Ébène Paul, membre du collectif Jeunesse au FSMI
Au Forum social mondial des intersections (FSMI), plusieurs ateliers proposaient de croiser les regards engagés d’ici et d’ailleurs. Parmi eux, la Fresque des résistances, un outil collaboratif conçu en France, qui a suscité de nombreux échos dans le contexte québécois. L’enjeu ? Se demander comment penser ensemble des formes de résistance à la fois locales et transversales, sans chercher à tout homogénéiser.

La Fresque est un atelier de trois heures fondé sur un jeu de cartes, organisé en cinq thèmes : systèmes de domination, oppressions systémiques, formes de résistance, modes d’action et cultures de résistance. L’idée est simple : au lieu d’imposer une même vision de la lutte, il s’agit de faire apparaître les nuances, les divergences, les solidarités possibles. L’atelier que j’ai animé a rassemblé huit participant·es au Pavillon des Arts participatifs au parc Lafontaine.
Un enjeu était de savoir si le contenu serait pertinent dans un autre contexte culturel, et il a été constaté une résonance effective avec la réalité québécoise. Par exemple, la carte « lutte rurale et paysanne », très ancrée en France dans les conflits sur les terres agricoles, a été reliée au Québec aux luttes autochtones pour la défense du territoire. D’autres parallèles ont émergé (sans effacer les différences de violence et d’échelle), par exemple entre l’effacement des identités bretonnes lors du Remembrement[1] et celui des peuples autochtones.
Un élément structurant de la Fresque est le triptyque de la résistance : activiste, constructive, culturelle. Cette distinction a parlé à de nombreuses personnes. Elle permet de reconnaître que résister ne passe pas toujours par l’action directe : cela peut aussi être créer des espaces de soin, garder vivantes des pratiques artistiques, ou inventer de nouveaux systèmes d’organisation.
Crédit photo ÉbeneUn débat s’est ouvert autour des notions d’oppression et de discrimination. Dans un contexte où les discours sur le « racisme anti-blanc » prennent de l’ampleur, il est crucial pour le Laboratoire de rappeler les trois critères qui caractérisent une oppression systémique : une histoire sur plusieurs générations humaines, une inscription dans les lois ou les institutions, et un impact sur toutes les dimensions de la vie d’une personne. Cela permet de distinguer les actes discriminatoires de la logique d’oppression systémique.
L’atelier a également questionné la manière de parler des privilèges. La Fresque inclut généralement un cercle de partage autour de l’« attirail social » (genre, classe, race, capacité, etc.), une alternative à la marche des privilèges, difficile à vivre pour les personnes minorisées. C’est un exercice où les participant·es avancent ou reculent dans l’espace en fonction de leurs privilèges ou oppressions afin de matérialiser les inégalités sociales vécues au sein d’un groupe. Or, celle-ci place les personnes minorisées dans un dangerous space [2] où l’expression de la douleur liée à l’oppression devient un spectacle au service de la « prise de conscience » des dominant.es. Et même lorsque cet exercice a été fait avec des personnages fictifs, il a conduit à des aberrations de type « Karaba devant Elon Musk » mettant en exergue la difficulté pour des personnes privilégiées de faire preuve d’empathie pour d’autres vécus que les leurs. Se pose donc la question de la mixité choisie [3] : la Fresque pourrait être un outil d’empuissancement différencié selon qu’elle s’adresse à des groupes de personnes privilégiées ou minorisées. Elle permet dans un cas la réflexion critique, la visibilisation de savoirs situés, dans l’autre l’empouvoirement par le partage de récits en miroir.
Enfin, plusieurs participant·es ont proposé d’ajouter des cartes au jeu : fascisme, altermondialisme, adultisme. Cinq éléments d’une culture de résistance intersectionnelle discutée en fin d’atelier : exister de manière alignée, prendre soin, habiter son territoire. Et pour vous, c’est quoi la Résistance ?
Cette première animation en contexte canadien confirme l’envie de continuer à faire vivre cet outil, là où les alliances prennent sens. En France, une semaine de résidence du Laboratoire des Résistances est prévue du 15 au 20 juillet. Nous pouvons proposer une session de présentation en ligne s’il y a assez de personnes intéressées. Inscriptions : https://www.helloasso.com/associations/laboratoire-des-resistances/evenements/la-semaine-du-labo
Ebène Paul, animateurice de Fresques, consultant.e et facilitateurice en Intelligence interculturelle
- [1] Remembrement : en France, opération foncière menée au XXe siècle visant à regrouper les terres agricoles dispersées pour les rendre plus exploitables. Elle a souvent conduit à la suppression de haies, chemins et repères anciens, participant à l’effacement de certaines identités paysannes et régionales, notamment bretonnes.
- [2] Dangerous space : espace non protégé pour les personnes minorisées, où leur parole ou leur vulnérabilité peut être instrumentalisée ou fétichisée, sans garantie d’écoute transformative ni de sécurité émotionnelle.
- [3] Mixité choisie : configuration de groupe où la participation est réservée aux personnes concernées par une oppression donnée, afin de garantir un espace sûr de parole et d’échange.