Plusieurs personnes ont déjà eu recours à l’intelligence artificielle (IA) pour obtenir des réponses instantanées ou pour recevoir un service rapide. Pourtant, derrière ces systèmes, présentés comme des actions technologiques autonomes, se cache un travail invisible, effectué par des humains. Ce travail, largement méconnu, soulève des enjeux majeurs liés aux droits humains, où cette main-d’œuvre est invisibilisée, mal rémunérée et exploitée.
Un travail précaire et déshumanisant
Le travail du clic consiste à diviser des tâches simples et répétitives comme du tri de données, de la reconnaissance d’image ou des évaluations de produits accomplies par plusieurs personnes, le plus souvent pour une rémunération indécente. À l’échelle mondiale, entre 45 et 90 millions de personnes réalisent ce type de travail dans des conditions précaires. Sans statut juridique clair auprès de l’État, elles sont privées de leurs droits fondamentaux : elles n’ont ni contrat de travail défini, ni protection sociale, ni recours en cas de licenciement déraisonnable. Elles sont connectées en permanence, prêtes à accomplir des tâches mécaniques et déshumanisantes, en plus d’être constamment exposées à des images violentes, pour un salaire très bas. Ces facteurs engendrent une perte de sens du travail, pouvant mener à de l’épuisement psychologique.
Ce travail, dans sa forme actuelle, est un exemple criant d’exploitation systématique dans l’ère numérique, qui pèse sur des millions de vies. L’invisibilité du travail du clic est essentielle à son efficacité. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce travail reste largement ignoré du grand public : l’illusion d’une IA autonome masque la réalité d’une exploitation humaine et fait taire les critiques.
Le cas de MTurk
La plateforme numérique Amazon Mechanical Turk (MTurk), qui distribue des microtâches à des travailleur.se. s à l’échelle mondial en est un exemple. En 2018, seulement 2676 «Turkers» ont réalisé 3,8 millions de tâches à un rythme effréné du travail à la demande. À tout moment, une alerte HIT (Human Intelligence Tasks) surgit pour indiquer une nouvelle «offre d’emploi». Les travailleur.se. s ont un temps limité pour réaliser la microtâche et la soumettre pour ne gagner qu’entre 2 $ et 7,25 $ de l’heure. Toutefois, seuls les Turkers américains et indiens sont rémunérés en argent, les autres doivent se contenter de bons d’achat Amazon! Également, la rémunération n’inclut pas tout travail lié à la recherche de tâches, celles rejetées par l’employeur et celles qui n’ont jamais été envoyées.
Un nouveau modèle économique : le «cyber prolétariat»
Ce modèle de travail abusif, le «cyber-prolétariat», permet aux géants technologiques de se déresponsabiliser en sous-traitant des microtâches, créant des conditions d’exploitation invisibles, et ce, à l’échelle mondiale. Des travailleur.se. s sont privé.es de droits et de protections, vivant dans l’incertitude permanente et soumise à des rythmes de travail épuisants et déshumanisants. Il ne s’agit pas uniquement de conditions de travail précaires, mais d’un véritable système qui structure et renforce les rapports de force dans une économie numérique qui échappe à tout contrôle social. Le danger réside dans l’illusion entretenue par les géants du numérique que ce modèle est non seulement inévitable, mais qu’il s’agit d’une forme de «liberté» pour les travailleur.ses qui peuvent choisir leurs tâches et leurs horaires. Ce discours de l’autonomie individuelle dissimule un système fondé sur l’exploitation, où chaque travailleur.ses est responsable de sa propre précarité, sans recours possible ni pouvoir de négociation. Leur isolement et leur absence de liens formels avec l’employeur rendent extrêmement difficile leur organisation collective.
Des initiatives de résistance pour l’éthique et la dignité de travail
Face à cette réalité, diverses initiatives tentent d’inverser la tendance et de proposer des solutions pour améliorer les conditions de travail des travailleur.se. s du clic.
L’Organisation internationale du Travail (OIT), dans son rapport de 2018, dresse 18 critères pour garantir un travail décent avec une reconnaissance des droits fondamentaux dans le secteur du numérique, notamment par l’instauration d’un salaire minimum en fonction du pays de résidence des travailleur.ses et un encadrement juridique du travail du clic.
Des plateformes alternatives telles que Daemo souhaitent concurrencer MTurk en offrant un espace de travail décent et respectueux des travailleur.ses. Parallèlement, des extensions ont été développées servant à trier les tâches plus efficacement, à créer des alertes lors d’apparition de tâches mieux rémunérées. Des plateformes comme Turkopticon et FairCrowdWork permettent aux travailleur.se. s de noter les plateformes de microtâches, leurs employeurs et leurs collègues pour améliorer la transparence des plateformes. Finalement, un guide de bonnes pratiques, The Dynamo Guideline, a été élaboré pour les recherches universitaires utilisant le travail du clic afin d’assurer une éthique dans l’utilisation des données.
Malgré tout, ces initiatives, bien qu’essentielles, restent marginales et ne suffisent pas à contrer l’ampleur du phénomène en s’attaquant aux racines structurelles de l’exploitation. Les géants du secteur, tels qu’Amazon, restent largement dominants et les efforts pour créer une véritable régulation des plateformes numériques se heurtent à des résistances politiques et économiques importantes.
Pour véritablement changer la donne, il est urgent de repenser le modèle économique des plateformes numériques. Cela implique notamment une régulation forte, une reconnaissance des travailleur.ses du clic comme salarié.es, avec tous les droits associés à ce statut, ainsi qu’un engagement à faire respecter des normes sociales et éthiques dans l’économie numérique.
Il faut repenser l’avenir de l’IA en termes d’impacts technologiques, humains, environnementaux et sociaux. Le fait de construire une société plus juste et plus démocratique doit demeurer une priorité et ce, peu importe les tendances technologiques actuelles.