il contrôle.
Bien sûr, puisque ces gangs deviennent les autorités de ces quartiers. Dans le dénuement total, la population est obligée de coopérer avec eux, ils assurent un minimum de protection et d’ordre sur leurs territoires.
En quoi la crise actuelle est d’une ampleur inédite ou sans guère de précédents ?
J’ai le sentiment que la période THPK, le parti du président Jovenel Moïse, est un long effondrement. C’est un régime imposé à la population qui n’existe que par la propagande : pas de programme, pas de réalisations. L’État a progressivement disparu et le pouvoir a gangstérisé le pays. Il a perdu toute crédibilité, tout soutien, il n’a que la violence pour perdurer et cela va continuer.
Comment envisagez-vous les mois à venir ?
Cela va être très difficile. Jovenel Moïse ne veut pas quitter le pouvoir. Il tente de changer la Constitution et de faire un référendum, mais personne ne veut de ça et n’a confiance.
Il y a eu pourtant de grandes mobilisations en Haïti contre le scandale de corruption PetroCaribe, entre autres. Une nouvelle génération qui choisit de rester au pays et de s’engager très fortement, des mouvements qui se créent, n’est-ce pas encourageant ?
Oui, une nouvelle génération s’engage et est en train de redéfinir un espace politique nouveau. Nous n’acceptons plus n’importe quoi, il y a toujours quelqu’un pour dire non et une conscience politique qui s’aiguise. L’avenir d’Haïti repose sur cela, cette résistance nous fait tenir. C’est ça, Haïti, c’est le Haïti qu’on veut. Si on arrive à reconquérir l’espace public et l’espace de l’État, alors nous pourrons à nouveau faire pays.
L’écriture et l’activisme sont des lieux très différents. Mais quand je suis à Port-au-Prince, je suis présent dans ces mouvements, à ma façon, sans me mettre en avant. Chaque fois que je le peux, je suis debout et, dans mon travail, j’essaie d’être porté par toutes ces réalités.