Une entrevue d’Amélie David, correspondante à Beyrouth
Docteure en neurosciences, Samah Karaki livre dans son essai L’empathie est politique, le fruit de ses recherches sur cette notion, parfois méconnue et mal utilisée. Après les attaques du Hamas du 7 octobre et la guerre qu’Israël a menée à Gaza en Palestine occupée, puis au Liban, la neuroscientifique d’origine libanaise apporte un nouvel éclairage sur l’empathie, ressentie par toutes et tous, mais aussi formatée par la société.
Amélie David : Quelle a été la genèse de ce livre?
Samah Karaki : Je pars de principes qui ont été naturalisés, dans le sens qu’ils ont été renvoyés à la nature humaine, comme la notion du mérite ou la notion de l’affecte, de la sensibilité… Mon but est d’essayer de montrer quelle est la part biologique et comment elle est construite socialement, culturellement, historiquement et géographiquement… Je ne peux pas nier que c’est arrivé à un moment où le terme était utilisé, après le 7 octobre, pour parler, ou quasiment pour légitimer des politiques et des décisions tout en utilisant un lexique de l’affecte.
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D’un coup, alors qu’on se prétend être dans le camp de la raison, les émotions sont devenues quasiment des engins d’influence, qui sont instrumentalisés, tout en niant tout rapport de pouvoir. Un peu comme la question de compétences. L’idée est d’invisibiliser tout contexte. Je pense que c’est vraiment l’épistémologie de l’ignorance qui a en fait intérêt à exister, car l’on ne veut pas creuser l’histoire des faits et justement, revenir sur la valeur des vies et des morts de certaines victimes par rapport à d’autres.
C’est aussi ce qui moi m’émouvait par rapport à mes affectes, donc j’ai d’abord aussi voulu écrire pour moi : et finalement, ça s’est transformé en essai parce que je trouvais qu’il pouvait y avoir beaucoup de réponses qui éclairaient le brouillard, déjà linguistique, mais aussi stratégique même dans les milieux de lutte.
AD : Pour vous, le 7 octobre a vraiment été une lumière sur ce vocabulaire-là? Sur cette notion-là?
S.K : C’était un événement quasiment caricatural de la sélectivité de cet intérêt et de cette empathie. L’empathie c’est de l’intérêt envers certaines victimes par rapport à d’autres. Il y avait dedans un peu tout ce qu’on pouvait dire sur ce qui empêche l’empathie, ça veut dire l’invisibilisation, ça veut dire enlever toute forme d’innocence à ces victimes. Comment peut-on faire pour déshumaniser? C’était appliqué de la même façon que ça a été appliqué dans le contexte de la propagande nazie sur l’animalisation du sujet juif, le renvoyer à une forme de menace existentielle, et dans le contexte aussi des génocides des Premières Nations aux États-Unis qui était aussi une forme de rhétorique en les renvoyant à une forme de barbarie. Leur effacement était nécessaire. Alors que tout le monde s’étonnait de ce manque d’empathie, je voyais qu’il y avait tous les éléments qui peuvent expliquer pourquoi il n’y a pas d’empathie envers les victimes palestiniennes. Je pense que c’était aussi une stratégie très réussie, une réussite historique, sur l’efficacité de la représentation du corps arabe, de sa vie et aussi de sa mort, donc de son effacement. Et bien sûr, le livre est sorti quasiment au même moment que les attaques au Liban, ce qui était quasiment absurde. Mais il y avait aussi une invisibilisation du sujet chiite, dans les médias, et un désintérêt total pour la vie civile et pour le deuil de ces personnes. Le livre accompagnait tout ce qu’on traversait historiquement.
AD : Pour vous, c’est quelque chose qui ne s’est pas vu, par exemple, lors de la guerre en Ukraine avec les victimes ukrainiennes? Est-ce que pour vous on en parlait différemment dans les médias?
