Même si le Mali ne ressemble pas à l’Afghanistan, la France aussi a choisi l’intransigeance du « tout sécuritaire ». Les autorités locales négocient avec des djihadistes.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Le Monde diplomatique, septembre 2021
«La guerre de libération du Mali est finie. Elle a été gagnée », affirmait M. Jean-Yves Le Drian le 20 mars 2014, quatorze mois après le déclenchement de l’opération « Serval » (1). « L’action des forces françaises, poursuivait le ministre de la défense français, a permis à ce pays de retrouver sa souveraineté, ses institutions démocratiques, que des élections aient lieu, et qu’il y ait une fierté d’appartenance malienne qui se retrouve » (Radio Monte-Carlo, 20 mars 2014). Sept ans plus tard, un tel triomphalisme paraît pour le moins surprenant. Les groupes djihadistes ont étendu leur emprise en direction du Niger et du Burkina Faso voisins. L’État malien n’a pas réussi à rétablir une présence effective dans le Nord, en particulier à Kidal, fief des séparatistes touaregs. Quant à ses « institutions démocratiques », elles sont suspendues depuis que l’armée s’est emparée du pouvoir à Bamako, en août 2020, et que le colonel Assimi Goïta a dessaisi les instances du gouvernement de transition, en mai 2021.
Le 10 juin 2021, le président français Emmanuel Macron a fini par admettre publiquement l’impossibilité de se substituer à des États défaillants : « Nous ne pouvons pas sécuriser des zones qui retombent dans l’anomie parce que des États décident de ne pas prendre leurs responsabilités, ou alors c’est un travail sans fin (2). » Mais un tel constat aurait pu être établi dès 2013. En effet, les soldats de l’opération « Barkhane », qui a remplacé « Serval », n’ont jamais eu les moyens ni financiers ni politiques de combler la vacance des pouvoirs publics dans les zones rurales et reculées où sévissaient les groupes djihadistes. Au contraire : ils se sont heurtés à de nombreux problèmes techniques qui ont souvent mis en évidence l’obsolescence de leurs équipements et, parfois, les déficiences de personnels peu adaptés aux réalités culturelles du terrain. Focalisé sur la question du terrorisme, leur déploiement au Sahel a aussi donné le sentiment assez désespérant de chercher encore et toujours à colmater des brèches pour éviter le pire.
Plus grave encore, l’option du « tout sécuritaire » et le refus d’envisager la moindre négociation avec des insurgés qualifiés de djihadistes ont fait apparaître la France comme un obstacle à la paix. L’obstination de Paris contraste avec l’évolution de ses alliés, ou du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), M. António Guterres, qui appelle désormais à un dialogue politique (3). Les autorités maliennes elles-mêmes envisagent officiellement de négocier avec l’une des forces djihadistes, la katiba Macina, dans la région de Mopti ; promulguée en juillet 2019, la loi d’entente nationale offre même un cadre légal pour amnistier les insurgés. Le Burkina Faso, lui, a secrètement conclu un cessez-le-feu avec les moudjahidins du groupe Ansarul Islam dans la province du Soum, à la frontière du Mali (4). Quant au Niger, il a lancé dès mai 2016 une discussion avec les éléments peuls de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), comme nous le confirme le président Mohamed Bazoum (5).
« Avec les terroristes, on ne négocie pas »
Ces trois pays ont pour point commun de chercher à négocier avec leurs seuls ressortissants. Ils n’ont en revanche pas l’intention d’engager des pourparlers avec des étrangers, essentiellement algériens ou sahraouis. L’enjeu est alors d’identifier des interlocuteurs fiables et de définir précisément le périmètre politique des négociations dans le but de mettre fin aux violences. Les discussions entamées pourraient aboutir à faire financer par les pouvoirs publics des mosquées, des madrasa ou des tribunaux coraniques, un peu sur le modèle de la République islamique de Mauritanie (6).
Tout dépend aussi de la pression militaire que les États de la région pourront exercer sur les rebelles pour les inciter à modérer leurs exigences, alors que la France doit encore préciser le calendrier du retrait de ses troupes. Déjà actives dans la zone avant 2013, les forces spéciales de l’opération « Sabre » vont rester sur le terrain et continuer de mener une guerre par drones interposés. La question est de savoir si les éliminations ciblées de têtes pensantes du djihad pourraient s’insérer dans une stratégie plus large de résolution des conflits, en vue d’inciter les insurgés à dialoguer.
Rien n’est moins sûr au vu de l’intransigeance de l’Élysée à cet égard. « Avec les terroristes, on ne discute pas », a répété M. Macron dans la lignée de ses prédécesseurs (7). Négocier avec les insurgés reviendrait en effet à reconnaître l’échec de l’option militaire et pourrait donner le sentiment d’une capitulation face à un ennemi bien inférieur en hommes et en armes. M. Macron entend retirer les troupes de « Barkhane » car il ne veut pas se retrouver dans la position humiliante des Américains, qui, vingt ans après leur débarquement en Afghanistan, ont dû composer avec les talibans et reconnaître l’impasse à laquelle a abouti leur intervention (lire « Tout était pourtant écrit »). Il préfère anticiper, en espérant que les conséquences les plus marquantes de l’échec de sa stratégie militaire n’affecteront pas son image.
