Repenser l’État et l’impérialisme

Salar Mohandesi, Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 20, automne 2018.

 

Pour dépasser les limites et les contradictions des concepts proposés au début du vingtième siècle par les marxistes « classiques » (tels Hilferding, Luxemburg, Lénine et tant d’autres), il faut, comme le suggèrent Sam Gindin et Leo Panitch, élaborer une nouvelle analyse de l’impérialisme à partir d’une théorie de l’État[1]. L’État n’est pas une « chose », ni un simple « sous-produit » du capitalisme, mais un ensemble d’institutions contradictoires, elles-mêmes produites et traversées par des luttes acharnées entre classes, bref un rapport social. De la même manière, l’impérialisme doit être compris comme un rapport de domination entre États plutôt que comme un simple synonyme de l’expansion capitaliste.

L’État, enjeu et acteur dans les luttes de classes

Dans les formations sociales dominées par le mode de production capitaliste, les États développent des institutions pour gérer la reproduction élargie des rapports capitalistes. Un ensemble d’appareils est mobilisé pour protéger la propriété privée, maintenir les infrastructures, contrôler la masse monétaire, arbitrer les conflits de travail et réguler la reproduction sociale. Cette tâche implique également d’assurer la cohésion sociale globale, de maintenir l’unité au sein du bloc dirigeant, de faire en sorte que les forces sociales dominées restent fragmentées et divisées, d’écraser les insurrections, de combattre les menaces externes, de gérer des relations potentiellement contradictoires entre différents modes de production et de parer aux urgences – telles que les dépressions ou les catastrophes naturelles – qui pourraient mettre en péril la société. Cela peut se faire par divers moyens, à l’aide de nombreux appareils d’État et selon des stratégies concurrentes, ce qui explique pourquoi ces interventions peuvent assez souvent susciter des réponses contradictoires. En effet, les États ne sont pas monolithiques. Bien que de nombreuses institutions formant un État aient été créées avec les mêmes objectifs généraux, elles sont structurées de diverses manières, suivent des procédures singulières et emploient des stratégies diversifiées pour résoudre les problèmes. Dans certains cas, elles peuvent même finir par travailler à contre-courant. Dans d’autres cas, elles peuvent avoir des objectifs différents concernant un problème spécifique. Les conflits au sein des institutions sont extrêmement courants.

Un site de la lutte des classes

L’État n’est pas seulement composé d’institutions qui se chevauchent et qui se retrouvent  souvent en concurrence les unes avec les autres, mais il est aussi le lieu originaire où la lutte des classes se déploie. En réalité, l’État peut être compris au mieux, selon les termes de Nicos Poulantzas, comme la « condensation matérielle d’un rapport de forces[2] ». L’État, structuré comme un ensemble d’appareils, est ainsi traversé par des luttes entre différentes forces sociales. La lutte des classes ne doit pas être considérée comme externe à l’État, mais comme quelque chose d’inscrit dans son cœur même. Différentes forces sociales sont en effet constamment en concurrence les unes avec les autres au sein de l’État. Ces luttes incessantes, et parfois même entre différentes fractions d’une même classe, à travers les institutions déjà contradictoires de l’État expliquent pourquoi les États se comportent souvent de manière erratique. Différentes forces sociales poursuivent chacune leurs propres intérêts. Différentes institutions étatiques sont en concurrence les unes avec les autres. Différentes branches au sein d’un même appareil se retrouvent parfois en désaccord ou même travaillent à contre-courant.

Un champ de contradictions

Considérer l’État comme un rapport de forces est nécessaire pour comprendre l’impérialisme. C’est précisément parce que celui-là est criblé de contradictions que l’impérialisme prend souvent des formes si contradictoires. Puisque l’État est traversé par des luttes, différentes forces sociales au sein de chacune des institutions qu’il recouvre vont s’affronter et défendre des conceptions différentes sur l’impérialisme. Examinons à titre d’exemple les changements que Donald Trump a imposés dans la politique cubaine des États-Unis. Plusieurs grandes entreprises américaines ont longtemps fait pression sur la Maison-Blanche pour alléger les restrictions commerciales concernant Cuba. Lorsque Barack Obama a finalement assoupli ces restrictions, ces entreprises étaient impatientes d’obtenir une part du gâteau. D’un point de vue strictement économique, la décision de Trump de durcir les restrictions n’a donc guère de sens. En fait, les politiques impérialistes de Trump à l’égard de Cuba ne découlent pas de motivations économiques, mais d’un désir de s’assurer la loyauté de certaines catégories de la population (dont la diaspora cubaine en Floride). Même lorsque les représentants des classes dominantes semblent partager un même objectif général d’expansion du capitalisme, ils représentent souvent les intérêts d’industries concurrentes, promeuvent par suite des stratégies contrastées et interviennent dans des appareils d’État dotés de pouvoirs dissemblables.

