Depuis le 29 février 2024, Haïti est en proie à une nouvelle vague de violence orchestrée par les bandes armées. Le Premier ministre, Ariel Henry, en voyage à l’étranger et dans l’incapacité de rentrer dans le pays, puis lâché par Washington qui le soutenait à bout de bras jusque-là, a annoncé sa démission le 11 mars.
Sous l’égide de la Communauté des Caraïbes (Caricom), un Conseil présidentiel de sept membres (et de deux observateurs) – issus des partis politiques, du secteur privé et de la société civile –, a été mis en place. Il devra nommer un Premier ministre par intérim et organiser une phase transitoire en vue d’organiser des élections. La communauté internationale et singulièrement les États-Unis appellent ainsi à organiser dans l’urgence une transition qu’ils ont obstinément rejetée alors qu’elle était au cœur du projet de l’Accord de Montana, signé le 30 août 2021, réunissant un large éventail d’acteurs de la société civile, dont les syndicats.
Quelle analyse les syndicats haïtiens font-ils de la crise actuelle et du Conseil présidentiel ? Comment voient-ils le rôle des acteurs internationaux et de la mission multinationale armée sollicitée par Ariel Henry, autorisée en octobre 2023 par l’ONU, et qui devrait se déployer sous autorité kényane ?
Jacques Belzin, président de la Confédération des travailleurs haïtiens (CTH) et Jean Bonald G. Fatal, président de la Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (CTSP) ont donné un entretien à Equal Times.
Comment arrivez-vous à travailler dans la situation actuelle ?
Jean Bonald G. Fatal : Personnellement, je ne peux pas travailler. Je travaille comme fonctionnaire, mais beaucoup de bâtiments de l’État sont occupés par les gangs ou ont été brûlés par eux. D’autres sont fermés par peur des incendies et des pillages. D’autres encore sont occupés par des gens qui ont dû fuir leurs maisons à cause de la violence. Pratiquement tout le monde est terré chez soi. Il n’y a, à Port-au-Prince, aucune possibilité d’organiser des réunions présentielles, alors nous faisons des réunions virtuelles.
Jacques Belzin : On est bloqué chez soi, mais, en tant que responsable d’une organisation syndicale, on est obligé de travailler, d’assumer sa responsabilité, de porter les revendications des travailleurs. Il faut préciser cependant que le problème de l’insécurité frappe tout particulièrement Port-au-Prince, qui est occupé à plus de 90% par les gangs armés ; les autres départements du pays fonctionnent, les gens travaillent et on doit les accompagner.
Comment analysez-vous la situation et la mise en place, facilitée par la Caricom, de ce Conseil présidentiel qui aurait la charge d’assurer la transition ?
J.B.G.F. : Nous sommes dans une crise, conçue, nourrie par la communauté internationale, et celle-ci continue dans les mêmes erreurs. Ainsi, la Caricom a invité comme acteurs pour discuter de la crise les mêmes personnes qui ont provoqué cette crise. Par exemple, les employeurs, parmi lesquels ceux qui avaient signé l’accord du 21 décembre 2022 de l’ex-premier ministre, Ariel Henry. Ils sont présents alors que le secteur formel ne représente qu’entre 8 et 12% de l’économie et que les syndicats, qui représentent les travailleurs et travailleuses tant de l’économie formelle qu’informelle, n’ont pas été invité à la table de négociation !
Exclusion des syndicats, mais aussi des femmes. Dans ce conseil de neuf personnes, il y a huit hommes et une seule femme. Et une femme désignée à la toute dernière minute, à la suite du retrait d’un homme, qui est observatrice ; elle n’aura aucun droit de vote. Ceux qui vont décider seront sept hommes.
J.B. : Le dossier Haïti est maintenant entre les mains de la Caricom. Nous lui avons adressé une correspondance pour demander l’intégration des représentants des travailleurs et travailleuses à la table des négociations. On pourrait dire que le secteur syndical se fait représenter indirectement à travers Fritz Jean qui a été désigné comme le représentant de l’Accord de Montana dont nous faisons partie, mais la CTH et la CTSP ont demandé de participer directement aux négociations.
