Lamia Oualalou, Médiapart, 30 octobre 2018
L’élection de Bolsonaro souligne les nombreuses erreurs du Parti des travailleurs, durant treize ans au pouvoir. Le PT a cru pouvoir échapper aux conflits de classe. Il s’est coulé dans les règles du jeu politique, embrassant la pire d’entre elles, la corruption. Il s’est voulu hégémonique. Il a succombé au culte du leader. Il a surtout laissé les conservateurs gagner la bataille de l’hégémonie culturelle.
Annoncée par tous les sondages, l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du plus important pays d’Amérique latine n’est pas une surprise. Pourtant, deux scènes, dans les heures qui ont suivi l’annonce des résultats, ont creusé un peu plus l’angoisse de millions de Brésiliens hébétés. On voit pour la première Jair Bolsonaro s’apprêter à s’adresser à la population en tant que président élu. Mais au lieu de prendre la parole, il la cède au pasteur évangélique Magno Malta – également sénateur et l’un de ses plus proches conseillers – pour qu’il conduise une prière retransmise en direct.
Jair Bolsonaro, sa femme et une poignée de proches forment un demi-cercle. Les yeux fermés, ils écoutent le pasteur assurer qu’on n’aurait « jamais pu arracher les tentacules de la gauche sans la main de Dieu » , reprenant le slogan de la campagne « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous » . Lorsque l’ex-capitaine de l’armée s’exprime, il renchérit : « Nous ne pouvions plus continuer à flirter avec le socialisme, le communisme, le populisme et l’extrémisme de gauche. » Et de conclure : « Notre bannière, notre slogan, je suis allé les chercher dans ce que beaucoup appellent la boîte à outils pour réparer l’homme et la femme, la Bible sacrée. »
La deuxième scène est tout aussi glaçante. Elle se passe à Niteroi, la ville faisant face à Rio de Janeiro, de l’autre côté de la baie de Guanabara. Un convoi de militaires de l’armée de terre est acclamé dans la rue par des dizaines de supporters de Jair Bolsonaro. Les soldats debout sur les jeeps lèvent le poing au ciel en signe de victoire et se frappent le biceps, à l’endroit où est cousu le drapeau brésilien, symbole capturé par la campagne du candidat d’extrême droite. Ce qui devait être un simple retour à la caserne à l’issue de la journée électorale prend des allures de défilé.
Comment en est-on arrivé là ? Que n’a-t-on pas vu, pas compris, qui a poussé presque 58 millions de Brésiliens à se jeter dans les bras d’un candidat ouvertement raciste, misogyne, homophobe, défenseur de la torture, de la dictature, et néolibéral ?
Le 1er janvier 2011, Luiz Inacio Lula da Silva quittait la présidence brésilienne avec un taux de popularité de 80 %, après deux mandats qui ont permis à près de 40 millions de personnes de se hisser au-dessus du seuil de pauvreté. C’était hier, c’était il y a une éternité. Lula croupit aujourd’hui dans une prison, condamné (sans preuve) pour corruption. Le Brésil est enlisé dans sa quatrième année de récession, l’une des pires de son histoire. Le Parti des travailleurs (PT), après treize années au pouvoir, fait l’objet de la haine dévote d’une majorité de la population.
La radicalisation soudaine de l’électorat – il y a deux mois, rares étaient ceux qui pariaient sur une telle issue – découle bien sûr d’une conjoncture très particulière et d’erreurs de stratégie électorale. Le candidat en tête des sondages, Lula, est interdit de se présenter. Il décide de ne laisser le champ libre à son dauphin que le 11 septembre, à trois semaines du premier tour du scrutin. Le PT refuse de construire une véritable alliance avec le reste du camp progressiste. La droite traditionnelle est honnie du fait de son alliance avec le très impopulaire gouvernement de Michel Temer, en place depuis deux ans après la destitution de Dilma Rousseff.
Il ne faut pas non plus oublier les informations distillées à la presse pour nuire au PT à la veille du premier tour, oeuvre d’un juge, Sergio Moro, coutumier des interventions dans le jeu politique. Le coup de poignard porté à Jair Bolsonaro, le 6 septembre, l’installe dans le statut de victime et lui permet d’échapper à tous les débats. Les réseaux sociaux comme WhatsApp démultiplient les campagnes de désinformation. Le tout dans un climat de dénonciation de la corruption et de crise économique, mélange explosif qui a déjà eu des précédents dans l’histoire nationale. Les Brésiliens ont choisi Jânio Quadros en 1960 et Fernando Collor de Mello en 1989. Ces deux représentants de la droite antisystème promettaient de mettre la maison en ordre. Aucun n’a réussi à terminer son mandat.
La conjoncture n’est toutefois pas tout. Car la véritable question est de savoir si la célébration des années Lula, à l’intérieur comme à l’extérieur du Brésil, n’a pas masqué les courants de fond travaillant la société, et en particulier la classe moyenne. L’événement est à l’image de ce qui s’est passé aux États-Unis avec l’élection de Donald Trump, il y a deux ans. D’un coup, on comprenait que les années Obama avaient, aux yeux d’une bonne partie de la population et des observateurs, masqué la véritable évolution de la société américaine.
Bien sûr, la politique sociale de Lula fut un énorme succès, dans un des pays les plus inégalitaires du monde. L’allocation Bolsa Familia (« bourse familiale » ) a aidé des millions de foyers à sortir de la famine. L’électricité et l’eau sont arrivées pour la première fois dans les zones arides et rurales. L’agriculture familiale a été encouragée. L’instauration de la discrimination positive a permis à des centaines de milliers de Noirs et de pauvres d’entrer à l’université. La hausse systématique du salaire minimum et l’accès au crédit pour les plus pauvres ont changé le visage du marché de la consommation. Sur la scène internationale aussi, le Brésil semblait gagner pour la première fois ses lettres de noblesse, en s’imposant comme une puissance.
