De l’inhumaine humanité du genre humain

La Grève au Creusot, 1899. Image iconique du monde ouvrier, Jules Adler, Le peintre des humbles, représente la condition des travailleurs.seuses comme un modèle de fraternité malgré la dureté du travail. @ Domaine public

Comment éviter les risques de génocide à Gaza?

Pierre Mouterde

On a voulu, depuis la dernière guerre mondiale, faire de l’holocauste des 6 millions de Juifs anéantis dans les camps d’extermination nazie, le paradigme par excellence de la barbarie et de l’inhumanité dont ont pu faire preuve les êtres humains. Et non sans quelque raison, puisque se sont combinées alors — au travers d’un génocide clairement planifié en Allemagne à la conférence de Wannsee de janvier 1942 — la barbarie absolue d’une guerre totale avec la froide efficacité technique d’une civilisation industrielle aux moyens destructeurs considérables. Le tout, en utilisant et manipulant sordidement de tenaces préjugés racistes antisémites!

Mais comment expliquer que les descendant.es des victimes de l’holocauste ayant avec l’appui des pays européens, migrés en Palestine et bâtis l’État d’Israël, se trouvent presque 80 plus tard, amenés à cautionner des politiques d’État guerrières agressives? Des politiques sionistes pour lesquelles la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction de l’ONU vient d’annoncer qu’elles relèvent — dans le cas de Gaza — d’une convention pour la prévention du crime de génocide!

Oui, vous avez bien lu : voilà que les descendant.es directs des victimes d’un génocide perpétré il y a seulement quelques décennies en arrière, se retrouvent sur la sellette, accusés de risquer d’en provoquer un à leur tour? Le monde à l’envers? Peut-on imaginer qu’un peuple qui a vécu dans sa chair l’horreur de l’anéantissement se retrouve entraîné dans une telle spirale?

L’horreur de l’anéantissement
Face à une question aussi dérangeante, on comprendra que certains — cyniques ou désabusés — aient envie de jeter le blâme sur «l’inhumaine humanité du genre humain», ajoutant que ce n’est là qu’une autre de ces calamités déclenchées par l’être humain dont notre époque est aujourd’hui le théâtre.

Il faut pourtant se rappeler une vérité qui devrait servir de boussole. L’être humain n’existe pas en soi. Il n’est ni «bon», ni «mauvais», mais reste le fruit de circonstances historiques données, de conditions d’existence, économiques, sociales, politiques qui, pour une bonne part, façonnent son comportement.

Si l’Allemagne nazie, forte de l’appui tacite du gros de ses classes dirigeantes, s’est rendue coupable de génocide, c’est en raison de conditions bien précises. Mue par de puissants intérêts militaires et économiques, eux-mêmes stimulés par les dynamiques d’un capitalisme agressif, elle bénéficiait en leur faveur d’une formidable asymétrie de pouvoir lui permettant d’imaginer pouvoir imposer sa domination partout au monde, violence déchaînée de la guerre et arbitraire absolu en prime. Broyant pour longtemps les espaces et règles démocratiques existant, tout comme les souterraines aspirations à l’égalité sociale qui les rendaient effectives.

Une bulle cognitive aveuglante
Bien évidemment 8 décennies plus tard, les factions d’extrême droite israéliennes qui aujourd’hui sont à la tête du gouvernement Netanyahou ne se trouvent pas dans une telle situation. Et sans doute — à la suite des massacres perpétrés 1 par le Hamas le 7 octobre dernier et hantées par le trauma de l’holocauste — ont-elles réussi à enfermer le peuple d’Israël dans une sorte de bulle cognitive aveuglante, lui interdisant de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer à Gaza; là où 2,4 millions-personne sont depuis des décennies parquées dans une prison à ciel ouvert, en passe cependant de se transformer en un cimetière dantesque 2.

Il n’en demeure pas moins qu’en 2024, les factions intégristes du gouvernement Netanyahou peuvent compter, elles aussi, sur les avantages d’une formidable asymétrie de pouvoir, leur permettant de faire fi, violence de la guerre et arbitraire en prime 3, de toutes les règles de droit international en vigueur, de tous les principes de coexistence pacifique hérités des traditions humanistes.