Dans le cas de la France, négocier obligerait aussi à renier le discours développé depuis 2013 au Mali, puis dans les pays voisins à partir de 2014. À l’époque, M. Le Drian avait en effet agité le spectre d’un endoctrinement wahhabite et d’un embrasement général du « Sahelistan » qui aurait fini par menacer la paix mondiale. Il a poussé le gouvernement à lutter contre des insurgés qui n’avaient jamais commis d’attentats en Occident, contrairement à Al-Qaida et à l’Organisation de l’État islamique (OEI), qui l’ont fait à partir de l’Afghanistan, de la Syrie ou de l’Irak. Son directeur de la communication, M. Sacha Mandel, a soigneusement choisi ses « éléments de langage » pour obtenir l’assentiment de l’ONU à l’intervention militaire française au nom de la « lutte contre le terrorisme ». À l’en croire, les djihadistes allaient transformer le Mali en nouvel Afghanistan et risquaient de s’emparer de Bamako.
Un simple mouvement de rebelles actifs dans le nord du Mali a alors servi de « prétexte », selon le mot de la politiste américaine Marina Henke, à la plus grosse opération extérieure de l’armée française depuis la guerre d’Algérie (8). Mais les plans de l’intervention étaient déjà prêts, initialement pour reconquérir le nord du pays. La zone présentant peu d’intérêt économique, la décision de l’Élysée pourrait avoir tenu à des considérations de politique intérieure — par exemple, le prestige que la réussite d’une telle opération aurait pu conférer à ceux qui l’avaient organisée, en l’occurrence le président François Hollande et son ministre Le Drian, ainsi que l’ont suggéré deux journalistes du Figaro, Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, dans un livre-enquête (9).
À l’international, l’opération « Barkhane » a permis de présenter la France, l’ancien colonisateur, comme un rempart contre la barbarie djihadiste, voire contre la « pression migratoire » sur l’Europe, confortant ainsi son statut de puissance moyenne et justifiant son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Le lobby militaro-industriel y a poussé également, car le spectre de l’extension d’un terrorisme d’inspiration wahhabite a légitimé le maintien du budget de la défense et de bases permanentes au sud du Sahara… tandis que Paris continuait à proposer formations et équipements militaires à l’Arabie saoudite, le Sahel permettant de tester les armes françaises en conditions réelles et de vanter leur efficacité.
L’ampleur fantasmée de la menace aurait également servi à recruter des jeunes attirés par un engagement au combat, par une promesse d’aventure et par l’indemnité de sujétions pour service à l’étranger (ISSE), une prime accordée aux soldats envoyés en opération extérieure (OPEX).
L’insistance sur la dimension globale du djihadisme a masqué les dynamiques locales de la crise au Sahel, dans un contexte où le terrorisme n’était jamais que le symptôme de la décomposition des États de la zone (10). Plutôt que de s’intéresser aux racines du mal politique, l’Élysée a misé sur le « tout sécuritaire », en particulier sous l’influence de M. Le Drian, passé directement du ministère de la défense (2012-2017) à celui des affaires étrangères. Cet aveuglement est largement partagé au sein de la classe dirigeante. Dans un rapport parlementaire, en avril dernier, trois députées, Mmes Françoise Dumas, Sereine Mauborgne (La République en marche) et Nathalie Serre (Les Républicains), affirmaient ainsi que l’opération de la France était « unanimement saluée par [ses] partenaires (…), tant sur le pilier sécuritaire (…) que pour ses actions en faveur d’une amélioration de la gouvernance et du développement des pays de la zone ». Et de conclure sans sourciller : « Il n’y a aujourd’hui aucune solution sans “Barkhane” » (11).
Le propos, qui minimise les solutions africaines, est tout à fait significatif de l’idée que l’ancienne puissance coloniale se fait du caractère indispensable de sa présence au Sahel. La question reste donc posée : la fin de l’opération « Barkhane » sera-t-elle l’occasion de remettre en cause les postulats interventionnistes de la France dans son pré carré ?
(1) Lire Philippe Leymarie, « L’armée française doit-elle quitter le Sahel ? », Le Monde diplomatique, février 2021.
(2) « Conférence de presse en amont des sommets du G7 et de l’OTAN », Élysée, Paris, 10 juin 2021.
(3) « Sahel : dialogue possible avec certains groupes extrémistes, estime António Guterres », Agence France-Presse, 19 octobre 2020.
(4) Sam Mednick, « Burkina Faso’s secret peace talks and fragile jihadist ceasefire », The New Humanitarian, 11 mars 2021.
(5) Cf. « La fin de l’opération “Barkhane” vue du Niger », The Conversation, 20 juin 2021.
(6) Ferdaous Bouhlel, « (Ne pas) dialoguer avec les groupes “djihadistes” au Mali ? », Fondation Berghof, 7 mai 2020.
(7) Benjamin Roger et Marwane Ben Yahmed, « Exclusif — Emmanuel Macron : “Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour” », Jeune Afrique, Paris, 20 novembre 2020.
(8) Marina Henke, « Why did France intervene in Mali in 2013 ? Examining the role of Intervention Entrepreneurs », Canadian Foreign Policy Journal, vol. 23, n° 3, Ottawa, 2017.
(9) Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, Notre guerre secrète au Mali. Les nouvelles menaces contre la France, Fayard, Paris, 2013.
(10) Lire Rémi Carayol, « Au Mali, la guerre n’a rien réglé », Le Monde diplomatique, juillet 2018.