Edouard De Guise, correspondant.
Depuis la recrudescence des violences entre l’État d’Israël et le Hamas, certains pays, notamment la France et l’Allemagne, ont eu pour réflexe de bannir complètement les manifestations en soutien au peuple palestinien, sous prétexte de craindre l’embrasement des actes et des propos antisémites. Ces mesures font grincer des dents les partisans de solidarité internationale et de liberté de manifester.
Le 12 octobre dernier, le ministre français de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, a transmis un télégramme indiquant aux préfets, représentants de l’État dans les collectivités territoriales, qu’ils devraient bannir les manifestations en soutien au peuple palestinien. Il citait alors un risque d’éloge du terrorisme et de trouble à l’ordre public, prétextes suffisants pour interdire une manifestation en France.
Alerté par cette atteinte du droit de manifester, le Comité Action Palestine a saisi d’urgence le Conseil d’État, plus haute instance administrative au pays, en lui demandant de déclarer illicite une telle dépêche. Le Comité se fondait alors sur une disposition du Code de justice administrative en France qui permet au juge administratif de contrôler d’urgence l’action d’une entité publique qui porte un risque d’atteinte à une liberté fondamentale.
La décision alambiquée du Conseil d’État
Le Conseil d’État a tranché le 18 octobre.
il ramène l’enjeu à une question de droit public et de délégation des pouvoirs plutôt que de droits et libertés. Au lieu de condamner le message du ministre, qui viole très évidemment le droit de manifestation de toutes les personnes qui appuient le peuple palestinien, le Conseil déplore une maladresse dudit ministre et rappelle que la décision d’interdire ou non la tenue d’une manifestation doit être prise au cas par cas par le préfet.
Cette délégation de pouvoir au préfet est bien étrange dans le contexte de la décision puisque le Conseil s’est tout de même prononcé sur le fond de la question, affirmant que les manifestations qui justifieraient les actes du Hamas du 7 octobre seraient enclines à troubler l’ordre public. Il a également justifié sa décision en affirmant que le ministère avait précisé les intentions du ministre, qui étaient de prévenir l’éloge du terrorisme, le Hamas étant considéré comme un groupe terroriste par les institutions européennes, tout comme au Canada.
Les divisions au sein de la NUPES
Dans le paysage politique français, le débat est vif depuis des semaines à propos de l’enjeu de la qualification du Hamas par les courants politiques. Alors que la droite semble relativement unie dans sa condamnation des actes du Hamas, la gauche connait davantage de dissensions dans son camp.
La NUPES, coalition de plusieurs partis de gauche, est déchirée sur le qualificatif de «terroriste» pour désigner le Hamas. Des figures majeures de la coalition comme Jean-Luc Mélenchon ou Mathilde Panot esquivent la question. D’autres, comme François Ruffin adoptent une position mitigée, condamnant à la fois les actions du Hamas du 7 octobre et la politique menée par l’État israélien à l’égard des populations palestiniennes, spécifiquement dans la bande de Gaza. Finalement, certains prennent des positions plus tranchées comme la députée de La France insoumise Danièle Obono qui a qualifié le Hamas comme un «mouvement de résistance».
Ces tensions internes au sein de la gauche française, illustrées principalement par la division entre le Parti socialiste et La France insoumise, reflètent un enjeu international au sein de diverses organisations de gauche. Des partis de gauche semblent se fragmenter dans plusieurs pays à cause de dissensions qui se multiplient au fur et à mesure que de nouveaux enjeux émergent. C’est le cas aussi en Allemagne, où la gauche est également gangrénée par des débats qui la divisent.
Les dissensions au sein du SPD et de Die Linke
La question israélo-palestinienne est également un catalyseur de divisions à gauche en Allemagne. Dans ce pays où plusieurs lois sont en place pour prévenir et combattre toute manifestation possible d’antisémitisme, résultat naturel de l’histoire après l’holocauste, le gouvernement dirigé par le parti social-démocrate (SPD) a rapidement interdit toute manifestation en solidarité au peuple palestinien.
Alors que la gauche française semble davantage divisée sur l’enjeu de l’appui au peuple palestinien, la gauche allemande se dispute sur le rôle du pays dans la résolution du conflit. Le gouvernement de coalition mené par la social-démocratie allemande déclare officiellement son soutien à l’État d’Israël, ce qui déplait à certaines personnes du parti à qui ont alors annoncé leur démission.
Pendant ce temps, le plus grand parti de gauche, Die Linke, se scinde après le départ de la populiste Sahra Wagenknecht pour fonder son propre parti. Parmi les enjeux qui causent les divisions, on retrouve aussi la question de l’action gouvernementale allemande dans le conflit au Moyen-Orient. Certains appuient l’État d’Israël, d’autres souhaitent que le gouvernement dénonce la politique d’Israël envers Gaza et une dernière faction veut voir le gouvernement allemand jouer un rôle de médiateur pour une éventuelle désescalade du conflit.
Les autorités de police à Paris et à Berlin ont fini par approuver certaines manifestations en soutien à la Palestine, signe d’une certaine progression vers le respect du droit de manifester.
Antisémitisme et droit de manifester
Les gauches française et allemande semblent donc affligées toutes deux d’une fragmentation idéologique qui se manifeste par des positions divergentes sur le conflit israélo-palestinien. La solidarité internationale ne peut pas être sélective; on doit pouvoir la manifester envers tout peuple qui voit ses droits bafoués par quiconque même sur le territoire national. Or, les gouvernements qui interdisent les manifestations de solidarité au peuple palestinien font une solidarité sélective et contreviennent au droit de toutes et tous d’exprimer leur solidarité.
Bien que l’apologie du terrorisme et l’antisémitisme doivent être combattus par les pouvoirs publics, tout comme le sont les discours haineux, , exprimer une solidarité internationale avec une cause ou un peuple en particulier ne signifie pas d’encourager de tels discours haineux ou d’inciter à la violence xénophobe. De ce point de vue, il n’y a aucun fondement pour que le droit de manifester soit interdit.
L’action du gouvernement doit prévenir et bannir les manifestations d’antisémitisme, comme les graffitis d’étoiles de David ou de croix gammées dans certains arrondissements de Paris, apparues depuis l’embrasement du conflit. Or, il ne doit pas empêcher les manifestations pacifiques et respectueuses en soutien au peuple palestinien.
La réponse de la gauche à ces interdictions est mitigée et peu décisive, est symptomatique d’une fragmentation bien plus large que ce seul enjeu. En France et en Allemagne, ce sont également les enjeux migratoires qui divisent les politiques de gauche sur plusieurs axes. Cette fragmentation importante n’augure rien de bon pour les mouvements progressistes en Europe et ailleurs. Conjuguée à la montée inquiétante de l’extrême droite, ces divisions peuvent empêcher les gauches d’avoir une action politique significative dans les prochaines années.