Une entrevue d’Amélie David avec Nicolas Hubert
Nicolas Hubert est chercheur postdoctoral au centre FrancoPaix de la Chaire de recherche Raoult Dandurand de l’Université du Québec à Montréal. Depuis près d’une dizaine d’années, il oriente ses recherches sur les enjeux liés à l’environnement et à la gestion des ressources naturelles dans des contextes de conflits avec un accent porté sur l’Afrique de l’Ouest et le Sahel.
Ses travaux sur l’encadrement du secteur extractif en République Démocratique du Congo (RDC) dans le cadre de la consolidation de la paix l’ont conduit à conclure que la libéralisation du secteur extractif en RDC n’a pas permis une meilleure gestion des ressources naturelles et, à l’inverse, a accentué les dynamiques conflictuelles. Il a récemment travaillé sur l’exploitation des ressources naturelles et sur la réforme du code minier au Burkina Faso.
Pour lui, il importe de « comprendre que notre système de consommation, de production, de richesse et de domination politique se base sur l’accumulation des externalités environnementales dans les pays d’extraction des ressources naturelles ». Nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur la relation entre les conflits et les enjeux en environnement.
Amélie David pour JdA-PA : Quand vous avez commencé à travailler au Burkina Faso en 2015, les zones minières étaient encore accessibles et représentaient la possibilité de faire un terrain sécuritaire. En 2018, ce n’était plus le cas : les sites miniers d’Inata et d’Essakane, dans la région burkinabè du Sahel, représentaient l’un des premiers foyers insurrectionnels du pays. Qu’en avez-vous retiré de vos recherches dans ce pays ?
Nicolas Hubert : L’étude du site minier d’Inata est très instructive. Il se situe dans la première zone conflictuelle du Burkina Faso, la région où a vu l’émergence du groupe armé Ansarul Islam. Il s’agit également de la zone où plusieurs défaites majeures des forces armées burkinabés ont conduit aux deux coups d’État successif en 2022.
Dans cette région, les groupes armés ont capitalisé sur la frustration issue de la stigmatisation des communautés peules, parmi les premières victimes des agents des Eaux et forêts dans la région, eux-mêmes en rupture avec leurs propres autorités traditionnelles. Les groupes ont aussi cherché à récupérer la frustration générée par le développement du site minier industriel, notamment l’accaparement des terres et de l’eau, ainsi que des arriérés de paiement pour les personnes ayant réussi à se faire engager sur le site minier.
Dans le sud-est, on observe des mécanismes similaires autour des parcs du WAP (NDLR : complexe du W, Arly, Pendjari). La prédation est très forte venant des agents des Eaux et forêts. Plusieurs mois avant l’émergence des violences dans la zone, des infrastructures du parc ont été brûlées par les populations riveraines exaspérées par l’action des agents. Ainsi, les premières cibles des attaques des groupes armés sont les agents des Eaux et forêts partout dans le pays.
Dans la région de Pama, les tensions se sont concentrées autour de la Réserve de chasse présidentielle. Plus au nord, à 10 kilomètres seulement du parc d’Arly, l’attaque d’un convoi minier qui ravitaillait le site de Boungou a eu lieu en 2019. Le site minier a amené de nombreux conflits locaux et oppositions de la part des populations, qui défendaient non seulement l’accès à plusieurs sites d’orpaillage, mais à des zones d’agriculture et d’élevage.
On observe ainsi, dans cette autre région du Burkina Faso, une contradiction entre des restrictions environnementales très fortes pour les populations, qui amènent la prédation des agents des Eaux et forêts, tout en permettant un certain permis de polluer pour les acteurs internationaux. Ces restrictions restreignent les activités de subsistance des populations riveraines. Cela mène à un climat explosif avec des acteurs externes qui viennent concurrencer la légitimité de l’État.
AD : Est-ce que nous pouvons dire aujourd’hui que l’environnement fait partie de ce tout dans la dynamique des conflits, mais n’est pas forcément l’origine des conflits ?
NH : Il y a eu pendant longtemps un débat entre changement climatique et conflits armés… Il opposait des universitaires en sciences politiques et relations internationales à des universitaires qui sont plus issus de l’écologie politique, la géographie humaine et la politique. Aujourd’hui, il y a une sorte de consensus disant que le changement climatique et l’environnement ne sont pas à l’origine des conflits, mais représentent des multiplicateurs de risques.
Toutefois, lorsque nous regardons en détail, c’est plus compliqué que cela. L’environnement peut être à l’origine des conflits armés et les changements climatiques sont un facteur aggravant… mais ils peuvent aussi être un facteur déclencheur. Il faudrait cependant plus de recherches pour le démontrer.
JdA-PA : Qu’en est-il de la question de la gouvernance dans ces pays ?
NH : Dans ces États, il y a toujours des savoirs locaux, endogènes, pluriséculaires, qui permettent de gérer les ressources naturelles, de les préserver et de lutter contre la désertification, de mitiger des conflits. Quand on parle de mauvaise gouvernance, il faudrait davantage parler de la structure économique et politique internationale. Il s’agit des modèles de consommation et d’exploitation des ressources, avec des modalités d’exploitation des ressources naturelles qui sont prédatrices et qui vont accentuer la dégradation de l’environnement et les changements climatiques, au détriment des populations riveraines.
AD : Par exemple ?
NH : La privatisation et la modernisation du foncier [NDLR : qui a eu lieu au Burkina Faso] et l’accaparement des terres… ou le fait que les politiques de conservation de l’environnement, par exemple celles des aires protégées, elles sont associées à la colonisation. Les propriétaires blancs ont fait des réserves de chasse pour faire des safaris en Afrique et en excluant l’accès aux populations et aux ressources naturelles.
