La corruption n’est pas une question nouvelle 1. Le premier texte écrit connu, en hiéroglyphes, « Le papyrus de la lamentation d’Ipuwer », il y a près de 4000 ans, se plaignait de la corruption, et de l’abus de pouvoir. Pour autant, aujourd’hui, comme dans toutes les périodes de crises aiguës, la corruption a pris une importance nouvelle et stratégique ; elle est au cœur du néolibéralisme.
L’importance de la corruption
À certaines périodes, et à partir d’un certain niveau, la corruption devient un élément structurant de l’évolution d’une société. Elle l’est aussi au niveau du système international. Elle modifie les situations et les systèmes. Quand on compare l’évolution des sommes détournées, de plus en plus énormes, avec la détérioration fréquente, dans de nombreux pays, de la condition de vie des couches populaires, on ne peut que constater que l’enrichissement sans limites peut difficilement cohabiter avec un minimum de justice et d’égalité. C’est le cas y compris dans les pays rentiers disposant de moyens considérables. L’enrichissement peut difficilement cohabiter avec la redistribution. L’enrichissement sans limite est la caractéristique et la conséquence d’un système ; il sert à le reproduire et participe à sa détermination.
Ce n’est pas seulement une question morale et les solutions ne peuvent donc se suffire d’un rappel des obligations morales. Il faut prendre en compte l’économie politique de la corruption 2 pour en apprécier l’impact. Et comprendre que la lutte contre ce phénomène ne peut relever d’actions à la marge de la logique d’un système, mais en implique la transformation en profondeur. C’est pourquoi les études sophistiquées de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ou de la Banque mondiale 3, aussi intéressantes soient-elles, ne sont pas très convaincantes. Elles supposent que la corruption pourrait être comprise et combattue sans toucher au fondement du système économique international. La démarche de l’Organisation des Nations unies 4, en inscrivant la lutte contre la corruption dans le droit international, même si elle est encore peu opératoire, est plus prometteuse.
La corruption peut être définie comme un abus de pouvoir ou d’influence qui permet, au détriment de l’intérêt général, d’obtenir un avantage personnel, le plus souvent financier. Elle se traduit par des comportements illégaux et contraires à l’éthique ; par des accords secrets, qui se traduisent par du favoritisme, du népotisme, des pots-de-vin, du détournement de fonds publics, du blanchiment d’argent. On la retrouve dans les grandes affaires internationales, mais aussi dans les petites transactions. Elle impacte le secteur public, le secteur privé et aussi les relations interpersonnelles. Elle porte gravement atteinte à la justice et dégrade l’ensemble des rapports économiques, sociaux et politiques.
Il faut rappeler la nature et l’importance des systèmes de corruption. Une étude du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) évalue entre 100 et 180 milliards de dollars les avoirs détournés par des dirigeants au cours des dernières décennies 5. Et, selon le directeur général de la Banque mondiale, les entreprises et les individus versent 1 500 milliards de dollars de pots-de-vin par an, soit près de 2 % du PIB mondial, et dix fois plus que le montant de l’aide publique au développement 6.
Corruption et inégalités
La corruption aurait toujours existé, mais on ne peut pas dire qu’il n’y a rien de nouveau. Cette vieille histoire a une importance et des formes nouvelles. Avec le néolibéralisme, la corruption atteint un niveau structurel et majeur. Le néolibéralisme exacerbe la corruption de multiples manières. Il valorise les intérêts privés et affaiblit les mécanismes de contrôle public. La primauté du marché se traduit par la réduction des contrôles étatiques et la privatisation des fonctions publiques. La valorisation et même la sacralisation du succès des entreprises, quels qu’en soient les moyens, deviennent la règle. Elle s’accompagne du culte de la compétition, de la dérégulation et de la réduction des contrôles. Elle met en avant la légitimation de l’enrichissement personnel. Elle considère le lobbying et l’évasion fiscale comme des pratiques d’affaires légitimes. Elle encourage à enfreindre les règles et toutes les formes de contrôle considérées comme bureaucratiques.
