Entrevue avec Christophe Aguiton par notre correspondant à Paris, Édouard de Guise. 

Rien ne va plus en France depuis le 9 juin 2024, date à laquelle Emmanuel Macron a annoncé qu’il dissolvait l’Assemblée nationale et conviait les Françaises et Français aux urnes les 30 juin et 7 juillet. Une assemblée tripartite, un éphémère gouvernement, Michel Barnier et une balance du pouvoir qui semble plus que jamais entre les mains de l’extrême droite : une conjoncture politique sans précédent.

Voici la première partie d’une entrevue avec Christophe Aguiton, sociologue, militant syndical et membre fondateur d’ATTAC. Cette entrevue est le premier opus d’une série portant sur les gauches à travers le monde.


Édouard de Guise — D’abord, quelle lecture faites-vous de la situation actuelle en France? D’où vient l’actuelle crise politique en France?

Christophe Aguiton @ CC BY SA 4.0 via wikicommons

Christophe Aguiton — La France se trouve à la conjonction de deux facteurs de nature différente. Le premier est apparent dans toutes les démocraties comparables : il s’agit d’un grand rétrécissement de l’espace des partis dits « de gouvernement. » L’époque de la traditionnelle alternance gauche-droite est révolue. En France, cette alternance tenait entre un parti issu du gaullisme et un parti de type social-démocrate. Ce rétrécissement peut être dû à l’implosion d’un parti, comme c’est le cas avec le Parti socialiste en France. Il peut également être dû à une crise de la droite, ce qui a mené à la domination des partis d’extrême droite en Italie sous Giorgia Meloni, par exemple. Ce rétrécissement voit également l’émergence de partis contestataires s’opposant aux partis traditionnels. En France, il s’agit de La France insoumise (LFI) et du Rassemblement national (RN). En Allemagne, il s’agit de l’Alternativ für Deutschland (AfD) à droite et du Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW) à gauche.

À cela se rajoutent des spécificités françaises : un modèle institutionnel très présidentiel et un curieux mixte entre le présidentialisme classique et le parlementarisme. Le pouvoir, dépendamment de l’alignement de la majorité parlementaire avec le parti présidentiel, peut être presque entièrement concentré dans les mains du Président de la République, où l’on parle parfois de « monarchie élective », ou être du côté du Parlement si le Président est issu d’un parti différent de la majorité à l’Assemblée.

À l’heure actuelle, la tripartition (la division de l’Assemblée nationale en trois grands blocs : la gauche, la majorité présidentielle de centres droits et l’extrême droite) rend les choses difficiles. Aucun des trois blocs n’arrive à triompher, ce qui rend la situation instable. Ces blocs sont formés par une autre spécificité française : le mode de scrutin législatif à deux tours avec un seuil de qualification de 12,5 % des inscrits pour le deuxième tour. Les candidatures n’obtenant pas 12,5 % des listes électorales, donc environ 20 % des personnes votant ne se qualifient pas pour le deuxième tour. Ce mode de scrutin force aux alliances de blocs, de peur qu’une division du vote n’empêche l’élection de candidatures issues du même bloc. Ainsi, une gauche désunie disparait pratiquement du parlement, idem pour la majorité présidentielle. Il y a donc une obligation d’unité, qui rend très difficiles les alliances classiques de gouvernement comme en Allemagne.

ÉdG — Emmanuel Macron a récemment, à la surprise de plusieurs, nommé son vieil allié François Bayrou au poste de premier ministre. Est-ce cette obligation d’unité au sein des blocs qui a forcé la main du Président à procéder à cette nomination?

CA — Tout montre que Bayrou a tordu le bras d’Emmanuel Macron. C’est en agitant la menace de scission de son parti, le MoDem, de la majorité présidentielle, que Bayrou aurait eu les clés du bureau du premier ministre. En quittant le bloc présidentiel, Bayrou aurait mené à l’implosion de ce dernier, ce qui aurait presque poussé à la démission d’Emmanuel Macron. Similairement, les élections européennes ont vu la gauche se déchirer entre un Parti socialiste qui a remonté et une gauche plus radicale, incarnée par LFI. Macron pensait qu’une gauche divisée n’aurait eu presque aucun.e élu.e, ce qui l’aurait mis en position de victoire automatique par réflexe antifasciste face au RN. Cela n’a pas été le cas, la gauche a su s’unir et, grâce à cela, est maintenant le plus important des trois blocs présents à l’assemblée.

ÉdG — L’ascension du RN se poursuivra-t-elle jusqu’à une victoire à la présidentielle de 2027? Que l’avenir réserve-t-il au RN?

CA — Une position de force. Le RN est stable sur les intentions de vote, voire en progression. Il a progressé dans les sondages, et même dans les votes, parce qu’il a marié sa plateforme xénophobe, raciste, anti-immigrée classique, à des positions très sociales. C’est une différence entre le RN et d’autres partis d’extrême droite. Le parti défendait la retraite à 62 ans, l’augmentation des salaires, l’amélioration des conditions des salarié.es, les services publics, etc. Ce n’est pas un parti d’extrême droite libérale. La droite libérale l’accuse souvent d’avoir le même programme économique et social que LFI, ce qui n’est pas complètement faux. Le programme demeure toutefois très démagogique : ce n’est pas le programme que le RN appliquera s’il arrive au pouvoir. De plus, il doit abandonner les questions sociales s’il veut s’allier à la droite traditionnelle. Le vote de censure appuyé par le RN à l’encontre du gouvernement de Michel Barnier illustre que le parti préfère conserver son électorat populaire en maintenant ses positions sociales. Il ne fait donc pas le même pari que Giorgia Meloni, par exemple, qui a fédéré les droites pour gouverner. La droite traditionnelle demeure toutefois un obstacle infranchissable au pouvoir pour le RN, à cause du front républicain qui a porté au pouvoir Emmanuel Macron en 2017 et en 2022. La seule chance de Marine Le Pen, c’est donc d’avoir Jean-Luc Mélenchon devant elle au deuxième tour d’une présidentielle. Les sondages aujourd’hui montrent qu’un tel deuxième tour porterait Marine Le Pen au pouvoir facilement. Mélenchon miserait alors sur un réflexe antifasciste pour l’emporter sur le RN.