Emma Soares, correspondante en stage
Le 30 avril 1975, la guerre au Vietnam prenait fin par la chute de Saïgon, l’évènement concrétise la victoire de l’armée du Nord Vietnam qui réunifiera le pays, deux ans plus tard. Cette année marque le cinquantenaire d’un conflit contesté mondialement, notamment pour les crimes commis par l’armée américaine contre le peuple vietnamien. Le tribunal Russel sera la première institution dans le monde à dénoncer ces exactions.
Révolté par les horreurs en cours au Vietnam, le philosophe britannique Bertrand Russel mobilise écrivain.es, scientifiques, juristes et figures politiques autour d’un tribunal symbolique pour dénoncer les crimes de guerre opérés par l’armée états-unienne.
C’est en 1966 que naît le Tribunal Russel, construit autour de valeurs pacifiques rassemblant des figures internationales de la société de l’époque telles que Jean-Paul Sartre, l’historien Vladmir Dedijer et l’écrivain James Baldwin.
Nombreuses sont les personnes qui reviennent du front pour raconter la violence lors de séances constituantes du tribunal. Bien que son pouvoir demeure symbolique, dénué de recours juridiques conventionnels, sans aucun verdict et sentence rendus par le tribunal, son réel pouvoir réside dans son habilité à exposer au grand jour les violences commises par les soldats américains sur la population civile vietnamienne. Un appel à la conscience pour bousculer l’opinion mondiale et porter une lumière sur des crimes commis dans l’impunité.
Lors de ses séances constituantes, les témoignages de personnes survivantes des massacres ou observatrices se succèdent, démontrant la brutalité extrême de la guerre en cours. Le président des séances et philosophe français Jean-Paul Sartre et d’autres intellectuel.les à ses côtés écoutent les récits alarmants qui décrivent les dégâts engendrés par l’utilisation d’armes prohibées, une entrave au droit international.
Les comptes rendus des attaques sur des lieux civils, villages, hôpitaux et écoles détruits par des bombes fragmentées et l’emploi d’armes au phosphore représentent des preuves des exactions des États-Unis sur le sol vietnamien, dans une volonté d’assouvir et d’anéantir un peuple. Le Tribunal contribue non seulement à rendre responsable le gouvernement, mais à qualifier son action de génocide.
La contestation déjà présente dans les pays occidentaux s’amplifie grâce au Tribunal Russel. Ses figures mondialement connues et respectées dénoncent publiquement les actes des États-Unis et mènent un combat dans l’espoir que le gouvernement américain soit un jour devant le tribunal international pour répondre de ses crimes.
Les valeurs et intérêts communs qui ont donné naissance au Tribunal Russel se sont heurtés à des réticences quant à son rôle de dénonciateur, perçu comme biaisé et incapable de rendre une décision impartiale. On accuse le tribunal et ses membres d’avoir un avis déjà fait sur la question, avant même que les séances ne débutent, décrédibilisant sa valeur aux yeux de la communauté internationale.
Les sessions du tribunal étaient prévues à Paris, mais à la dernière minute, le général de Gaulle rétropédale et les titres de séjour de membres sont refusés, marquant déjà une hostilité présente à l’égard de cette nouvelle institution, très critiques de son allié d’Amérique du Nord. Les séances auront finalement lieu à Stockholm en Suède.
Malgré son refus d’émettre un jugement, les séances délivrent finalement un verdict symbolique : les États-Unis sont reconnus coupables d’utiliser des armes prohibées, de faire usage de la torture et d’agressions sur les civils, constituant un génocide envers le peuple vietnamien avec la complicité de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud, du Japon, de la Thaïlande et des Philippines.
50 ans plus tard, le tribunal Russel et ses délibérations sont encore largement ignorés par les États-Unis, mais il restera dans les esprits comme une figure d’une justice subversive au service des peuples et des voix marginalisées. Un combat qui perdure avec la création de nombreux autres tribunaux Russel à travers le monde : le tribunal Russel sur les crimes de guerre en Amérique latine (1974-76), Allemagne (1978), le Tribunal Russel sur les droits des peuples autochtones d’Amérique (1980), les crimes de guerre en Iraq (2004) et en Palestine (2009-12).
Publications du Tribunal Russel sur la guerre au Vietnam
Jean-Paul Sartre et Arlette Elkaïm-Sartre, Tribunal Russell, tome 1 : Le jugement de Stockholm, 1967, Gallimard Idées, (ISBN 978-2-0703-5147-3)
Vladimir Dedijer, Jean-Paul Sartre et Arlette Elkaïm-Sartre, Tribunal Russell, tome 2 : Le jugement final, 1968, Gallimard Idées, (ISBN 978-2-0703-5164-0)