Avec la COP15 sur la biodiversité de Montréal, on continue de prôner la nécessité de renforcer et d’étendre les aires protégées, y compris dans le Sud global. Or, on ne prend pas assez en considération que, dans certains pays, ils contribuent à l’émergence de conflits et, en fin de compte, à la destruction de l’environnement. On ne regarde pas non plus l’occupation des sols dans ces mêmes pays, dont l’exploitation (mines, café, cacao, etc.) est exclusivement destinée aux économies des Nord.
Il y a donc une certaine injustice à demander à des pays, confrontés à une importante pression démographique, à renforcer la protection de l’environnement alors même qu’ils y accumulent déjà la majeure partie des pollutions et déforestations générées par l’économie globalisée.
Il faut aussi souligner la différence flagrante de conception de la protection de l’environnement entre l’Afrique et le monde occidental. En Afrique, elle repose majoritairement sur le modèle colonial d’exclusion totale des populations, où les populations qui y accèdent sont criminalisées, dont notamment les éleveurs transhumants. Alors, qu’à l’inverse dans certains pays, la coconstruction de l’environnement par l’être humain va être valorisée.
AD : Est-ce qu’on peut dire que c’est une continuité de la violence coloniale ?
NH : C’est de la violence postcoloniale qui vient des États centraux… Les agents des Eaux et forêts ne sont pas des agents coloniaux, mais perpétuent des rapports de domination qui sont inscrits dans la construction de l’autorité postcoloniale. Les populations ne peuvent accéder aux ressources naturelles, mais en plus on leur coupe leur propre foncier et les ressources existantes. Les mines, c’est aussi beaucoup d’eau et de poussière, et de la mauvaise gouvernance. De plus, il est important d’associer l’extraction minière au changement climatique…
AD : Pourquoi ?
NH : L’extraction minière est le moteur du capitalisme et du système économique actuel. Cette extraction va accentuer les effets du changement climatique au niveau global sur le temps long, mais elle a un impact immédiat aussi. Les états d’Afrique subsaharienne sont poussés par les grandes instances internationales à développer l’exploitation des ressources naturelles pour créer des leviers de développement. On incite aussi les pays à développer des codes miniers qui sont extrêmement favorables aux entreprises minières, mais extrêmement défavorables aux populations et à l’environnement. En détruisant des environnements sensibles importants pour les écosystèmes régionaux, ce sont des accélérateurs des changements climatiques.
On observe aussi un appauvrissement constant des populations rurales des pays qui misent énormément sur l’extraction minière. On se retrouve face à des populations jeunes qui sont privées de l’activité minière, artisanale ou agropastorale, qui sont obligées de migrer au niveau national et qui sont captées par les groupes armés. Cela contribue aussi à décrédibiliser les autorités endogènes et à la création de conflits locaux instrumentalisés par les groupes armés qui vont alors se présenter comme les personnes les plus à même de protéger les intérêts des populations.
AD : Est-ce que cela veut dire qu’aujourd’hui, si on s’attaque à ces problèmes environnementaux, on peut d’une certaine manière résoudre ces conflits-là ?
NH : Dans les politiques économiques internationales, c’est important de considérer les théories très critiques qui sont issues de la théorie de la dépendance. Ce qui est important de comprendre c’est que notre système de consommation, de production, de richesse et de domination politique se base sur l’accumulation du capital dans les pays du Nord, mais aussi sur l’accumulation des externalités environnementales dans les pays d’extraction des ressources naturelles.
On a toute cette accumulation des problèmes environnementaux qui viennent s’ajouter à l’accumulation des changements climatiques dans ces mêmes pays, qui sont déjà les plus vulnérables, et qui vont générer des conflits. L’idée de la justice environnementale, ça ne résoudrait pas tout : il y a énormément de facteurs différents. Mais amener les responsables des sites miniers devant la justice, ça pourrait déjà apporter un certain apaisement et cela pourrait permettre de couper une partie de la légitimité des groupes armés…
AD : En quoi la situation au Sahel veut-elle dire beaucoup du monde dans lequel nous vivons ?
NH : Toutes les populations soulignent l’importance de l’environnement pour elles : c’est la base de leur système socioculturel et sociopolitique. Les enjeux associés à la prédation de l’environnement, ce sont des situations que l’on va retrouver ailleurs en Afrique. Ce sont les premières étapes des conflits et cela va s’aggraver avec le temps. L’environnement est important, mais ce qui est aussi important, c’est l’argent et la relégation de ces populations à la marge.
En périphérie du système politique et économique international, on retrouve les populations marginalisées qui sont elles-mêmes à la périphérie de leurs États. Dans les pays du Sahel, il y a une certaine partie de la population qui a accès à l’exploitation des ressources naturelles et qui s’enrichissent de manière considérable. Cette accumulation de la richesse est très visible dans les grands centres urbains avec de grosses voitures et une partie jeunesse privilégiée qui portent des bijoux en or massif et qui boivent du champagne en boîte de nuit…
Il y a une accumulation des richesses et du pouvoir au détriment des populations qui souffrent de l’exploitation de ces ressources, et qui sont en première ligne des changements climatiques et des impacts environnementaux de l’extractivisme. Ces personnes n’ont aucun moyen de subsistance et n’ont aucune considération. Elles n’ont pas d’alternatives ou de possibilité d’échapper à cette situation, de se construire elles-mêmes… Les groupes transnationaux se présentent comme les seuls interlocuteurs et la seule alternative à la misère à laquelle ces populations sont confrontées.