Taki Manolakos, collaboration spéciale. Traduction Johan Wallengren.
Donald Trump a obtenu un nouveau mandat avec 312 votes du collège électoral contre 226 pour Harris. L’élection s’est jouée dans une poignée d’États dits « pivots ». Trump a remporté la Pennsylvanie en recueillant 50,5 % des voix !
Le Parti républicain détient 53 des 100 sièges au Sénat, et en a gagné quatre lors de cette élection. Le Sénat est important, car il a le pouvoir constitutionnel de nommer les juges fédéraux, y compris les juges de la Cour suprême, et la direction militaire. L’une des poursuites en justice contre Trump dans l’État de Floride a été jugée en sa faveur par un juge qu’il avait nommé. De fait, maintenant qu’il a remporté un second mandat, les autres poursuites seront très probablement rejetées, bien qu’il ait perdu un procès en diffamation. Parmi les autres poursuites, on note une accusation de subversion électorale dans l’État de Géorgie.
La chambre basse du parlement des États-Unis, la Chambre des représentants, sera contrôlée par le Parti républicain avec une majorité absolue de 219 sièges sur 435. Cette Chambre a le pouvoir de déposer des projets de loi et de mettre en accusation des fonctionnaires au fédéral.
Le paradoxe des initiatives électorales
Dans les États et les villes, de nombreuses initiatives électorales dignes d’intérêt ont été organisées lors de cette élection. Une initiative électorale est une procédure par laquelle un nombre déterminé de l’électorat peut proposer une loi, un amendement constitutionnel ou une ordonnance et imposer un vote populaire sur son adoption. Ces initiatives sont assez courantes aux États-Unis et constituent une méthode populaire de contourner les législatures en passant par la voie de la démocratie directe.
Dans le climat politique actuel, une initiative électorale importante concernant le droit à l’avortement a été soumise à l’électorat. La Cour suprême des États-Unis a annulé le droit national à l’avortement en 2022, mais a décidé que les États seraient libres de faire adopter des mesures à cet égard. Des amendements constitutionnels visant à protéger ou à étendre le droit à l’avortement ont été adoptés dans sept des dix États où ils figuraient sur le bulletin de vote. Il est intéressant de noter que les États qui élisent régulièrement des législatures de droite ont choisi de soutenir des initiatives électorales, inscrivant le droit à l’avortement dans leur constitution (le Kansas est un exemple notable de 2022).
D’un autre côté, en Californie, une population censée être progressiste a rejeté une initiative de vote qui aurait interdit la servitude involontaire à titre de punition pour un crime. Là où j’habite, dans le Missouri, les initiatives allaient de l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution de l’État à l’augmentation du salaire minimum et au droit pour les travailleuses et travailleurs de bénéficier d’un congé de maladie rémunéré. Ces deux initiatives ont été approuvées et adoptées. Les résultats du vote sur les initiatives électorales illustrent le fait que la société américaine continue d’être traversée par d’intenses contradictions.
Les campagnes des partis
La question essentielle à laquelle la classe dirigeante américaine est confrontée aujourd’hui est de savoir ce qui remplacera le néolibéralisme, qui s’est maintenant effondré de manière décisive. Trump a effectivement proposé le néofascisme comme solution. Toute sa campagne a été guidée par une profonde animosité à l’égard des populations migrantes. Pour ne citer qu’un exemple, lors du débat présidentiel, Trump a accusé la population d’origine haïtienne de Springfield (Ohio) de voler les chiens de compagnie de la population blanche et de les manger. Il n’a cessé d’accuser l’immigration d’être responsable d’une vague de criminalité nationale. La propagande de diabolisation des personnes migrantes a été intense tout au long de la campagne.
Trump a également promis d’imposer des droits de douane et d’utiliser cette source d’argent pour financer le gouvernement fédéral, ce qui a été fait pour la dernière fois au 19e siècle, à l’époque de l’industrialisation. Il semble croire que les droits de douane permettront d’inverser le déclin du secteur manufacturier dans le pays. Plus important encore, il a promis d’utiliser l’appareil d’État pour éliminer « l’ennemi intérieur », c’est-à-dire toute son opposition politique, qu’il s’agisse de personnalités politiques de premier plan comme Nancy Pelosi ou de groupes situés à la gauche des démocrates.
