Depuis maintenant quatre décennies et les premiers durcissements des politiques de visas européens, la même séquence se joue en Méditerranée. Sur la rive sud, des Maghrébins, mais aussi des ressortissants originaires d’Afrique subsaharienne, embarquent sur des rafiots pour atteindre les côtes espagnoles et italiennes. À l’est, et plus encore depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, les migrants — Syriens, Iraniens, Afghans — quittent la Turquie dans l’espoir de rejoindre la Grèce.
Nombreux sont ceux qui échouent. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) recense 20 000 morts noyés en Méditerranée entre 2014 et 2020, « ce qui en fait, et de loin, la frontière migratoire la plus mortifère au monde (1) » ; dans le cimetière de Zarzis, en Tunisie, des bénévoles s’emploient à offrir des sépultures sans nom à ceux que les flots finissent par rejeter. D’autres sont interceptés ou repêchés par les marines maghrébines et se retrouvent parfois en prison. Sous la pression de l’Europe, Alger, Tunis, Rabat et Tripoli ont criminalisé ce que ces capitales appellent « l’immigration non légale ». Faute de lutter plus efficacement contre les réseaux de passeurs, les autorités préfèrent s’en prendre à ceux que l’on appelle les harragas, ceux qui « brûlent » la frontière et leurs papiers d’identité. La Turquie, elle, fait de ces damnés de la mer un élément de pression dans ses relations tendues avec l’Union européenne (UE). Selon les circonstances, sa marine laissera ou non passer les canots pneumatiques surchargés.
Il arrive aussi que ces voyageurs clandestins soient sauvés en mer par des gardes-côtes européens ou par des missions humanitaires. Seule une minorité pourra s’extraire des centres de rétention grecs, espagnols ou italiens. Quant aux autres, l’UE tente, souvent en vain, de convaincre les pays d’origine de les reprendre. Malgré tous les dangers, nombre de harragas arrivent néanmoins à toucher le sol européen. Début juillet 2021, les autorités espagnoles recensaient l’arrivée de plus de mille clandestins en moins de trois jours. Simultanément, on apprenait le naufrage et la mort d’une vingtaine de migrants subsahariens en Tunisie. Au sud et à l’est de la Méditerranée, le caractère despotique des régimes et l’absence de perspectives en raison de situations économiques dégradées par la pandémie de Covid-19 poussent les candidats à la harga à défier les flots.
(1) Nicolas Lambert, « Les damné·e·s de la mer », Migreurop.org, 5 février 2021.