La corruption est légitimée par le néolibéralisme. Mais, dans le même temps, sous des formes diverses, le rejet de la corruption s’approfondit et s’amplifie. Il participe à la dé-légitimation du système néolibéral et pourrait contribuer à déconsidérer le capitalisme.
Il existe un lien entre les inégalités sociales, surtout les inégalités de revenus et la corruption. L’accumulation de richesses, pour certains, cohabite mal avec une grande précarité, pour les autres. La compréhension de l’existence d’un rapport étroit entre les deux se renforce. Les inégalités conduisent à un renforcement des luttes pour l’accès aux ressources ; elles augmentent la tentation du recours à des pratiques corrompues. Elles mènent à une normalisation des comportements corrompus. Elles conduisent à considérer ces comportements comme un moyen nécessaire, voire légitime, pour accéder à des ressources. Les inégalités favorisent la concentration du pouvoir économique et politique entre les mains de quelques élites. Ces élites ont les tentations et les moyens pour corrompre des fonctionnaires et des décideurs afin de maintenir leurs privilèges et d’éviter des réformes qui réduiraient leur domination.
Les inégalités renforcent le sentiment que l’injustice caractérise la société. Elles alimentent la frustration et la méfiance envers les institutions publiques. La révélation des cas où les fonds publics destinés à la santé, à l’éducation ou aux infrastructures sont détournés renforce cette défiance. Les inégalités et la corruption s’alimentent mutuellement. La corruption, souvent endémique, est ressentie comme telle. Elle accroît les inégalités en détournant les ressources publiques, en empêchant une redistribution juste et en favorisant des politiques qui profitent aux plus riches. Les inégalités incitent à détourner des ressources et à favoriser des pratiques corrompues. La corruption aggrave les inégalités en détournant des fonds publics et en consolidant les avantages des élites.
La collusion entre les riches et les politiques met en lumière les formes de corruption systémique. Ce sont les réductions fiscales et les subventions obtenues par des pratiques douteuses. Ce sont les scandales de fraude fiscale, des paradis fiscaux et des transactions financières douteuses. Dans de nombreux pays, des « oligarques » de différentes natures accumulent d’immenses fortunes à partir de privatisations douteuses, de connexions politiques et de pratiques de corruption directe. La corruption est alimentée par l’accumulation excessive de richesses et la concentration du pouvoir. Cette concentration de pouvoir, combinée à des pratiques corrompues, exacerbe les inégalités sociales.
L’arrogance des ultras-riches
L’explosion des richesses alimente et renforce la corruption. Les ultras-riches, qu’ils soient milliardaires ou millionnaires, peuvent être à la fois les acteurs de la corruption et les bénéficiaires de systèmes corrompus. Leur pouvoir économique et leur influence politique leur permettent d’exercer des pressions sur les institutions publiques pour obtenir des privilèges ou contourner les règles, ce qui alimente souvent un cycle de corruption. Les milliardaires, à travers leurs pouvoirs dans les grandes entreprises, peuvent utiliser leur influence pour privatiser les bénéfices, via des contrats gouvernementaux ou des subventions, tout en externalisant les pertes. En période de crise, ils peuvent bénéficier de subventions publiques, comme lors de crises financières ou sanitaires, et s’approprier des ressources publiques. Nombre d’entre eux peuvent aussi être impliqués dans des scandales de fraude fiscale, en utilisant des paradis fiscaux ou des structures complexes pour dissimuler leurs revenus et éviter de payer leur part d’impôts.
Les inégalités ont atteint un niveau très difficile à imaginer. Nous pouvons prendre comme indication l’évolution du nombre de milliardaires et de millionnaires dans le monde 7. Au début du XXe siècle, il n’y a que quelques milliardaires et peu de millionnaires ; ils sont issus de l’aristocratie et de quelques grandes dynasties industrielles, en Amérique du Nord et en Europe. En 2000, on dépasse 1000 milliardaires dans le monde, dont 300 aux États-Unis, de nombreux en Europe et de nouvelles fortunes en Chine et en Inde. Il y a alors, dans le monde, près de 8 millions de millionnaires, notamment dans les économies émergentes. En 2020, il y a 2095 milliardaires dans le monde avec des fortunes difficiles à imaginer. Il faut signaler une forte ascension de fortunes liées aux nouvelles technologies du numérique et à internet. Le nombre de millionnaires a été multiplié par 7 en 20 ans. Il y a, en 2020, 56 millions de millionnaires avec de très nombreux cas en Chine, en Inde et dans les économies émergentes.