Des conflits incessants

Puisque l’État n’est pas une entité monolithique, les différentes institutions en son sein sont contrôlées par diverses fractions du bloc au pouvoir qui entrent souvent en conflit. Un jour, le département d’État essaie de régler la crise du Golfe ; le lendemain, le président appuie l’Arabie saoudite, aggravant les tensions dans la région. Un jour, le secrétaire d’État annonce que les États-Unis sont prêts à discuter avec la Corée du Nord sans « condition préalable » ; le lendemain, la Maison-Blanche affirme que ce n’est pas le moment d’engager des pourparlers. Bien sûr, la fréquence et l’intensité des contradictions peuvent changer. Il y a des moments historiques où une fraction du bloc dirigeant parvient à imposer son hégémonie aux autres. Dans ces cas-là, les politiques impérialistes d’un État donné peuvent apparaître plus cohérentes. En même temps, il y a des moments, comme c’est le cas aux États-Unis aujourd’hui, où le niveau de tension entre les forces sociales dominantes est extrêmement élevé. Non seulement existe-t-il un désaccord total entre les différentes factions de la classe dirigeante, mais des contradictions existent au sein même de l’administration, différentes institutions proposant des solutions radicalement différentes à une même crise; cela donne un impérialisme très incohérent, voire imprévisible.

L’impérialisme comme rapport de forces

Ce que l’on peut affirmer de l’État, on peut l’affirmer aussi pour l’impérialisme. Il n’y a pas de théorie unique qui puisse expliquer de manière universelle toutes les incarnations historiques de l’impérialisme, de l’Empire romain aux États-Unis d’aujourd’hui en passant par l’Empire mongol. Chaque théorie de l’impérialisme est la théorie d’une conjoncture spécifique, potentiellement valable seulement pour ce moment-là, mais toujours limitée et sujette à révision. Considérons l’exemple de l’impérialisme américain. Après la Seconde Guerre mondiale, les fractions dominantes de l’État et du capitalisme ont soutenu que le meilleur moyen de promouvoir les intérêts des États-Unis était que l’État joue un rôle déterminant pour assurer la reproduction élargie du mode de production capitaliste. La protection, l’expansion et l’imposition du capitalisme sont demeurées l’objectif primordial. En pratique, cela impliquait de contenir le monde socialiste dans ses frontières et d’empêcher les pays nouvellement indépendants de s’éloigner du capitalisme, une politique qui exigeait souvent le recours à la violence. Dans certains cas, maintenir ces pays dans la sphère capitaliste obligeait à verser des millions de dollars d’aide dans des programmes de « développement ». Dans d’autres cas, cela impliquait de les réprimer par des coups d’État, des invasions ou des créations de dettes ingérables. Dans d’autres cas enfin, des contradictions au sein de l’État ont conduit l’impérialisme américain à s’écarter complètement de son objectif initial.

Des rapports qui changent

Pour reprendre la formulation de Poulantzas, l’impérialisme n’est donc pas une chose, mais un rapport. En effet, si l’État est un rapport entre forces sociales, l’impérialisme peut être largement compris comme un rapport entre États. Les relations impérialistes peuvent tout inclure, des sanctions économiques à l’ajustement de la politique monétaire en passant par le refus de reconnaître un autre régime, l’orchestration de coups d’État et l’invasion militaire conduisant à l’annexion pure et simple. En conséquence, le colonialisme devrait être vu comme une forme d’impérialisme qui n’a pas entièrement disparu, malgré la vague anticoloniale des années 1960 et 1970. De même, ce qu’on appelle parfois le « néocolonialisme » fait référence à une catégorie de relations impérialistes qui n’impliquent pas l’annexion territoriale, mais qui sont basées sur d’autres formes de domination. Par ailleurs, les rapports impérialistes ne sont jamais unidirectionnels. Politiquement, bien qu’un État assume toujours la position dominante dans le rapport impérialiste, les forces sociales actives dans l’État dominé peuvent lutter pour renverser les termes du rapport. Dans certains cas, ces efforts peuvent provoquer des transformations dans la métropole elle-même. Ainsi les luttes en Algérie ont finalement contribué à l’effondrement de la Quatrième République française à la fin des années 1950, tandis que la libération nationale en Afrique lusophone a conduit à la révolution au Portugal au milieu des années 1970. La résistance vietnamienne à l’impérialisme américain a provoqué de même d’importantes turbulences aux États-Unis, suralimentant les mouvements sociaux nationaux.