S.K : Oui, complètement. Alors après, il y a l’argument d’alliances politiques qui peuvent se créer, ce qui fait que nous avons beaucoup plus d’allégeance envers certaines victimes que par rapport à d’autres. Mais ce qui se passait dans le contexte de la comparaison entre les personnes réfugiées d’Ukraine et celles d’Érythré ou de Syrie, c’est que celles d’Ukrine étaient renvoyées à une forme de supériorité civilisationnelle: de leur intellect, de leur apparence, de leur mode de vie, ce qui pouvait être quasiment des arguments légitimes pour qu’on puisse s’intéresser à leur sort. Quand on s’interrogeait là-dessus, il y a quand même beaucoup de spécialistes qui se sont penché.es sur cette disparité, il y avait toujours cet argument de proximité culturelle qui était soutenue par les médias, principalement pour dire que l’on fournit des informations sur ce qui intéresse notre lectorat, notre audience, mais aussi parce qu’on ne s’attend pas à avoir une guerre en Europe. Il y a l’argument de la proximité et l’argument de la prévisibilité. Alors que dans l’autre contexte, par exemple au Liban, c’est un conflit prévisible, car «c’est Beyrouth.» Aussi, au sein d’un même pays, on peut avoir un désintérêt pour le sort des victimes. Par exemple, comme dans le cas du meurtre du jeune Naël et du deuil de sa mère 1.
En fait, l’argument de proximité et de prévisibilité ne suffit pas pour expliquer ce qui fait qu’on voit l’autre comme étant démuni d’une part d’humanité. Hannah Arendt l’avait aussi analysé dans le contexte de la société allemande, dans laquelle le voisinage pouvait manquer d’empathie très rapidement, à la suite de manœuvres similaires de déshumanisation et d’animalisation… Rendre l’autre hostile : c’est ça qui fonctionne le mieux. Ce qui fait que l’empathie est empêchée et même, que sa souffrance devient utile dans quelque sorte.
JDA : Vous dites que l’empathie peut être un outil politique. Comment pouvons-nous faire en sorte de le rendre politique, nous, citoyen.nes?
SK : Pas grand-chose en tant qu’individu, si ce n’est à part d’être critique de ce qui nous est présenté comme information, et aussi d’avoir en fait le réalisme que ce qui nous traverse comme affect quand on observe la souffrance des autres n’est en aucun cas un travail utile… Cela veut dire que c’est un travail émotionnel qui nous donne l’illusion d’avoir fait quelque chose parce qu’on éprouve cette chose… Par exemple, dans votre travail à vous les journalistes ou les métiers du soin : s’exposer à la souffrance peut finir par engendrer un désintérêt même du soin et de l’information, parce qu’on est soi-même un traumatisme vicariant 2.
Il faut aussi être outillé pour que l’on puisse gérer notre détresse personnelle qui, finalement, ne mène pas aux gestes altruistes. Cela ne signifie pas que l’on doit se couper de nos émotions, mais on peut aussi travailler sur cette séparation de soi et de l’autre, et d’être en mesure d’être moins centré sur soi en quelque sorte. Le troisième point, c’est de ne pas séquestrer l’expérience de l’autre. Cela veut dire que l’empathie, c’est une position de pouvoir parce que l’on est disponible pour l’avoir. L’autre, il est un peu figé dans sa souffrance et on peut en fait s’imaginer savoir ce qu’il lui arrive, mais aussi ce qui doit lui arriver. Je pense par exemple dans le contexte des travailleuses du sexe ou de la question du voile. Il y a beaucoup de courants féministes qui imposent une certaine vision de l’émancipation, alors qu’en fait, ce n’est pas nécessairement ce qui est demandé ou ce qui est souhaité par les personnes concernées. Nous pouvons nous tromper à plusieurs niveaux. Nous pouvons aussi nous éduquer à considérer que je ce que je ressens et ce que j’interprète, c’est intéressant, mais cela ne mène pas forcément à l’action utile.