Pas de réforme politique, pas de réforme fiscale
Mais la fascination pour Lula le magicien, en particulier au sein de son parti, a empêché la gauche de prendre conscience que le pays un peu moins injuste qu’il contribuait à construire était aussi celui où les valeurs de marché, de concurrence exacerbée, d’ascension sociale grâce au seul mérite individuel ne cessaient d’avancer. On a fait de la redistribution sociale pour permettre à la petite classe moyenne d’aller dans ces centres commerciaux poussant partout dans le pays, symboles de la mercantilisation des espaces publics. « Maintenant, tous les Brésiliens peuvent être citoyens parce qu’ils ont accès à une carte de crédit » , se félicitait Guido Mantega, quand il était ministre des finances à l’époque de Lula puis de sa dauphine Dilma Rousseff.
Dans le pays de la télénovela, la gauche a renoncé à travailler sur la narration de cette révolution qu’elle prétendait apporter. Revendiquer les programmes de lutte contre la pauvreté ; entretenir le dialogue avec les mouvements sociaux ; affronter les oligarchies qui n’ont cessé de se renforcer : les compromis de la méthode Lula et une redistribution rendue possible par une exceptionnelle période de croissance ont dispensé le PT de mettre en débat un véritable projet alternatif. Construire une réforme du système politique et de la politique fiscale est certes une gageure dans un pays où il est impossible d’obtenir une vraie majorité au Congrès. Mais le PT n’a jamais pris la peine de l’expliquer.
Prisonnier de l’idée que l’origine populaire de Lula et son bagou suffisaient pour échanger avec les plus pauvres, la gauche a cessé d’échanger avec les groupes sociaux qu’elle prétendait pourtant défendre. La dérive conservatrice des électeurs évangéliques en est la meilleure preuve. Le premier pays catholique du monde a connu une révolution qui a vu le nombre de fidèles des Églises pentecôtistes exploser, pour atteindre un bon tiers de la population aujourd’hui.
Ce sont en majorité des pauvres entassés dans des ceintures de misère autour des principales métropoles. Un mélange d’aveuglement face à l’ampleur du phénomène et de mépris pour ces nouvelles religions a poussé les dirigeants du PT et des autres formations progressistes à tourner le dos à cette population, préférant négocier leur vote avec les pasteurs. C’est ainsi qu’Edir Macedo, à la tête de l’Église universelle du royaume de Dieu, a fait campagne pour Lula en 2002 et 2006, après l’avoir longtemps affronté. C’est ainsi qu’on a vu Dilma Rousseff, en 2010, embrasser le sénateur Magno Malta (aujourd’hui, comme on l’a vu, conseiller de Bolsonaro) et lui remettre une Lettre aux Églises évangéliques dans laquelle elle s’engage à « ne pas proposer des changements de la législation sur l’avortement et sur d’autres thèmes concernant la famille », en référence aux homosexuels.
Ce faisant, le PT n’a cessé de légitimer ces pasteurs et d’augmenter leur puissance alors qu’il aurait dû travailler à la déconstruction de leur image, en montrant que, pour la majorité, ils se servent de la foi des autres pour amasser des fortunes, sans payer d’impôts, et ainsi établir de véritables empires médiatiques.
La question des relations avec les médias est évidemment au coeur de cette incapacité à construire une narration. C’est encore une fois le mirage du charme de Lula qui a empêché ses gouvernements de prendre conscience de l’urgence de réformer un paysage médiatique dominé par une poignée de familles et d’Églises. En 2002, au lendemain de son élection, Lula reçu à la Globo, première télévision du pays, était applaudi par les journalistes. Il a toujours cru pouvoir séduire un secteur qui s’est depuis longtemps illustré par son soutien aux élites, et notamment à la dictature. Depuis 2005, un long travail de diabolisation du PT relayé par la « grande presse » a abouti à ce qu’une majorité de Brésiliens considèrent cette formation comme un antre bolchevique dont le seul objectif est de piller le pays et de transformer les enfants en dépravés sexuels.
Le PT a aujourd’hui d’autant plus de difficulté à renverser cette image qu’il a, par exemple, négligé tout travail de communication vers l’international. Alors que les conservateurs ont mis sur pied des fondations qui relayent, en bon anglais, leurs différents projets et combats, les progressistes n’ont rien fait de similaire.
L’élection à la présidence d’un candidat glorifiant le régime militaire et la torture ne peut s’expliquer sans souligner combien l’absence d’un discours clair sur l’histoire de la dictature (1964-1985) a pesé lourd. Lorsqu’une commission de la vérité a finalement été mise sur pied, au début du mandat de Dilma Rousseff, elle a été privée de moyen, d’ambitions et de temps. Ses résultats ont été présentés dans une quasi-clandestinité. On ne peut pas en vouloir à l’électeur d’aujourd’hui d’être amnésique.
Le Parti des travailleurs a fait beaucoup d’erreurs. Il a cru qu’on pouvait gouverner un pays aussi inégalitaire en échappant aux conflits de classe. Il s’est coulé sans grande difficulté dans les règles du jeu politique, embrassant la pire d’entre elles, la corruption. Il s’est voulu hégémonique dans son camp, asphyxiant l’émergence d’autres voix progressistes. Il a succombé au culte du leader. Mais sa principale erreur est de n’avoir jamais véritablement disputé à la droite et aux conservateurs l’hégémonie culturelle pour tenter de profondément changer le pays. Celui-ci risque de le payer au prix fort et pendant longtemps.