Par Dharna Noor,
Le système bancaire international finance encore sans retenue des projets d’extraction d’énergies fossiles dans de nombreux pays du sud et ce malgré des rapports scientifiques accablants contre le secteur extractiviste des combustibles fossiles.
Selon un nouveau rapport [d’ActionAid du 4 septembre], les banques déversent dans les pays du Sud des milliers de milliards de dollars dans l’expansion des firmes du secteur des fossiles, soit le plus émetteur de carbone de la planète 1.
Les pays en développement sont souvent en première ligne de la crise climatique, mais ne disposent pas des ressources nécessaires pour mettre en œuvre des plans d’action en faveur du climat. Ils ont donc besoin de milliards de dollars d’aide pour décarboner leurs économies et s’adapter à «un monde qui se réchauffe».
Or, les sociétés financières contribuent à pousser ces pays dans la direction opposée, selon l’analyse publiée ce lundi 4 septembre par l’organisation non gouvernementale internationale ActionAid.
«On dit que l’argent fait tourner le monde, mais l’argent fait reculer le monde», a déclaré à la presse Teresa Anderson, responsable mondiale de la justice climatique pour ActionAid International.
Pour ce rapport, ActionAid a collaboré avec la société de conseil en commerce international Profundo [basée à Amsterdam] afin de compiler des données sur les prêts et les garanties accordés par les grandes banques internationales aux entreprises du secteur des énergies fossiles et de l’agro-industrie.
Ils ont constaté qu’entre 2016 et 2022, ces banques ont fourni quelque 3,2 milliards de dollars à l’industrie des combustibles fossiles pour qu’elle développe ses activités dans le Sud.
Parmi les principaux bailleurs de fonds des combustibles fossiles figurent les banques chinoises qui financent la construction de centrales au charbon, au pétrole et au gaz en Chine. De grandes banques américaines comme Citigroup, Bank of America et JPMorgan Chase ont également offert des milliers de milliards de dollars à Saudi Aramco, Exxon et d’autres firmes de combustibles fossiles pour des activités liées aux combustibles fossiles dans les pays dits en développement, situés dans des régions telles que l’Amérique du Sud et l’Afrique.
Au cours de la même période, les grandes banques internationales ont également prêté et souscrit au moins 370 milliards de dollars pour l’expansion de l’agriculture industrielle dans les pays du Sud. Europe’s HSBC et les banques américaines Bank of America, JPMorgan Chase et Citigroup sont en tête du peloton, offrant des milliards de dollars à des géants de l’agro-chimie comme Bayer (qui a racheté Monsanto en 2016), ADM (agro-industrie et négoce), Cargill (ingrédients alimentaires et négoce de matières premières) et ChemChina [qui a acquis la firme suisse Syngenta].
Le rapport explique que l’agriculture industrielle est le deuxième secteur qui participe le plus au réchauffement de la planète au niveau mondial, en raison de la pollution due à la production et à l’utilisation d’engrais chimiques, des émissions de méthane provenant du bétail et de la pratique répandue consistant à défricher les espaces verts qui séquestrent le carbone pour faire de la place aux exploitations agricoles.
«L’agriculture industrielle est restée en quelque sorte à l’écart des projecteurs et nous pensons que cela doit changer pour des raisons climatiques», a déclaré Teresa Anderson. Selon elle, l’étude met en évidence le décalage entre les déclarations publiques des institutions financières sur le changement climatique et leurs actions. «Les banques transnationales déclarent souvent publiquement qu’elles s’attaquent au changement climatique, mais l’ampleur de leur financement continu dans les combustibles fossiles et l’agriculture industrielle est tout simplement stupéfiante.»
Une analyse distincte du Sierra Club publiée le 30 août a révélé que les grandes banques mondiales ont annoncé des engagements en matière de climat, mais ont néanmoins financé l’industrie du charbon aux Etats-Unis.
Certaines banques ont actualisé leur politique climatique ces dernières années. Citigroup, par exemple, a déclaré l’année dernière avoir fixé des objectifs de réduction des émissions pour ses financements énergétiques et s’est engagée à déterminer des objectifs similaires pour ses prêts agricoles d’ici à 2025.
