« Je rêvais d’un Soudan libre, je rêve d’un Soudan calme »

Clément Basnier et Jan Torras Griso, correspondants basés à Paris

Hamad Gamal, co-réalisateur du film «Giddam ! — Jusqu’au bout!»

Le peuple soudanais traverse ces dernières années une véritable déchirure émotionnelle : l’espoir de la révolution en 2019, la peur du coup d’État en 2021 et la colère de la guerre depuis 2023 plongent le pays dans une crise humanitaire d’une ampleur inédite.
Une partie de la jeunesse soudanaise a choisi l’exil. Parmi elle, Hamad Gamal, réalisateur du film «Giddam ! — Jusqu’au bout!»

Nous l’accompagnons ainsi que plusieurs personnes exilées de la diaspora soudanaise en France dans leur combat pour faire ressurgir l’espoir de ses cendres. Les portraits de ses camarades sont tracés avec tendresse témoignant de leurs parcours d’engagement et de leur refus de sombrer dans l’impuissance.

À contre-courant des images d’exilé.es victimes, les personnages du film ne subissent pas de manière passive la rudesse de leurs conditions. Ils nous transmettent la mémoire de leur lutte au Soudan et continuent de se mobiliser pour faire résonner à nouveau les chants d’espoir.

JdA-PA : votre film raconte l’histoire d’exilé.es. Pourtant, la vôtre ne se laisse entrevoir que par fragments. Pouvez-vous nous en parler?

HG : Je viens d’El Fasher au Darfour. À Khartoum, je me suis engagé dans le mouvement étudiant, ce qui m’a valu la persécution du régime d’Omar El-Bashir. En 2017, j’ai dû fuir, traverser la Méditerranée et demander l’asile en France. J’y ai repris mes études à Lyon, puis à Sciences Po et aujourd’hui, à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS).

JdA : L’exil n’a pas marqué la fin de votre militantisme. Vous avez fondé le média en ligne franco-soudanais Sudfa et coréalisé le film «Giddam!». Comment faites-vous face au sentiment d’impuissance que provoque le fait de se battre pour son pays tout en étant loin de lui?

HG : Parce que rien n’a changé au Soudan. Ma famille, mes amis, mes camarades sont toujours là-bas! Je me sens responsable envers eux et elles, et puis nous sommes des milliers dans la diaspora à continuer la lutte. Une partie de nous est restée là-bas. Nous nous battons pour la retrouver un jour.

Tiré du film

JdA : Le discours dominant décrit souvent les personnes réfugiées comme passives. Parvenez-vous à vous libérer de cette image de victimes qui vous est imposée?

HG : On nous présente comme sans aucune force mobilisatrice. Mais c’est faux! Le film propose une autre image, plus positive et engagée, de gens qui ont quitté leur pays pour réorganiser leur action et non pas pour jeter la serviette. Au combat pour le Soudan se sont ajoutés ceux des personnes noires en Occident : contre le racisme, l’islamophobie, la xénophobie.

JdA : L’une des narrations réduit le conflit à une division ethnique entre les communautés noires du Sud et arabes du Nord. Quel rôle joue-t-elle vraiment?

HG : C’est une vision raciste et simpliste, qui évite une analyse plus approfondie. Le conflit actuel est bien plus compliqué. Il s’inscrit dans le cadre d’une guerre contre la révolution, dans laquelle la population soudanaise n’est qu’une actrice. Les puissances étrangères jouent un rôle central et cherchent à accaparer le contrôle sur les ressources du Soudan.

La révolution portait l’espoir d’une émancipation non seulement de l’ancien régime, mais aussi de toute implication néocoloniale, particulièrement de la part des pays du Golfe qui tendent à considérer le Soudan comme leur jardin. Sentant le danger, ces puissances ont tenté de réprimer les manifestations, en vain, puis d’organiser un coup d’État, en vain, et ont fini par déclencher la guerre le 15 avril 2023. L’esprit révolutionnaire, cependant, perdure.