La période est marquée par le coming-out des milliardaires. Milliardaires et fiers de l’être ! C’est la parade de Donald Trump et de Elon Musk. De nombreux chefs d’État sont milliardaires, ou à tout le moins fortement millionnaires, parfois avant même d’arriver au pouvoir. C’est le point d’arrivée d’un changement dans l’évolution de la bourgeoisie en tant que classe dominante. La fusion dans la casse dominante, à partir de la bourgeoisie financière, de deux catégories de la bourgeoisie, la bourgeoisie patronale, contrôlant les entreprises, et la bourgeoisie d’État, avec ses « grandes écoles ». Cette évolution a remis en cause l’équilibre institutionnel qui définissait une forme de rapport entre république et démocratie. D’autant que les milliardaires adorent les médias, ont compris leur importance et cherchent à grand prix à les contrôler.
La période est marquée par la multiplication des milliardaires et des millionnaires, mais aussi par la mise en avant de nouvelles catégories de milliardaires et de millionnaires. Sur le modèle des acteurs de cinéma et de Hollywood dans le tournant du capitalisme des années 1930, les médias chantent les louanges des nouveaux milliardaires et millionnaires : les créateurs de start-ups, et surtout, les chanteurs, les sportifs et les influenceurs. Cette mise en avant permet de relativiser la visibilité des possesseurs de capitaux et des chefs d’entreprises dans la multiplication et la captation des marges bénéficiaires. Si on est milliardaires, c’est parce qu’on le mérite ! Et donc, de manière complémentaire, si on est pauvres aussi ! Ainsi, la richesse se mérite ! Et donc, la pauvreté aussi ! Et l’exploitation ? Elle devient naturelle ! Ce qui compte, c’est la réussite. La richesse, c’est la réussite et le marché. Au nom du réalisme, de l’efficacité, de la puissance et des rapports de forces, la corruption détruit la morale. Elle contribue au règne de la démesure et de l’hubris, au sens de l’orgueil inacceptable et de la supériorité insolente. Elle relativise l’inégalité. Elle cherche à relativiser la conscience que la corruption est du vol !
Il faut aussi noter l’importance d’une catégorie particulière de milliardaires, celle des dictateurs très présents dans la fratrie des milliardaires. L’argent des dictateurs ne leur est pas venu du ciel ; il a été extorqué ! Les campagnes sur les biens mal acquis ont permis de le mettre en évidence et de le démontrer dans l’espace public 8. Elles ont confirmé toutes les approches qui relient l’argent des dictateurs et les systèmes de corruption. Comme on peut le voir avec les rétrocommissions, versées à des intermédiaires et ensuite récupérées, elles montrent que la distinction entre corrompus et corrupteurs est le plus souvent factice 9. La révolte des peuples a aussi dévoilé la nature des dictatures et le rôle qui leur était dévolu par l’hégémonie occidentale : la garantie de l’accès aux matières premières, la garantie des accords militaires, la lutte contre l’islamisme souvent utilisée comme justification des dictatures, et enfin, le contrôle des flux migratoires. La démocratie n’est pas exempte de corruption, mais il est de plus en plus clair que toute dictature génère la corruption et que pour lutter contre elle, il faut commencer par mettre à bas la dictature.
Corruption et néolibéralisme
Le caractère systémique de la corruption et son exacerbation s’imposent à travers la logique du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste. Le saut qualitatif dans la corruption est constitué par la fusion du politique et du financier, l’inégalité des revenus et la concentration inimaginable des sommes générées par la spéculation financière. Il prend acte de l’incapacité des institutions et des forces politiques à apporter des réponses à la crise économique, sociale, environnementale et géopolitique.