La fracture Nord/Nord

Aujourd’hui, lorsqu’on discute de l’impérialisme, on pense tout de suite aux rapports de domination entre le Nord et le Sud. Pendant longtemps, la plus grande partie du globe a été dominée par quelques puissances impérialistes, à travers plusieurs formes : la barbarie la plus poussée, la discrimination légale, le racisme, la terreur, le travail forcé, les transferts massifs de population, la restructuration des économies locales, la dégradation de l’environnement, la famine planifiée, les camps de la mort et ultimement le génocide. La longue lutte contre ces puissances, en particulier contre les empires européens, a marqué l’histoire mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale. Cependant, s’il est essentiel de retenir et de prendre en considération cet ensemble de rapports impérialistes, on ne peut limiter l’impérialisme seulement à la domination « occidentale ». Définir exclusivement l’impérialisme comme un rapport de domination entre « l’Occident » et le Sud global, c’est ignorer des contradictions bien réelles entre les pays impérialistes d’Amérique du Nord et ceux de l’Europe occidentale. Tout compte fait, les XIXe et XXe siècles ont été remplis de guerres interimpérialistes, la Seconde Guerre mondiale n’étant que la plus meurtrière d’entre elles. Après cette guerre, un certain consensus voulait que les États-Unis maintiennent leur leadership sur les autres pays capitalistes, alors que l’Europe et le Japon estimaient qu’il était dans leur intérêt d’exercer aussi ce rapport de domination. Cependant, cette situation de subordination aux États-Unis n’excluait pas des compromis. Par exemple, bien que le gouvernement américain était opposé à la recolonisation de l’Indochine après la Seconde Guerre mondiale, craignant que cela ne précipite la région dans le camp communiste, il a finalement accepté de soutenir le colonialisme français pour garantir la coopération française dans la reconstruction d’une Europe anticommuniste. Parallèlement, il y a eu des frictions entre l’impérialisme américain et des gouvernements d’Europe occidentale, par exemple lorsque le président français Charles de Gaulle s’est opposé aux États-Unis sur plusieurs aspects de leur politique au Vietnam.

Les impérialismes du Sud

Les socialistes hésitent à aborder le phénomène de l’impérialisme au sein des pays du Sud. Au cours des années 1960 et 1970, on croyait dans l’unité indéfectible des États dominés et des peuples opprimés contre les puissances coloniales et l’impérialisme américain. Ce fut, par exemple, la fonction même de l’idée de « tiers-monde », qui visait à unir une immense multitude derrière un projet commun de libération. Bien que cette notion de tiers-monde ait joué un rôle historique important, elle a occulté d’importantes contradictions. Certains États du tiers-monde étaient en effet capitalistes, d’autres socialistes, et d’autres encore essayaient de trouver leur propre chemin. Certains États étaient proaméricains, d’autres se tournaient vers l’Union soviétique, tandis que la plupart essayaient de jouer pour leur propre profit les superpuissances l’une contre l’autre. Dans certains États, les forces sociales dominantes étaient véritablement intéressées par la construction de l’unité ; dans d’autres, elles ne se préoccupaient que de défendre leurs propres intérêts. En dépit des appels à l’unité, plusieurs de ces États se comportaient d’une manière qu’il serait très difficile de ne pas qualifier d’impérialiste. Bien que l’impérialisme américain était rarement absent, les conflits dans le Sud ne peuvent pas être expliqués uniquement en termes de machinations yankees. Les conflits interimpérialistes dans les pays du Sud possèdent leur propre dynamique. Encore aujourd’hui, il existe une tendance dans certains courants de gauche à défendre inconditionnellement tout régime opposé aux États-Unis, que ce soit l’Iran, la Syrie, la Corée du Nord ou la Russie. Les préoccupations sous-jacentes qui inspirent cette attitude sont souvent authentiques : un désir sincère de bloquer l’impérialisme américain ou un véritable engagement pour la paix dans les régions déchirées par la guerre. Cependant, si on écarte la lutte des classes, le sujet de la libération devient l’État-nation lui-même, d’où découle un risque de soutenir des États se prétendant anti-impérialistes, mais qui sont en réalité autoritaires et fondés sur la répression de l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses.