AD : Mais l’empathie comme outil politique va à l’encontre du système dans lequel nous vivons, n’est-ce pas?
SK : Oui, car nous sommes en pleine culture du développement personnel dans laquelle même ce que l’autre vit participe à notre épanouissement. C’est drôle… Jusqu’à ce que cela devienne insupportable quand on en fait une sorte de tourisme affectif. C’est-à-dire que la misère des autres, nous la consommons comme nous consommons un film d’horreur… Puis, nous passons à autre chose. C’est là que je dis que le regard empathique est un peu un regard privilégié, souvent inconscient de son privilège. Prétendre qu’on se préoccupe du sort des autres nécessite que l’on taise un peu notre propre interprétation. Cela va à l’encontre parce que nous sommes dans une révolution affective dans laquelle nous sommes invité.es à nous aimer, à nous écouter et à nous croire… ce qui est très bien. Mais il faut aussi douter de soi parce que nous sommes biaisé.es. Il faut se dire qu’il y a une grande part du réel qui nous est complètement invisible et que nous ne pouvons pas naviguer dans le monde en écoutant tout ce qui nous vient comme intuition parce que nous avons des biais à défaire.
AD : Pour vous, il faut faire attention à sa propre empathie et qu’elle ne soit pas simplement basée sur l’individualité, mais plutôt sur le groupe…
SK : Bien sûr! Par exemple, j’ai plus d’empathie pour les victimes qui me ressemblent… Mais cela ne doit pas m’empêcher d’avoir une empathie pour les familles des otages en Israël. Je dois avoir la capacité de vraiment apprécier la vie humaine d’une façon égale, tout en maintenant ma connaissance des rapports de pouvoir et des contextes historiques. Cela nécessite de sortir de soi, de s’informer à l’extérieur et d’avoir la capacité de dire pourquoi je ressens ce que je pense. Viscéralement, je pense avoir raison et l’autre aussi, il pense avoir raison. C’est justement parce que nous voyons le monde tel que nous sommes. Cette acceptation est importante : parce que je peux, parce que je ressens de l’empathie pour certaines victimes, penser que j’ai de l’empathie. Ce n’est pas un phénomène absolu, je peux très bien en démunir d’autres groupes.
C’est là qu’est l’affect. Je ne peux rien contre mon affect parce que ça émerge de mon vécu. Mais c’est la distance que je prends par rapport à mon affect qui est le travail à faire. La deuxième raison, c’est que je peux aussi utiliser l’empathie et ma capacité de m’identifier à l’autre pour le manipuler, pour savoir comment l’influencer. Ce sont des démarches qui sont très utilisées en politique. Par exemple, quand on instrumentalise la peur : ça demande beaucoup d’empathie pour savoir ce qui fait peur, quel langage utiliser… Tout ceci, c’est de l’empathie aussi. C’est une aptitude, ce n’est pas quelque chose qui est absolument moral en quelque sorte. On peut diriger notre aptitude à comprendre l’autre pour son bien ou pour son mal. Cela ressemble un peu à une force musculaire qu’on peut utiliser pour taper ou pour construire. Dans cette révolution affective, nous avons attribué à la sensibilité et à l’empathie une forme d’ascendance morale…
Alors qu’en réalité, il n’y a pas de nature humaine, ni bonne ni mauvaise : ce sont des formes de société que nous construisons.
- En France, en juin 2023, un automobiliste de 17 ans, Naël a été tué par un policier qui a fait usage de son arme lors d’un contrôle routier NDLR[↩]
- NDLR : Un traumatisme vicariant parle d’un traumatisme apparu chez une personne «contaminée» par le vécu traumatique d’une autre personne avec laquelle elle est en contact. Bouvier, G. et Dellucci, H. [2017]. Chapitre 25. Les traumatismes vicariants. Pratique de l’EMDR Introduction et approfondissements pratiques et psychopathologiques. [p. 269 -278]. Dunod.[↩]