Gina Bartlett, porte-parole de HSBC, a déclaré que la banque avait révisé sa politique de financement de l’énergie en décembre. «Notre politique énergétique réactualisée signifie que HSBC ne fournira plus de nouveaux services de financement ou de conseil à des fins spécifiques de projets relatifs à de nouveaux projets pétroliers et gaziers, ou à des infrastructures connexes dans des zones critiques sur le plan environnemental.» Elle a ajouté que des orientations spécifiques en matière de foresterie et de produits agricoles «indiquent clairement que HSBC ne fournira pas de services financiers à des clients directement impliqués dans la déforestation ou s’approvisionnant auprès de fournisseurs impliqués dans cette pratique».
Selon le rapport d’ActionAid, entre 2016 et 2022, les banques internationales ont dépensé en moyenne 513 milliards de dollars par an pour les combustibles fossiles et l’agriculture industrielle. Ce flux de financement massif éclipse le montant de l’argent que les pays du Nord ont versé aux pays du Sud pour les aider à réduire leurs émissions et à s’adapter au changement climatique.
Au cours de la même période, les gouvernements des pays du Nord n’ont dépensé collectivement que 22,25 milliards de dollars en moyenne chaque année pour le financement international de la lutte contre le changement climatique. Selon l’étude, c’est le signe que les facteurs de cause de la crise climatique bénéficient d’un soutien bien plus important que les solutions à cette crise. «L’augmentation du financement des combustibles fossiles n’a vraiment pas de sens alors que nous, et la plupart d’entre nous dans ce monde, sommes confrontés à cette crise planétaire», a déclaré Farah Kabir, qui dirige les activités de sensibilisation d’ActionAid au Bangladesh.
Lorne Stockman, directeur de recherche à l’organisation à but non lucratif Oil Change International, qui étudie les conséquences de ce type d’investissements sur le climat, n’a pas participé à l’élaboration du rapport, mais a déclaré que les données étaient «importantes». «De nombreux projets liés aux combustibles fossiles ne pourraient pas être développés sans les institutions financières qui les soutiennent.» Selon lui, les discussions sur l’investissement et le développement durables échoueront si les investissements ne sont pas reconvertis.
Les auteurs du nouveau rapport d’ActionAid appellent les gouvernements du Nord à augmenter les subventions publiques sans conditions pour les énergies renouvelables, l’agriculture régénératrice [qui restaure la santé des sols en en augmentant la teneur en matières organiques, ce qui améliore le potentiel de stockage de carbone] et les plans d’adaptation au climat dans les pays les plus pauvres, ainsi qu’à renforcer les réglementations du secteur financier afin de réduire le financement des industries polluantes.
«Nous avons besoin que les banques qui financent cette crise cessent de financer la destruction du climat, et nous avons besoin que les gouvernements se mobilisent pour pouvoir fournir de l’argent de manière rapide et équitable», a déclaré Niranjali Amerasinghe [directeur exécutif d’ActionAid États-Unis].
Basav Sen, directeur de la politique climatique à l’Institute for Policy Studies, qui n’a pas participé à la rédaction du rapport, a déclaré qu’étant donné que ce dernier quantifie la responsabilité des banques dans le développement des combustibles fossiles et de l’agriculture industrielle dans les pays du Sud, il pourrait également être utilisé pour leur demander des comptes. Il souligne que «ces flux financiers pervers devraient être pris en compte dans les calculs des réparations que les pays riches doivent aux pays du Sud pour s’acquitter de leur responsabilité historique dans le changement climatique.»
Article publié dans The Guardian le 4 septembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre.
- La presse vient de rapporter que Jean Jouzel – climatologue de réputation internationale et vice-président du groupe de travail du GIEC, de 2002 à 2015, sur les bases physiques du changement climatique – a proposé lors de l’université d’été du Medef, organisation du patronat français, l’arrêt de tout investissement dans les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz), au profit des renouvelables. Il s’est vu réprimandé par le patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, qui lui a rétorqué: «Je respecte l’avis des scientifiques mais il y a la vie réelle», assumant ainsi la poursuite d’importants investissements pétro-gaziers sur la base du raisonnement suivant: «Je dois assurer la sécurité d’approvisionnement au coût le plus efficace.» Jean Jouzel avait indiqué: «Pour limiter le réchauffement à 1,5°C nous n’avons plus que 5 ans d’émissions au rythme actuel, et un peu moins de 15 ans si on veut le limiter à deux degrés. En réalité nous partons de façon quasi délibérée vers un réchauffement qui pourra atteindre 3°C, voire 4°C en France.» Deux façons d’envisager la «vie réelle». Et la vie réelle de qui? (Réd. A l’Encontre) [↩]