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Claire Comeliau, correspondante en stage

La récente arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, a entraîné des contestations populaires inédites en Turquie. Cette crise soulève une question centrale : quel avenir politique attend Recep Tayyip Erdogan, élu depuis maintenant 23 ans? Il fait partie de ces dirigeants arrivés au pouvoir par les urnes, qui finissent par exercer le pouvoir de manière autoritaire et arbitraire. Le pluralisme électoral disparaît, les contre-pouvoirs sont neutralisés et la possibilité d’alternance est remise en cause. . L’État de droit est affaibli et le vote n’est plus une garantie de démocratie.

L’ascension d’Erdogan

La Turquie est un pays animé par une guerre culturelle qui se poursuit depuis plus d’un siècle entre modernistes laïcs et conservateurs religieux. La fondation de l’AKP par Erdogan en 2001, un parti conservateur et islamiste, initialement centriste et moderniste qui s’accompagnait d’une promesse pro-européenne. Mais, depuis les années 2010, on assiste à une dérive autoritaire du parti.

Le rapprochement entre l’AKP et le MHP (Parti d’action nationaliste), entre le nationalisme de la droite radicale et religieuse, s’est transformé en alliance après la tentative ratée du coup d’État de juillet 2016. Erdogan met en place l’état d’urgence et s,attaque à l’État de droit. La formation de cette «alliance du peuple», ouvertement islamonationaliste, a accéléré et élargi la répression politique en cours. Cette dérive s’est soldée par la mise en place d’un régime hyper présidentiel, octroyant les pleins pouvoirs à Erdogan.

Les piliers du régime d’Erdoganisme

Ce renforcement du régime confère à Erdogan et à son cercle proche une concentration extrême des pouvoirs : il devient chef de l’État, du gouvernement, des armées et du parti politique. Depuis, l’arbitraire et l’imprévisibilité règnent dans le domaine économique comme dans le domaine politique. Les lois et règlements peuvent subitement changer par simple décret présidentiel.

Caricature sur la censure de la presse turc par Erdogan @ Carlos Latuff – Domaine public via WikiCommons

Mêlant islamisme et nationalisme, l’erdoganisme s’enracine dans les courants de pensée anti-occidentaux qui s’opposent aux réformes kémalistes. Globalement, c’est un système hybride, mélangeant les institutions démocratiques avec des règles et pratiques autoritaires : d’un côté, des élections se tiennent; de l’autre, la justice est instrumentalisée et les médias muselés.

Les failles du système apparaissent

Les protestations de Gezi en 2013, bien que violemment réprimées, témoignent de la révolte du peuple et du rejet du gouvernement autoritaire, conservateur et patriarcal d’Erdogan. 

L’épuisement de la croissance économique amène inflation et chômage. La gestion chaotique de la crise du Covid et le séisme de 2023 contribuent au mécontentement de la population. Le système s’essouffle, et on assiste à une crise de légitimité démocratique, malgré les multiples réélections d’Erdogan. Les résultats annoncés reflètent grossièrement le choix de l’électorat. Elles se déroulent dans des conditions très inégales, biaisant profondément les résultats.

L’affaire Imamoglu

L’arrestation d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul, arrêté en mars dernier, est le principal opposant d’Erdogan. À la tête du CHP, le Parti républicain du peuple, kémaliste et laïque, se bat contre le «péril islamiste» (retour de la charia, danger séparatiste…). Il se définit comme civilisé, rationaliste et développementiste, au service des seuls intérêts de la nation. Son arrestation marque un tournant majeur dans la stratégie politique d’Erdogan : il supprime au CHP le droit de présenter librement sa candidature — une attaque directe contre le dernier vestige démocratique du pays.

Cette nouvelle entrave à l’État de droit a provoqué immédiatement une mobilisation étudiante massive. En utilisant la justice pour écarter son principal rival, Erdogan choisit d’aller au bout de l’autocratie. La censure amène l’autorité de l’audiovisuel à distribuer des sanctions contre les chaînes de télévision et YouTube qui relaient les manifestations.

Cette offensive a eu un effet contre-productif : elle a unifié une opposition à un niveau inconnu depuis plus de dix ans. Le CHP appelle à manifester chaque mercredi dans les 39 arrondissements d’Istanbul, et tous les samedis dans une ville différente. L’ampleur de ces manifestations témoigne d’un ras-le-bol massif qui traverse la société turque.

Quel avenir politique pour Erdogan?

Face à cette crise, une question s’impose : quel avenir politique pour Erdogan? Selon la Constitution, il ne peut prétendre à un troisième mandat. Évidemment, il y a fort à parier qu’il cherchera sans doute à rester au pouvoir et il est difficile d’imaginer qu’il y renonce sans résistance.

Modifier la Constitution serait un choix plutôt risqué pour Erdogan : en assumant ouvertement le passage d’un régime autoritaire à une dictature, il risquerait de mettre en péril ses relations diplomatiques actuelles. Certains pays alliés même parmi les plus conciliants — comme l’Italie de Giorgia Meloni qui exprime sa foi quant à «d’excellentes relations futures» avec la Turquie — pourraient être plus réticents à entretenir des relations avec le pays, entraînant alors son isolement international.

Placera-t-il un pantin au pouvoir, afin de continuer à gouverner indirectement?
Invoquera-t-il un risque de guerre civile pour instaurer un état d’urgence et reporter les élections? Ou alors, l’essoufflement de l’erdoganisme permettra-t-il de redonner finalement, à la Turquie, un nouveau souffle démocratique? Entre tentation autoritaire et espoir démocratique, le pays tout entier retient son souffle.