JdA : Le Soudan serait donc l’échiquier sur lequel différentes puissances se font la guerre?

HG : En effet, l’Égypte et l’Éthiopie se disputent depuis longtemps sur la gestion de l’eau du Nil et le font maintenant par procuration via la vente d’armes à travers leurs frontières. Des mercenaires de Russie, d’Ukraine, du Tchad, du Mali, du Niger, du Soudan du Sud, de la Colombie… Amnesty International a révélé la présence d’équipements militaires français montés sur des véhicules blindés émiratis au Soudan. Cette guerre n’est pas simplement celle de la population soudanaise, mais aussi celle des intérêts de nombreuses puissances étrangères.

JdA : Cela expliquerait-il le silence médiatique?

HG : En partie, mais pas totalement. Le Soudan est perçu comme un pays africain où la guerre existe depuis toujours. Il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter, voire de chercher à comprendre. Aucun correspondant.e n’est envoyé.e sur le terrain.
Pourtant l’ONU parle de «la plus grande crise humanitaire au monde». Mais les chiffres officiels — 100 000 morts — sont largement sous-estimés. Nous parlons plutôt de 500 000 morts, d’une famine qui touche 90 % de la population et de millions de déplacés. L’invisibilisation est aussi un produit du racisme structurel.

JdA : Comment les deux factions justifient-elles le prolongement des violences en dépit de ce bilan catastrophique?

HG : Les Forces de Soutien rapide (FSR) prétendent la mener au nom de la révolution et la démocratie! Leurs pratiques montrent le contraire. Leur stratégie est de tout détruire par la violence brutale sur la population. De son côté, l’armée soudanaise prétend défendre la souveraineté contre le néolibéralisme et le néocolonialisme. Elle combattrait les factions manipulées par les puissances étrangères, notamment des Émirats arabes unis. Mais aucun camp n’a de projet politique. Ils refusent tout compromis pour préserver leurs privilèges et la conquête du pouvoir.

JdA : À votre avis, où se trouve l’espoir révolutionnaire? La lutte politique doit-elle se poursuivre au sein des comités de résistance ou à travers la Coalition civile impliquée dans les négociations de paix qu’on nomme la Taqaddum?

HG : Définitivement, les comités de résistance sont les seules forces fidèles à la révolution, maintenant la liberté, la paix et la justice comme principes. Tout au long de la guerre, ils ont été du côté du peuple soudanais. Ils ont proposé une charte révolutionnaire, une feuille de route pour en finir avec la guerre. La Taqaddum voudrait représenter la voie de la société civile, mais a commis un certain nombre d’erreurs politiques. Plusieurs la considèrent comme la fille des FSR, car elle réserve ses condamnations à leur encontre tout en multipliant les accusations contre l’armée, qu’elle considère comme la seule responsable.

JdA : Pouvons-nous toujours croire en l’unité du pays, ou bien que le Darfour entreprendra une voie vers l’indépendance comme l’a fait le Soudan du Sud?

HG : Tous les scénarios sont possibles, car la guerre n’est pas encore finie. Le scénario du Soudan du Sud est possible pour le Darfour, mais un morcellement à la libyenne l’est encore plus : une division du pays sans reconnaissance internationale. On aurait donc de facto un État à l’est et un autre à l’ouest.

JdA : Que pouvons-nous faire?

HG : La solidarité est essentielle partout dans le monde. Il est possible d’aider en contribuant aux cagnottes. Il en existe pour un grand nombre de missions.
En soutenant le média Sudfa (https://www.helloasso.com/associations/strong-wings/collectes/sudfa-media), vous participez également à la médiatisation du conflit, ce qui est indispensable pour briser le silence. Parlez de la guerre, relayez la voix de la population soudanaise, organisez des rencontres et des événements, placez le Soudan au cœur de l’actualité.

Merci Hamad.

 

Affiche du film