C’est aussi que l’accord de Montana est en partie dénaturé. Des partis politiques traditionnels l’ont intégré, puis se sont retirés. D’autres ont même rejoints Ariel Henri pour affaiblir cet accord. Les politiques ne pensent qu’à leurs intérêts politiciens et dénaturent l’objectif de cet accord qui est d’engager « une transition de rupture ». Il faut que la société civile organisée arrive – ce n’est pas encore le cas – à instituer une masse critique qui fasse levier pour constituer un pouvoir de transition.
Vous ne mettez guère d’espoir dans le Conseil présidentiel ?
J.B.G.F. : C’est une montagne qui va accoucher d’une fourmi. Haïti a fait plusieurs expériences de ce mode de gouvernance, sans résultat ; cela a, à chaque fois, échoué.
J.B. : En 1986, après le départ de Duvalier, on a eu une sorte de conseil présidentiel ; cela n’a pas donné de résultats. Je ne veux pas être prophète de malheur ni un oiseau de mauvais augure, mais il y a peu de chance pour que ce Conseil présidentiel remplisse la mission pour laquelle il a été créé. Est-ce que les choses vont évoluer ?
Qu’en est-il de la perspective de la mission multinationale armée ?
J.B.G.F. : C’est une mauvaise blague. En-dehors du problème de légitimité d’une intervention internationale, cette force n’a aucune capacité pour résoudre la crise. Si on voulait vraiment aider Haïti, il faudrait soutenir les forces armées et policières haïtiennes, leur donner des équipements et des armes. Le problème, ce n’est pas la police en tant que tel, mais sa gouvernance ; les politiques qui prennent les décisions et fixent les grandes lignes de la stratégie de la police.
J.B. : Il faut une force pour contrecarrer les actions de ces bandits – je parlerais même de « terroristes », car les actes qu’ils commettent sont de nature terroriste. Sans cela, il n’y aura pas de paix. La police nationale est là, mais, il faut le dire, elle est gangstérisée. On doit quand même réformer ses structures pour la renforcer. Il faut d’abord attendre l’installation du Conseil présidentiel. Mais pour que le Conseil soit installé, il faut un dégel de la situation sécuritaire. On est dans un cercle vicieux.
En tant qu’organisations syndicales, avez-vous des propositions pour sortir de cette crise ?
J.B.G.F. : En-dehors des gangs, le problème, c’est le chômage. Plusieurs milliers de jeunes font partie des bandes armées car ils n’ont aucun espoir. L’espoir est mort. Nous voulons éradiquer les gangs, mais on ne peut pas le faire uniquement avec les armes. Il faut attaquer le problème à ses racines. Le problème des armes est ponctuel, mais pour régler de manière concrète et définitive l’insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l’emploi, ainsi que d’autres perspectives à la jeunesse haïtienne.
J.B. : Le chantier économique est prioritaire. Il ne peut pas y avoir de paix sans une économie qui fonctionne. Nous vivons dans un pays centralisé où tout se trouve à Port-au-Prince, où la douane est vandalisée, où nous avons perdu plus de 26.000 emplois dans le secteur textile et où l’État n’arrive même pas à payer ses fonctionnaires. Il faut mettre sur pied une commission économique multisectorielle et que l’État et les bailleurs renforcent l’économie nationale.
Quel rôle peuvent jouer les acteurs internationaux ?
J.B.G.F. : On parle de l’Ukraine, de Gaza, alors que notre situation est tout aussi grave. On voudrait que la Confédération syndicale internationale (CSI) soit plus exigeante envers l’OIT, Organisation internationale du travail, qui a aussi été créée pour empêcher ce type de crimes contre la population. On compte sur les syndicats pour soulever la conscience internationale sur ce qui se passe en Haïti car nous vivons dans un pays où les gangs tuent, pillent, violent en toute impunité. Il faut un réveil national et international.
J.B. : Il faut que cesse l’hypocrisie de la communauté internationale. Elle a contribué à créer une situation et nous sommes en train d’en payer les conséquences. En ma qualité d’Haïtien, je ne demande pas à la communauté internationale de venir régler la crise à notre place, mais elle a une grande responsabilité. D’ailleurs, d’où proviennent les armes des gangs ?
Pourquoi les États-Unis donnent tant d’argent à Israël pour écraser la Palestine et rien ou si peu pour renforcer notre police, alors que nous sommes leurs voisins, à moins de deux heures de vol ? Et il faut que l’Europe ne se laisse pas entraîner par les États-Unis, que les citoyens européens sachent qu’on a besoin de leur solidarité.