Le néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste est fondé sur une nouvelle rationalité, la subordination de chaque société et du monde à la logique du marché mondial des capitaux, et sur de nouvelles orientations politiques, celles de l’ajustement structurel, des plans d’austérité, de la précarisation du travail et du démantèlement de l’État social. Le néolibéralisme se traduit par une mutation qualitative de la corruption qui devient prédominante à partir de ses multiples formes. Cette mutation qualitative résulte de la destruction des formes de régulation au niveau des États, du contrôle du système mondial par le capital international et de la formidable concentration des pouvoirs financiers et politiques.
La liberté pour les capitaux se traduit par un nouveau système international fondé sur un libre-échange exacerbé qui repose sur le déchaînement de quatre dumpings 10 : le dumping social et la concurrence sur les salaires, la précarisation et la remise en cause des systèmes de protection sociale ; le dumping fiscal qui s’est traduit par la course à la défiscalisation pour les hauts revenus et les entreprises et par la floraison des paradis fiscaux ; le dumping environnemental qui se traduit par la destruction de tous les mécanismes de protection de l’environnement et de la santé ; le dumping monétaire sur les variations de change. Il s’agit véritablement du cadre stratégique et institutionnel international de la corruption.
Le capitalisme financier a mis en œuvre une stratégie, celle de l’ajustement structurel généralisé fondé sur une ouverture complète des frontières au commerce mondial, organisé par les accords de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Cette ouverture appuie et organise une forte tendance à la privatisation généralisée de toutes les entreprises, particulièrement des services publics. La logique du capitalisme financier s’impose avec ses exigences de profit très élevé à court terme. Le contrôle des capitaux et des entreprises, par les actionnaires, associés au manque de transparence des fonds d’investissement et aux paradis fiscaux, est propice à toutes les formes de corruption. Cette tendance rencontre toutefois des contradictions. Comme l’a expliqué Joseph Stiglitz dans une rencontre à Bercy en 199 911, un État reste nécessaire, même pour libéraliser. L’instauration du capitalisme sauvage en Russie, après 1989, a montré comment une libéralisation sans freins a conduit à des systèmes mafieux. Une des questions majeures aujourd’hui est celle posée par les risques d’un contrôle mafieux du capital à l’échelle mondiale.
Le cadre institutionnel international a accentué les formes classiques de corruption, notamment dans le commerce des matières premières et de l’armement. Les entreprises sont soumises à une totale emprise des marchés financiers à travers l’actionnariat international. Elles développent de nouvelles méthodes qui sont directement liées à l’économie rentière et aux privilèges 12. On a, par exemple, vu fleurir des modèles de calcul économique du « coût d’accès à la rente », qui explicitent, de manière précise et chiffrée, combien il faut consacrer dans l’investissement à la corruption. Aujourd’hui, l’ouverture au marché mondial et l’obligation d’ouvrir les marchés publics à la concurrence internationale accentuent les délocalisations et pousses à la concentration des entreprises et aux oligopoles.
Le néolibéralisme a utilisé, dès 1976, une arme redoutable, l’arme de la crise de la dette. La gestion de la crise de la dette par le G7 (groupe des sept économies dominantes, occidentales et le Japon) a été une arme essentielle pour mettre en crise la décolonisation et même pour favoriser des formes de recolonisation. La gestion de la crise de la dette a multiplié les dettes illégitimes et particulièrement des dettes odieuses, des dettes imposées par les pays occidentaux et des dettes passées par des dictateurs et des régimes illégitimes 13. La proposition, dès 1989, d’un audit citoyen de la dette publique, expérimentée par le CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde) 14 en Équateur, conforte un débat politique sur l’illégitimité de la dette et sur les responsabilités liées à la corruption dans la création et la gestion des dettes.