Les démocrates n’ont pas apporté beaucoup de réponses à la question fondamentale de ce qui devrait remplacer le néolibéralisme. Sur le plan politique, ils ont tenté de dépeindre Trump comme une menace pour la démocratie, tout en hésitant à le qualifier de fasciste. Harris a proposé ce qu’elle a appelé une économie de l’opportunité, où chacun aurait la possibilité de devenir un.e capitaliste prospère, mais les détails n’étaient pas très clairs.
D’autre part, Harris a défendu les sionistes jusqu’au bout, se présentant comme une alliée solide d’Israël. Elle s’est ainsi aliéné une grande partie de l’électorat, car les sondages montrent depuis des mois que la population des États-Unis compatit au sort du peuple palestinien et souhaite que le génocide cesse. Une majorité de l’électorat d’Harris (77 %) et de Trump (51 %) déclarent qu’il est très important ou assez important que les États-Unis exigent un cessez-le-feu immédiat au Liban et à Gaza. Comme l’ont montré les mouvements de protestation sur les campus universitaires appelant à un cessez-le-feu à Gaza, 66 % des 18-29 ans ont déclaré qu’il était très important [d’exiger un cessez-le-feu immédiat].
Dans l’État crucial du Michigan, un des quelques États susceptibles de faire pencher la balance de l’élection et qui compte des dizaines de milliers de l’électorat arabo-américains, Bill Clinton a fait campagne pour Harris en prononçant un discours contenant des remarques racistes anti-arabes. Le Michigan est traditionnellement un bastion démocrate, avec une importante classe ouvrière industrielle (la ville de Detroit se trouve au Michigan), mais la désindustrialisation a changé la dynamique politique. Le résultat était prévisible, avec des marges aussi faibles ; Harris a obtenu 48,3 % et Trump, 49,7 %. Une grande partie de la communauté arabo-américaine du Michigan a voté pour le Parti vert.
Dernier élément, Harris a défendu le droit de l’armée américaine de se lancer dans des aventures impériales en fonction des « intérêts de sécurité nationale ». Dans le discours qu’elle a prononcé lors de la convention nationale du Parti démocrate à Chicago au cours de l’été, elle a fait l’éloge de la « létalité » de l’armée américaine. Dans les derniers jours de la course, elle s’est concentrée sur le recrutement de républicains anti-Trump en faisant appel à leur patriotisme. Or, cette orientation stratégique générale a échoué de manière spectaculaire.
Les autres partis
En dehors des partis démocrate et républicain, un écosystème alternatif dynamique existe, mais continue d’échouer à faire avancer la conversation au-delà du mode binaire défini par le duopole politique. Malheureusement, la loi électorale rend très difficile l’accès des partis politiques alternatifs au scrutin. En outre, les médias capitalistes ignorent ces options alternatives et, par conséquent, la grande majorité de l’électorat ne sait tout simplement pas qu’elles existent.
Les partis alternatifs ne sont pas autorisés à participer aux débats présidentiels. Lorsque des partis alternatifs sont évoqués dans les médias, ils sont généralement ridiculisés. Malgré ces difficultés considérables, trois partis alternatifs ont participé à l’élection. Jill Stein, du Parti vert, est arrivée en tête de ceux-ci, suivie de Claudia de La Cruz, du Parti pour le socialisme et la libération (PSL), et du professeur indépendant Cornel West.
Ces partis alternatifs ont, unanimement et sans ambiguïté, condamné le génocide sioniste en Palestine, ont adopté une politique progressiste en matière de changement climatique et se sont généralement ralliés à des politiques de bon sens qui auraient amélioré la condition de la classe ouvrière. Néanmoins, ces partis n’ont récolté qu’un faible pourcentage du total des voix exprimées (moins de 5 %).