L’arrogance des tout-puissants
Étant devenus les alliés privilégiés de la première puissance économique et militaire mondiale et s’étant transformés — l’arme nucléaire en prime — en la bastille des intérêts pétroliers occidentaux au Moyen-Orient, les dirigeants israéliens, ont repris à leur compte cette arrogance des tout-puissants. Au fil du temps, ils se sont refusés, non seulement à prendre en compte le légitime droit à l’autodétermination du peuple palestinien, mais aussi à saisir les occasions de paix offertes. Plus encore, ils se sont laissés peu à peu entraînés par leurs factions les plus extrêmes, dans des politiques d’apartheid et d’épuration ethniques — voire de duplicité machiavélique avec les islamistes intégristes pour éviter tout compromis de paix possible —, pour finalement s’engager dans une guerre ouverte prenant des allures génocidaires.

La prévention des génocides commence chez nous
«L’inhumaine inhumanité du genre humain» a donc bien un nom, et son remède est avant tout d’ordre politique : combattre la montée de l’intégrisme identitaire, de l’autoritarisme et de la guerre, en réinstallant partout où elles vacillent, les exigences de la démocratie et de ses aspirations à l’égalité sociale. Partout : en Israël bien sûr, mais aussi ailleurs, aux USA, au Québec et au Canada tant le monde est aujourd’hui interrelié.

Un peu comme ont cherché à le faire les internationalistes venus de 35 pays de la flottille de la liberté pour Gaza qui voulaient depuis Istanbul accompagner par bateau l’acheminement d’une aide humanitaire et demandaient pour cela, notamment un soutien effectif du Canada pour y parvenir. En vain!

Saura-t-on en ces temps si difficiles se souvenir de leur détermination et se rappeler que le combat pour la démocratie et la prévention de génocides commence aussi chez nous?

Le 28 avril 2024

  1. Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos les chiffres exacts : «Selon les chiffres disponibles, le 7 octobre, 1 143 personnes, pour la plupart israéliennes, ont été tuées — 767 civils, dont 36 enfants et 71 étrangers, ainsi que 376 militaires et membres des forces de sécurité. Près de 250 personnes étaient enlevées. Le même jour, selon des sources israéliennes, plus de 1 600 combattant.es parmi les assaillant.es ont été tué.es sur place et près de 200 personnes arrêtées.» []
  2. «(…) L’enclave est un vaste champ de ruines, où plus de 70 % des logements et de 80 % des commerces sont détruits (selon les spécialistes de l’ONU), où s’entassent plus de 26 millions de tonnes de débris et gravas (selon La Banque mondiale) et où des dizaines de milliers de Palestinien.nes ont été tué.es – 34 262, selon les derniers bilans, qui n’incluent pas les cadavres encore sous les décombres». Voir aussi : «Depuis le 7 octobre, selon des sources gazaouies, plus de 34 000 Palestiniens et Palestiniennes ont été tués, dont environ 40 % d’enfants, soit plus de 13 500, auxquels il faut ajouter jusqu’à 20 000 personnes qui seraient ensevelies sous les décombres, ainsi que près de 77 000 blessés, dont beaucoup très gravement. La grande majorité des 2,4 millions d’habitants de Gaza ont été déplacés et l’ensemble de la population de l’enclave souffre d’une famine croissante, qui lui est infligée par la sévère limitation par Israël du volume de l’aide entrant dans l’enclave. (…) En fait, alors que la bombe atomique larguée sur Hiroshima avait une puissance de 15 kilotonnes de TNT, les forces armées israéliennes ont déjà largué près de cinq fois ce tonnage sur les 365 kilomètres carrés de Gaza. (…)».[]
  3. ((Voir l’opération Lavender (Lavande en français!) : «on a appris récemment que l’armée israélienne avait mis au point un système de ciblage basé sur l’intelligence artificielle (IA), dénommé “Lavender”, qui consacre environ 20 secondes à identifier des “cibles”, sur la base de “vérifications” extrêmement ténues, occasionnant l’assassinat massif de personnes sans lien avéré avec le Hamas ou les autres groupes armés palestiniens». Voir aussi la chronique de Jean-François Lisée à ce propos dans Le Devoir du 27-28 avril 2024, L’IA au service de la mort à Gaza).[]