Dans la liaison entre corruption et néolibéralisme, les contradictions écologiques ne sont pas absentes, notamment autour des questions des matières premières, de la terre et de l’eau. Mais elles sont, dans cette période, moins explicitement présentes en Amérique du Nord et en Europe que dans d’autres mouvements en Amérique latine ou en Asie. Elles prendront progressivement une importance majeure et s’imposeront comme une des questions essentielles de la période à venir. Les contradictions écologiques remettent en cause la logique du capitalisme financier et son modèle de croissance. Elles sont de moins en moins contestées du fait de l’explosion des dérèglements climatiques. Elles introduisent une dimension nouvelle, qui n’en est qu’à ses débuts, dans la manière de penser l’avenir de la planète et du monde.
La corruption et la deuxième phase de la décolonisation
La période actuelle peut être caractérisée comme celle de la deuxième phase de la décolonisation. La première phase, qui n’est pas achevée, a été celle de l’indépendance des États. Dans cette nouvelle phase, les revendications portées par les mouvements sociaux et citoyens à l’échelle mondiale mettent en avant : l’urgence sociale, les libertés, l’indépendance réelle, le refus de la corruption. Ces mouvements explicitent, renouvellent et approfondissent les contradictions de la situation actuelle : l’explosion des inégalités sociales, l’importance des contradictions sociales entre les couches populaires et les oligarchies, les contradictions idéologiques autour de la question primordiale des libertés, les contradictions géopolitiques liées à l’hégémonie occidentale. Elles sont toutes liées à la prédominance de la corruption.
Les évolutions de l’économie et de la société mondiales sont contradictoires et mettent en évidence des transformations sociales profondes. La population agricole qui était la base de la population sédentaire ne compte plus, dans de plus en plus de pays, que 5 % de la population. La scolarisation des sociétés se traduit par le fait que 80 % de la génération, en France et dans beaucoup de pays, a achevé des études secondaires. Elle se traduit aussi, dans le monde, par l’exode des cerveaux et par les chômeurs diplômés. Les migrations seront de moins en moins marginales et seront de plus en plus structurelles. Elles relient la nouvelle génération au monde et à ses contradictions en termes de consommations, de cultures, de valeurs. Les résultats sont certes contradictoires entre l’élargissement des capacités de jugement et la prégnance de la culture mondialisée ; mais, l’isolement et l’enfermement des générations en sont fortement réduits.
Dès maintenant, une nouvelle génération s’impose dans l’espace public avec sa perception des situations et ses nouvelles visions du monde. Il ne s’agit pas tant de la jeunesse définie comme une tranche d’âge que d’une génération culturelle qui s’inscrit dans une situation et qui la transforme. Cette nouvelle génération se différencie des générations précédentes. Elle construit, par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique qui laisse toute sa place à l’affirmation féminine, à l’écologie, à l’antiracisme, aux migrations. Elle modifie la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de définir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements, souvent informels, et les instances politiques. Le rejet de l’autoritarisme et de la hiérarchie accompagne naturellement le rejet de la corruption.
La révolte des peuples ne porte toutefois pas que la démocratisation. Il se traduit aussi par de fortes tendances à l’autoritarisme et au renforcement des extrêmes droites. La période est à l’exacerbation des contradictions. Ce qu’il y a de nouveau est en gestation ; il n’est pas prédéterminé et n’est visible qu’à l’échelle des générations. L’avenir ne se construit pas de manière linéaire, il est porteur d’incertitudes, de catastrophes, d’accélérations positives et d’inventions. Il s’agit d’inventer des avenirs possibles et de nouvelles stratégies politiques. Rappelons-nous, à titre d’exemple historique, la période des révolutions de 1848 en Europe, celle du printemps des peuples. Sans internet, les insurrections parisiennes s’étaient propagées en quelques jours à toute l’Europe. Trois ans après, elles étaient écrasées pays par pays. Trente ans après, ce qu’elles portaient de nouveau, les États-nations, s’était imposé dans toute l’Europe. Dans le nouveau cycle, plusieurs questions sont porteuses d’une rupture radicale : celle d’un nouveau mode de développement, de production et de consommation, qui relie la justice sociale et l’urgence écologique ; celle d’une prise de conscience des défis écologiques ; celle d’une réinvention de la démocratie ; celle d’une nouvelle phase de la décolonisation.
