Entrevue avec Stefan Liebich par Édouard de Guise, correspondant à Paris.
La population allemande est appelée aux urnes le 23 février prochain. Cette élection sera déterminante pour plusieurs raisons. Les partis de gauche sont en déroute. La droite traditionnelle se durcit tandis que l’Alternativ für Deutschland (AfD), parti d’extrême droite aux multiples liens avec les organisations néonazies, est en plein essor.
Les parallèles avec la récente élection de Donald Trump pour un second mandat aux États-Unis sont-ils justifiés ? Dans un climat social tendu, marqué par une économie industrielle déclinante et un courant populiste fort, où va l’Allemagne ?
Voici une entrevue avec Stefan Liebich, directeur exécutif du bureau new-yorkais de la Fondation Rosa Luxemburg, menée par notre correspondant à Paris, Édouard de Guise, de passage à New York.
Édouard de Guise : Le SPD semble se déplacer vers le centre, les Verts abandonnent les questions sociales, et le BSW est en pleine ascension. Pouvez-vous décrire la gauche allemande ? Y a-t-il actuellement un exode de la gauche ?
Stefan Liebich : Pendant des décennies, le SPD était le principal parti de gauche en Allemagne, tandis que les Verts, initialement un mouvement hétérogène, sont devenus une force progressiste. Après la réunification, le PDS, successeur du parti communiste est-allemand (SED), a offert une alternative de gauche, en particulier à l’Est. Cependant, les réformes néolibérales du SPD sous Gerhard Schröder, notamment l’Agenda 2010 et la participation à la guerre du Kosovo, ont aliéné une grande partie de l’électorat de gauche. Cela a conduit à l’essor de Die Linke, une fusion du PDS et du WASG d’Oskar Lafontaine, qui est brièvement devenu une force majeure d’opposition.
Cependant, des luttes internes, des débats sur la migration, les politiques liées au COVID et les livraisons d’armes à l’Ukraine ont affaibli Die Linke. Le SPD sous Olaf Scholz s’est encore davantage éloigné de la gauche, gouvernant avec des centristes et des néolibéraux. Les Verts ont également perdu de leur attrait auprès de l’électorat économiquement ancrés à gauche, entraînant un exode de jeunes militant.es comme Sarah-Lee Heinrich. Des membres des Jeunes Verts ont envisagé des alliances avec Die Linke, à l’image de ce que l’on observe avec le KPÖ+ en Autriche.
EDG : Où est allé cet électorat ?
SL : Une partie de l’électorat de Die Linke s’est tourné vers le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW). Le BSW, dirigé par Sahra Wagenknecht, n’est pas un parti de gauche, bien qu’il attire d’anciens électeurs et électrices de Die Linke. Il fait campagne sur le nationalisme, une rhétorique anti-migrante et un conservatisme social, tout en prônant une amélioration des conditions des travailleuses et travailleurs blancs. Wagenknecht elle-même semble davantage se concentrer sur la polémique et la vente de ses livres que sur de véritables objectifs politiques. Depuis que Die Linke est parvenu à entrer dans certains parlements régionaux, il est de plus en plus assimilé aux autres partis établis. En ce sens, une partie de l’électorat protestataire, désillusionnée par les liens de Die Linke avec l’establishment, s’est tournée vers l’AfD ou le BSW comme alternative aux partis traditionnels.
EDG : La CDU est donnée gagnante et l’AfD devrait obtenir de bons résultats. Y a-t-il un risque que l’Allemagne bascule vers l’extrême droite ? À quoi cela pourrait-il ressembler ?
SL : L’Allemagne a déjà amorcé un virage à droite, comme on a pu le constater lors des élections régionales et européennes. Le SPD a été affaibli par ses échecs au gouvernement, tandis que les Verts sont devenus la cible d’un mouvement populiste de droite. On le voit avec des responsables politiques de gauche qui sont désormais agressé.es physiquement pendant leurs campagnes. Les chances de Die Linke d’entrer au Bundestag sont de 50/50 à ce stade. Dans les sondages, le parti est à 5 %, soit exactement le seuil requis.
À droite, la CDU a également repris certains éléments du discours de l’AfD. Bien que Friedrich Merz affirme qu’il ne formera pas de coalition avec l’AfD au niveau national, des coopérations au niveau régional ont déjà eu lieu. Il a même récemment brisé un tabou en votant avec l’AfD juste avant les élections.
EDG : Sur le plan politique, à quoi ressemblerait ce virage à droite ?
SL : La question principale est celle de la migration. L’Allemagne a besoin de main-d’œuvre immigrée, mais les partis conservateurs prônent la fermeture des frontières. La politique énergétique évolue également : bien que le retour du nucléaire soit improbable, le débat reste ouvert sur l’avenir du charbon et du gaz.
En politique étrangère, certains membres de la CDU, notamment à l’Est, sont favorables à un rapprochement avec la Russie, même si la position dominante restera le soutien à l’Ukraine. La CDU aura besoin de partenaires de coalition, probablement le SPD ou les Verts, ce qui aboutira à une version plus conservatrice du gouvernement actuel plutôt qu’à un changement radical.
EDG : Aujourd’hui, marque le premier jour complet de la seconde administration Trump. Pensez-vous qu’il y ait une convergence mondiale des politiques d’extrême droite ? L’AfD progresse-t-elle pour les mêmes raisons que Trump a remporté l’élection de novembre ?
SL : Il existe un problème commun à l’échelle mondiale : les économies de marché démocratiques ne parviennent plus à garantir des conditions de vie satisfaisantes pour la population. Lorsque la population perd confiance dans le système, des populistes de droite comme Trump, Milei ou Le Pen exploitent cette colère.
Biden avait identifié ce problème et tenté de mettre en place des politiques économiques progressistes, mais il a été freiné par son propre parti. Le même phénomène se produit en Allemagne. Si la population ne voit pas d’amélioration de leur avenir, ils se tournent vers des alternatives autoritaires. Nous avons vu une situation similaire en RDA : beaucoup de gens ne voulaient pas seulement plus de liberté, mais aussi une meilleure qualité de vie à l’Ouest. C’est ce que les populistes de droite promettent : une illusion de stabilité, même au prix de la démocratie.
EDG : Que peut-on faire pour stopper la montée de l’extrême droite ?
SL : Se contenter d’exclure les partis extrémistes ne suffit pas, cela peut même les renforcer en renforçant leur image d’outsiders. La véritable solution consiste à apporter des améliorations concrètes à la vie des citoyens et citoyennes.
Lorsque des politiques, comme le déploiement raté des pompes à chaleur en Allemagne, imposent des charges financières aux ménages sans compensation, elles génèrent de la colère. Si les gouvernements offrent de réels avantages-logements abordables, filets de sécurité sociale solides et sécurité économique alors, l’extrême droite perd de son attrait.
L’exclusion de ces mouvements est nécessaire, mais elle doit s’accompagner de solutions concrètes qui améliorent réellement la vie des citoyennes et citoyens.