Impérialisme socialiste

Les États socialistes, comme leurs vis-à-vis des formations sociales dominées par le capitalisme, ont historiquement affiché des politiques étrangères très ambiguës. En Union soviétique, par exemple, peu de temps après la révolution d’Octobre, le nouveau pouvoir espérait fomenter la révolution mondiale. Lorsque la vague révolutionnaire commença à décliner au début des années 1920, l’URSS accorda priorité à sa survie plutôt qu’à l’internationalisme révolutionnaire. Concrètement, cela impliquait parfois de s’allier à des régimes bourgeois nationalistes non socialistes, voire anticommunistes, aux dépens des forces révolutionnaires nationales. Plus tard, alors que l’URSS aidait des mouvements de libération nationale (au Vietnam, à Cuba, au Congo ou en Angola, par exemple), elle essayait également de se faire des alliés de certains régimes anticommunistes (l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, le régime de Saddam Hussein en Irak, l’État réactionnaire en Iran sous le shah). Parallèlement, l’URSS maintenait en outre une étroite domination sur les États d’Europe de l’Est. Fait à noter, l’Union soviétique n’a pas été un État socialiste engagé dans des actions apparentées à des formes d’impérialisme. Le cas le plus troublant demeure toutefois la troisième guerre d’Indochine. À la fin des années 1970, les affrontements entre le Cambodge et le Vietnam ont conduit à une invasion vietnamienne de ce pays en décembre 1979, suivie quelques mois plus tard par une invasion chinoise du Nord du Vietnam. Des États qui se disaient socialistes et se définissaient contre l’impérialisme capitaliste se firent ainsi la guerre entre eux, se comportant de la manière attendue des pays capitalistes. Si l’on adhère au cadre d’analyse classique, on pourrait soutenir que la troisième guerre d’Indochine a été causée par les États-Unis, puisque c’est l’impérialisme américain qui dominait la région. Par contre, une étude le moindrement approfondie démontrerait que les causes de la guerre entre le Cambodge, le Vietnam et la Chine se retrouvent surtout dans les développements mêmes de ces pays socialistes. Certes, les variétés de rapports impérialistes et l’impérialisme socialiste ne sauraient être réduits au même niveau. Nous devons nous demander en quoi et comment ces impérialismes diffèrent les uns des autres, pourquoi leurs objectifs peuvent être distincts, pourquoi ils se transforment avec le temps, et finalement pourquoi certains ont été et continuent d’être beaucoup plus destructeurs que d’autres. Si l’impérialisme chinois, par exemple, a pu causer de nombreux dégâts, sa violence n’est rien en comparaison de celle des États-Unis. À la lumière des événements actuels, avec l’armée américaine actuellement déployée dans 138 pays et Donald Trump menaçant de déclencher une guerre nucléaire avec la Corée du Nord, il est nécessaire de conserver cette asymétrie à l’esprit.

Comprendre l’impérialisme dans sa complexité

Compte tenu des nombreuses contradictions en jeu, nous devons éviter l’erreur qui consisterait à plier le bâton trop loin dans l’autre sens. Insister sur la spécificité de l’impérialisme ne devrait pas conduire à considérer celui-ci comme quelque chose de complètement autonome par rapport à des modes de production particuliers ni à une formation sociale de manière plus générale. L’État a toujours été lié à des modes de production spécifiques. Dans cette optique, les appareils étatiques et les forces sociales qui les composent se sont toujours engagés dans des activités que l’on peut qualifier d’« économiques ». Dans le mode de production capitaliste, les États prennent en charge le développement technologique, gèrent les flux financiers, restructurent l’industrie, voient à la reproduction de la force de travail, façonnent la composition de la classe ouvrière, fixent les conditions d’emploi et peuvent même nationaliser les industries. On peut en dire autant de l’impérialisme : les États contrôlent la politique monétaire, les droits de douane, les droits d’auteur, la dette souveraine, l’aide aux entreprises à l’étranger, la réglementation des produits qui traversent les frontières, etc. Si on ne peut plus soutenir que seul le capitalisme oblige les États à conquérir des territoires à l’étranger, la finance, en particulier, demeure un aspect fondamental de l’impérialisme. En effet, à notre époque de crise de la dette, il est clair que la finance joue un rôle crucial dans la reproduction de la configuration hiérarchique entre États. La prolifération des appareils, institutions et pratiques exprimant la domination impérialiste signale la nécessité d’étudier les rapports constamment changeants entre l’impérialisme et les rapports sociaux.

La tâche ardue qui nous attend

Cependant, cette multidimensionnalité ne signifie pas que l’impérialisme n’existe pas. Nier l’existence de l’État serait aussi stupide que de le fétichiser comme entité singulière. La même chose peut être dite à propos de l’impérialisme. Découpler le lien réductionniste entre impérialisme et capitalisme, tout en veillant à ne pas considérer l’impérialisme comme une réalité totalement autonome permet de dresser un portrait plus précis du présent et de mieux comprendre la spécificité des différents terrains de lutte. Ceci exige des enquêtes détaillées sur les dimensions concrètes de l’impérialisme contemporain sous toutes ses formes.

[1] Leo Panitch et Sam Gindin, « Global capitalism and american empire », Socialist Register, vol. 40, 2004.

[2] Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir et le socialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2013 (1978).

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