La mise en crise de la décolonisation a résulté d’une offensive des pays dominants, ceux du G7 (groupe des sept économies dominantes, occidentales et le Japon), à travers la gestion de la crise de la dette et l’imposition des programmes d’ajustement structurel, constitutif du néolibéralisme. Cette offensive s’est appuyée sur la rupture entre les régimes issus de la décolonisation et les peuples, à propos de la question des libertés, de la démocratie et de la corruption. Elle a construit un système international fondé sur l’alliance entre ces régimes et le bloc hégémonique occidental. Le fonctionnement de cette alliance repose sur la corruption, à la fois dans les objectifs d’une large part des classes dominantes et dans les modalités de gouvernement du monde. La lutte contre la corruption passe par la remise en cause de ce système et par une réponse à la crise de la décolonisation.
Cette nouvelle phase de la décolonisation correspondrait au passage de l’indépendance des États, qui a caractérisé la première phase de la décolonisation, à l’autodétermination des peuples 15. Comme le précisait dès 1976 la Charte des droits des peuples 16, chaque peuple a droit à l’autodétermination externe contre toute forme de dépendance extérieure. Il a droit aussi à l’autodétermination interne, c’est-à-dire à un régime démocratique, au sens d’un régime qui garantisse les libertés individuelles et collectives. Cette nouvelle phase de la décolonisation ne se réduira pas à la montée en puissance des pays dits émergents. Elle impliquera la contestation des propensions à imposer de nouvelles pratiques dominantes, celles de l’autoritarisme et celles des nouvelles puissances. Elle devrait prolonger le très positif rééquilibrage économique et géopolitique porté par la première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États colonisés. Elle se construira dans la convergence des mouvements qui a progressé, comme on a pu le voir au moment des forums sociaux mondiaux. Elle mettra sur le devant de la scène les questions de l’épuisement des ressources naturelles, et particulièrement de l’eau, du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières premières et de l’accaparement des terres.
L’horizon est aujourd’hui assombri par la montée en puissance des autoritarismes et des mouvements d’extrême droite. Mais les contradictions n’ont pas disparu et les résistances à la montée des extrêmes droites sont déjà réelles. Elles seront portées sous des formes nouvelles par les prochaines générations. Elles s’opposeront aux tentatives de récupération de l’idée des libertés par les libertariens qui définissent les libertés comme celles compatibles avec le pouvoir individuel, l’enrichissement sans limites, et en définitive avec la légitimation du capitalisme. Elles défendront la conception des libertés individuelles et collectives indissolublement liées à la revendication de l’égalité et à la nécessaire solidarité.
Les mobilisations contre la corruption
Les mobilisations expriment la colère des peuples face à la détérioration des conditions de vie et à la mise en place des plans d’austérité. Elles prennent acte de l’incapacité des institutions et des forces politiques à apporter des réponses à la crise économique, sociale et environnementale. Elles montrent que parallèlement et contradictoirement aux tendances autoritaires et conservatrices, les mobilisations populaires peuvent ouvrir de nouvelles voies. La question centrale posée par le nouveau cycle de mobilisations et de luttes est la question démocratique. Elle est confirmée comme un impératif qui doit être complètement repensé. Les peuples, quand ils se soulèvent, affirment que la revendication des libertés est universelle et définissent la démocratie comme le système qui, dans chaque situation, préserve et élargit les libertés individuelles et collectives. Ils expérimentent de nouvelles manières de lier l’individuel et le collectif. Ils réaffirment l’actualité et la centralité des revendications pour l’égalité et la solidarité.
Tous les mouvements et toutes les insurrections de la période de 2011 à 2016, dans plus de cinquante pays, sont inachevés, mais leur impulsion se retrouve à travers les mouvements sporadiques d’émancipation. Les nouveaux mouvements remettent l’impératif démocratique au centre du débat mondial de la transformation des sociétés et du monde. Ils pointent les limites inacceptables et les faux-semblants des démocraties réellement existantes. Ils révèlent que la corruption est le point d’arrivée de la fusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, de la subordination du politique à l’économique. De là découle la méfiance par rapport aux gouvernements et aux institutions existantes sous leurs différentes formes. C’est ce que signifiait la déclaration des mouvements des années 2010 : « Ils ne nous représentent pas ». La lutte contre la corruption passe par la réappropriation de l’espace public et de la souveraineté populaire.
