Hommage de Gustave Massiah à feu Pierre Salama, 4 décembre 2024
Nous avons été surpris et choqués par le départ de Pierre. Il était tellement vivant, disponible et toujours souriant avec son humour décapant. Il était né à Alexandrie et moi au Caire, à quatre ans d’intervalle, et nous nous en rappelions souvent, en partageant des « nokat », les savoureuses anecdotes égyptiennes. Notre amitié datait de longtemps. Nous nous étions croisés dans les mobilisations pour l’Algérie et le Vietnam, puis dans les années 68 et nous nous étions beaucoup rapprochés à partir des années 73 avec les comités chili. Ces dernières années, tous les deux ou trois mois, nous explorions les cafés de Montparnasse.
Après un bref passage par le Parti communiste, Pierre avait rejoint la Ligue Communiste Révolutionnaire et la IVe internationale. Dès 1970, Pierre joue un rôle central dans le renouvellement de la pensée marxiste qui prolonge mai 68. Il fonde, avec Jacques Valier et Jean-Luc Dallemage, la revue Critiques de l’économie politique, qui sera un des pôles des éditions François Maspéro. En 1974, il publie avec Jacques Valier, toujours chez François Maspéro, Introduction à l’économie politique, qui sera traduite en dix langues et qui devient un classique de la formation à l’économie politique des nouvelles générations. Pierre se passionne pour l’Amérique Latine qui deviendra son terrain privilégié et dont il deviendra un des grands connaisseurs. Il travaille avec Celso Furtado alors réfugié à Paris.
Il participe très activement au soutien à la résistance chilienne après le coup d’état et l’assassinat d’Allende. Il est un des premiers à analyser l’expérimentation et l’imposition du néolibéralisme en Amérique Latine et à partir de l’Amérique Latine. Il étudie les politiques du FMI et de la Banque Mondiale et leur rôle dans la montée des dictatures et dans la nouvelle phase du capitalisme. Il insiste continuellement sur l’importance de la démocratie dans la lutte contre le capitalisme.
Pierre ne se limite pas à l’Amérique Latine. Il sera le directeur scientifique de la Revue Tiers Monde. Il s’implique dans le mouvement historique qui va du non-alignement à Bandoeng, en 1955, à la Tricontinentale à La Havane, en 1966. Il participe activement au passage du Tiers-Monde au Nord-Sud puis au Sud global sans manquer de rappeler l’importance, vitale à ses yeux, de la lutte des classes. Il développe une approche scientifique et critique du développement en rappelant le « développement du sous-développement ».
Pierre va se passionner pour le mouvement altermondialiste. Pour lui, il s’agit d’une des formes de l’internationalisme qui reste la référence centrale. Ses travaux jouent un grand rôle pour le mouvement. Dans la période qui conduit à Seattle, en 1999, il fait partie des références dans les analyses du FMI, de la Banque Mondiale et de l’OMC. Il participe activement aux activités du cedetim. Il participe à la création d’ATTAC et rejoint son Conseil Scientifique. Il participe à sa revue Les Possibles. Il est très présent dans le processus de forums sociaux ; il en est une des références.
Pierre a énormément écrit et a beaucoup publié. Il a participé à de très nombreuses revues et en a dirigé plusieurs. Parmi ses nombreuses publications, on peut rappeler Introduction à l’économie politique et citer Les économies émergentes latino-américaines : entre cigales et fourmis ; Migrants et lutte contre les discriminations en Europe ; Le défi des inégalités : Amérique latine-Asie : une comparaison économique ; BRICS et économies émergentes ; Le défi des inégalités Amérique Latine – Asie ; Mesures et démesures de la pauvreté ; Pauvretés et inégalités dans le Tiers-monde ; Introduction à l’économie de Marx ; La dollarisation ; L’après-libéralisme, patronat et classe ouvrière dans la crise ; Le procès de sous-développement.
Pierre a été une des figures marquantes du débat intellectuel et politique. Aujourd’hui, cohabitent trois générations militantes. Pierre fait partie de la première, celle qui est en train de partir. Sa culture a été marquée par la décolonisation, notamment par l’Algérie et le Vietnam, et par les mai 68. La deuxième génération est marquée par les mouvements féministes, antiracistes, écologistes. Elle s’est beaucoup nourrie des travaux de la première génération, notamment ceux de Pierre. La troisième génération construit sa culture à partir de la crise de 2008. Elle a mené, de 2011 à 2014, les insurrections méditerranéennes et les luttes des indignés et des occupy. Après des mouvements dans plus de quarante pays, la situation a été marquée par une reprise en main et de fortes répressions.
Pierre était très attentif aux défis de la période actuelle ; à la montée des autoritarismes et au renforcement des extrêmes-droites. Nous discutions souvent de l’importance, dans la construction des alternatives, de la définition d’un nouveau cadre théorique. Il ne s’agit pas du tout d’une pensée unique mais d’un cadre ouvert de débat théorique et de définition des enjeux de la troisième génération, par la troisième génération. Un peu comme ce à quoi Pierre avait tellement contribué dans le débat entre les approches portées par les différentes écoles des communistes, des anarchistes, des trotskystes, des maoïstes, des althussériens, … Il s’agit aussi de prendre en compte la montée des pensées religieuses et identitaires, des intégristes, des évangélistes, des sionistes, des islamistes, des hindouistes et de certains laïcards. Il s’agit de réinventer une approche de la solidarité internationale, de l’altermondialisme et de l’internationalisme.