Le sens à donner aux résultats
Quelle signification donner à ces résultats électoraux ? Pour comprendre la tournure qu’ont prise les élections et la réapparition du phénomène Trump, il faut savoir que la classe ouvrière a globalement abandonné le Parti démocrate. L’alliance traditionnelle entre les syndicats et les démocrates remonte à la Grande Dépression et aux réformes du président Franklin D. Roosevelt, qui a adopté une législation consacrant le droit des syndicats à exister et leur conférant un ensemble de droits à faire valoir face à l’ensemble de la classe capitaliste. Tout un dispositif institutionnel a été créé pour régir les relations entre le capital et le travail en faisant en sorte que soit favorisé ce dernier, qui a pris la forme du National Labor Review Board (NLRB).
Depuis lors, les syndicats ont servilement obéi aux diktats du parti, et cet arrangement politique s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Même des syndicats relativement progressistes comme le United Electrical Workers (UE) et l’International Longshore and Warehouse Workers (ILWU) ont soutenu Harris. Cette période de « compromis de classe » n’a cependant duré qu’un temps.
Le néolibéralisme a fait se déplacer le centre d’inertie du pouvoir vers la classe capitaliste. Par exemple, le taux de syndicalisation s’est considérablement érodé depuis le début du néolibéralisme. La proportion de travailleur.ses syndiqué.es a chuté depuis 1983 qui présentait un taux de syndicalisation de 20,1 %. En 2023, il est seulement de 10 %. Cette évolution fait partie intégrante du projet néolibéral, qui a conduit à la « flexibilisation » du travail et à la précarité.
Une grande partie de la classe ouvrière cumule aujourd’hui plusieurs emplois, ne bénéficie pas d’avantages tels qu’un programme de retraite et ne peut pas se procurer les produits de première nécessité. Le coût du logement est devenu une question politique nationale, de nombreux travailleur.ses consacrant jusqu’à 50 % de leurs revenus au logement dans les grandes villes. Avoir des enfants est devenu trop cher et un luxe. J’ai documenté en détail les conditions de la classe ouvrière américaine sous l’administration Biden dans un article pour le magazine Dollars and Sense. Nombre de travailleur.ses, se rendant compte que les démocrates sont les principaux architectes de l’ordre néolibéral, ont donc décidé de soutenir les républicains. Le fait que Trump se considère comme un politicien antisystème n’est pas étranger à pareille décision.
La crise financière de 2008 et la pandémie de COVID ont conduit l’ordre néolibéral vers un déclin terminal. Des mouvements sociaux comme Occupy Wall Street et Black Lives Matter ont accéléré ce déclin. Occupy Wall Street a notamment engendré une augmentation objective de la conscience de classe et une redécouverte du vocabulaire et de la pratique de la lutte des classes. En revanche, l’utilité du mouvement Black Lives Matter réside dans l’éducation et la sensibilisation des jeunes de la population blanche au racisme institutionnalisé et à la terreur policière en Amérique, ce qui n’était pas le cas lors du mouvement pour les droits civiques des années 1960.
L’ensemble du phénomène Trump est donc une réponse à cette situation difficile — le fascisme est toujours prêt, sous le capitalisme, à s’affirmer pour reproduire l’ordre capitaliste chaque fois que cela devient nécessaire. Mais nous devrons attendre de voir jusqu’où Trump peut pousser son programme politique néofasciste.
Il ne fait guère de doute qu’il graciera ses ami.es et allié.es politiques au cours des 100 premiers jours de son administration. Il ne fait guère de doute non plus qu’il rassemblera et expulsera des milliers d’immigré.es. Vous entendrez bientôt parler d’arrestations d’activistes et d’intellectuel.les, dans un climat de résurgence des tendances maccarthystes aux États-Unis. Reste à savoir jusqu’où tout cela ira. Sa capacité de mettre en œuvre un programme néofasciste dépendra de l’éventualité d’une mobilisation et d’une résistance de masse organisées. Ce n’est que si un nouveau sens commun révolutionnaire américain est construit et poussé jusqu’à sa conclusion logique par les masses que la menace sera vaincue.