Les réponses aux régimes autoritaires mettent en avant l’élimination de la rente illégitime, le refus de la corruption sous ses différents aspects, la mise en place d’une politique économique non-rentière, l’instauration de lois communes d’accès aux droits et de contrôle de la spéculation sous ses formes financières et économiques 17. Au-delà de la démocratisation, étape nécessaire aujourd’hui, une orientation alternative à la mondialisation capitaliste est en gestation. Elle devra répondre aux contradictions ouvertes ; les contradictions sociales, écologiques, géopolitiques, démocratiques. Une orientation s’est dégagée dans les forums sociaux mondiaux par rapport à la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Elle correspond à la liaison entre justice sociale et urgence écologique qui nécessite de nouveaux rapports sociaux de production et de consommation. Il s’agit de mettre en avant, pour organiser chaque société et le monde, l’accès aux droits pour tous et toutes, l’égalité des droits 18. C’est le fondement nécessaire d’une société qui refuse d’être régie par la corruption.
Comment situer la corruption, son importance et son rôle d’une part, son rejet, sa remise en cause de l’autre ? La corruption est au cœur du néolibéralisme confronté à une crise systémique. Elle est un élément structurant de chaque société, de l’ensemble des sociétés et du système international.
Il faut tenir compte de la période, celle d’une crise structurelle du mode de production capitaliste 19. Une crise analogue aux différentes crises structurelles qui ont rythmé les remises en cause et les mutations du capitalisme. La crise de 1873, de 1848 à 1880, avec le bonapartisme et la naissance de l’extrême droite moderne, mais aussi avec les réponses et les subversions de La Commune et de la Première Internationale. La crise de 1929, de 1913 à 1945, avec le fascisme, puis l’essor et l’affirmation du capitalisme fordiste, mais aussi avec le Front populaire et les révolutions soviétique et chinoise. La crise de 1973, avec l’imposition du néolibéralisme, mais aussi avec la décolonisation et l’altermondialisme. Toutes ont commencé par une montée de l’extrême droite suivie de résistances des forces de gauche et d’un renouvellement des pensées des gauches radicales.
La crise actuelle, celle du néolibéralisme, commence en 2007. Elle a déjà connu de fortes mobilisations et des affrontements avec les insurrections méditerranéennes, les indignéé.es et les occupys. Aujourd’hui, des changements du mode de production émergent avec le numérique, l’écologie, les migrations structurelles, l’affirmation d’un Sud global. Pour l’instant, la multipolarité s’accompagne de l’autoritarisme et interpelle les mouvements démocratiques 20. La géopolitique est en plein bouleversement. Les inégalités s’approfondissent. Les extrêmes droites s’imposent, dans un premier temps, comme dans chaque période de crise structurelle. Les trois dimensions de la crise : sociale, écologique, démocratique s’approfondissent.
Nous entrons dans la deuxième phase de la décolonisation. La première phase, celle de l’indépendance des États, est à peu près terminée, en dehors de la Palestine et des 17 territoires identifiés par la Quatrième commission de l’Assemblée générale des Nations Unies21. La prochaine phase est celle de la libération des nations et de la révolution des peuples. C’est l’enjeu pour la nouvelle génération qui commence à s’imposer et qui combinera les luttes des femmes, l’invention de l’écologie, les migrants, la réinvention de la démocratie et les alternatives.
Les affrontements sociaux, politiques, idéologiques vont s’exacerber. L’affrontement porte sur les droits et sur l’égalité. En première ligne, les droits à la santé, à l’éducation, au logement, à la retraite. Et en perspective, les droits au revenu. L’égalité est la réponse aux inégalités et à la corruption. Avec les luttes contre les racismes et les dominations, avec les luttes contre les guerres et pour la paix, c’est l’enjeu de la réforme et de la réinvention du droit international. C’est la réponse à la montée des extrêmes droites, des identitarismes et des autoritarismes.
26 décembre 2024
- 1 Article de la revue Les Possibles ; numéro 41. Télécharger l’article au format PDF. Cet article fait suite et prolonge l’article « Argent des dictateurs, corruption et néolibéralisme » du 15-01-2012 qui avait été écrit pendant la période des printemps arabes, des indignés et des « occupys ». Merci à Jean-Marie Harribey pour ses réactions et ses corrections
- 2 Aitec, « L’économie politique de la corruption », Archimède et Léonard, n° 7/8, printemps-été 1991 ; repris dans la Revue Projet, « Attention corruption », n° 232, hiver 1992-1993.
- 3 Helping Countries Combat Corruption: The Role of the World Bank: ,: http://www1.worldbank.org/publicsector/anticorrupt/corruptn/cor02.htm
- 4 La Convention des Nations unies contre la corruption considère le détournement de biens publics comme une violation des droits de l’homme.
- 5 CCFD-Terre Solidaire, « Biens mal acquis… profitent trop souvent. La fortune des dictateurs et les complaisances occidentales », mars 2007.
- 6 Discours de Shaolin Yang, directeur général de la Banque mondiale, 14-06-2016: https://www.banquemondiale.org/fr/news/speech/2016/06/14/tracking-corruption-the-way-forward
- 7 Forbes — The World’s Billionaires ; Credit Suisse — Global Wealth Report (annuel)
- 8 Survie, « Les biens mal acquis des dictateurs africains en France », Brochure Survie, 2011. Transparency International, Rapport mondial sur la corruption, Karthala, 2004. Les associations Transparency International France et Sherpa ont publié des rapports sur « les enseignements de l’affaire des biens mal acquis » avec des propositions innovantes et nécessaires pour le recouvrement et la restitution des avoirs volés.
- 9 Survie, L’envers de la dette. Criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola, Agone, 2001.
- 10 Dominique Taddéi, « Le deuxième stade de la crise », www.cedetim.org, 10 octobre 2011.
- 11 Première conférence annuelle de la Banque mondiale en Europe sur l’économie du développement, mai 1999.
- 12 Raymond Benhaim, Ghazi Hidouci et Gustave Massiah « Méditerranée 2030, évolution écologique, économique, sociale et politique », Communication à la Biennale de Venise, mai 2008. Résumé publié dans Marcello Balbo (dir.), Médinas, 2030, Paris, Éditions L’Harmattan, 2010.
- 13 Aitec, « Légitimité ou illégitimité de la dette du Tiers monde », Archimède et Léonard n° 9, hiver 1992 — Damien Millet, Éric Toussaint (dir.), La dette ou la vie, Bruxelles, Aden, 2011.
- 14 Damien Millet, Éric Toussaint, « L’audit citoyen de la dette : comment et pourquoi ? », www.cadtm.org, 30 décembre 2011.
- 15 Gustave Massiah, Bandung et la décolonisation ; Conférence Bandung-Belgrade-La Havane — novembre 2022 ; Universitas Airlangga Press, Surabaya — https://www.cadtm.org/Bandung-un-moment-historique-de-la-decolonisation
- 16 Déclaration universelle des droits des peuples, proclamée à Alger en 1976, publiée par les Éditions François Maspéro, Paris, 1977.
- 17 Ghazi Hidouci, « Conditions nouvelles de Politique arabe », www.cedetim.org, février 2012.
- 18 Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, La Découverte, Paris, 2011.
- 19 Gustave Massiah, « Un changement de période historique, la crise structurelle et la montée de l’extrême droite », entre les lignes, entre les mots, 2024
- 20 Kavita Kishnan, « La multipolarité est-elle le mantra de l’autoritarisme ? »/ https://aplutsoc.org/2022/12/24/la-multipolarite-le-mantra-de-lautoritarisme-par-kavita-krishnan/
- 21 La quatrième commission de l’Assemblée générale des Nations Unies traite particulièrement de la décolonisation et suit l’évolution des 17 territoires non autonomes et considérés comme en voie de décolonisation