Brésil : la rencontre entre l’extrême-droite et les évangéliques

Mylène Gaulard, 25 novembre 2018

 

Contrairement aux promesses de fin de l’histoire et des idéologies, nous observons une montée spectaculaire des nationalismes religieux. Le but du livre est d’expliquer ce phénomène dangereux pour la démocratie et la paix. Nés après la première guerre mondiale, en réaction à la révolution russe de 1917, ils réécrivent volontiers l’histoire et redessinent la géographie. Ils mobilisent les émotions, les sentiments, d’appartenance, d’amour d’un côté et d’exclusion de l’autre, de rejet ou de haine. Liés à la bourgeoisie commerçante (le Bazar de Téhéran en Iran), ils cherchent à enrôler les classes populaires et la bourgeoisie dans la collaboration de classe au sein de Communautés imaginées. La pauvreté, le chômage, l’absence de services publics et la corruption seraient la faute des étrangers, des infidèles, et des ennemis de l’extérieur. Ils imposent un protectionnisme à poigne vis-à-vis des voisins menaçants, du libre-échange, de la mondialisation et de la décadence des mœurs. Ils prescrivent une relecture des textes religieux et de nouvelles pratiques du culte autour de personnalités charismatiques. La place des femmes et des minorités sexuelles est souvent dramatique, les droits sociaux et la démocratie sont souvent bafoués. Le rôle important des organisations paramilitaires et militaires débouche sur des guerres civiles, d’extermination et de conquêtes. Le contrôle des médias et de l’enseignement est décisif pour cristalliser des Communautés imaginées, conquérir puis conserver le pouvoir politique, religieux et militaire….

Le « tournant à gauche » de l’Amérique latine est bel et bien terminé. Qu’il s’agisse de l’élection de Sebastián Piñera au Chili, de celle de Mauricio Macri en Argentine, ou plus récemment de Iván Duque en Colombie, les grandes consultations politiques de ces dernières années paraissent aller dans un sens identique que seule la victoire de Andrés Manuel Lopez Obrador   au Mexique semble prendre à rebours. Dans le cas du Brésil, la destitution de Dilma Rousseff en août 2016, la condamnation de Lula en juillet 2017 puis son emprisonnement en avril 2018 sont autant de faits s’inscrivant dans le contexte d’une droitisation de plus en plus marquée de la politique, rendue d’autant plus évidente par l’enjeu des élections d’octobre 2018.

Jair Bolsonaro, député de l’État de Rio de Janeiro et vedette de l’élection présidentielle d’octobre 2018, n’est pas un outsider de la politique brésilienne au sens de nouvel arrivant  dans le système électoral de ce pays. Élu député dès 1991, il s’est rattaché depuis lors successivement à une dizaine de partis politiques, pour finalement rallier le Parti social-libéral (PSL) en janvier 2018. Fier de s’être toujours positionné à droite, y compris « à l’époque où personne ne l’était », il s’était déjà fait remarquer en 1986 pour une interview au magazine Veja, au cours de laquelle il réclamait une hausse des salaires des militaires. Cette revendication, émise un an après la fin de la dictature, liée à l’accusation, dont il se déclarera toujours innocent, d’avoir tenté d’organiser des attentats dans des lieux publics pour attirer l’attention sur sa cause, lui valut alors quinze jours de prison.

Il faut attendre la fin de la décennie 1990 pour que l’opinion publique brésilienne soit plus directement confrontée aux propos sulfureux de Bolsonaro dont la violence verbale se manifesta en 1999 lorsqu’il regretta en plein Congrès national que la dictature n’ait pas exécuté 30 000 personnes corrompues en plus, à commencer par le président de l’époque, Fernando Henrique Cardoso. Lors d’un débat télévisé, il déclarait en 2003 à la politique Maria do Rosário, avec le même désir de provocation, qu’il ne la violerait jamais car elle ne le méritait pas, propos qu’il lui répéta à la Chambre des députés onze ans plus tard. Toujours dans le cadre de ses fonctions politiques, il rendit hommage lors de son vote en faveur de la destitution de Dilma Rousseff au colonel Ustra, connu pour ses pratiques de torture infligées aux militants de gauche dont faisait partie cette ancienne guérillera durant la dictature militaire. Outre cette absence chronique de toute forme de respect pour ses adversaires politiques, Bolsonaro se distingue aussi par son homophobie, nettement affichée lorsqu’il affirme qu’il préfére- rait un fils mort plutôt qu’un fils homosexuel ; son « racisme » vis-à-vis des communautés indigènes et noires, taxées par lui de paresse et de parasitisme; et sa misogynie quand il s’avoue convaincu de l’immoralité de la présence des femmes sur le marché du travail.

Régulièrement désigné comme le « Trump brésilien », Bolsonaro affiche donc des positions conservatrices extrêmement dures, allant même jusqu’à lui faire regretter publiquement la dictature militaire ayant précédé, de 1964 à 1985, l’ère démocratique actuelle. Sa proximité avec les milieux évangéliques, depuis son mariage en 2013 avec sa troisième femme, Michelle, membre de l’Église baptiste, et surtout depuis son baptême dans le Jourdain en mai 2016, célébré par le pasteur Everaldo Pereira issu de l’Assemblée de Dieu (principale communauté pentecôtiste), l’aide sans aucun doute à profiter de l’essor du protestantisme dans ce pays qui ne comptait que 8 % de fidèles en 1980 contre 29 % en 2018, soit près de 60 millions de personnes, dont 42 millions d’évangéliques.

Pour mieux comprendre l’essor politique fulgurant de Bolsonaro, il est donc essentiel d’expliquer les modifications majeures des attachements religieux de ce pays, directement liées aux bouleversements économiques et sociaux expérimentés depuis la décennie 1980. Catégorisé comme nationaliste pour sa capacité à canaliser autour de lui une vague de mécontentement rejaillissant sur des gouvernants considérés comme tous corrompus, Bolsonaro exploite effectivement la crise économique et la montée des violences sociales dans lequel se débat le Brésil, fléaux que les politiques ne réussissent pas à maîtriser, et en partie responsables de l’apparition d’une nouvelle forme de nationalisme religieux. Cette évolution politico-sociale à laquelle se confronte le géant sud-américain tout comme une grande partie de la communauté internationale depuis quelques années, doit donc être resituée dans le cadre d’un système capitaliste en crise, incapable de tenir ses promesses de prospérité. Sans cela, ni le rôle croissant de l’évangélisme dans ce pays ni les appuis recueillis par Bolsonaro ne pourraient être sérieusement appréhendés.

L’enjeu du soutien politique des évangéliques pour les élections présidentielles brésiliennes

Comme tout leader charismatique cherchant à échapper au principe de responsabilité au sens donné par Max Weber, Bolsonaro demeure assez isolé du point de vue de ses soutiens institutionnels. Regrettant la dictature militaire, il est ainsi rejeté par l’armée, au premier rang de laquelle se trouve le ministre de la Défense actuel, Joaquim Silva e Luna, qu’il accuse d’être « infiltrée par les communistes », mais qui le critique essentiellement pour son comportement considéré comme incontrôlable depuis les années 1980. De même, rappelons que Bolsonaro ne s’est jamais identifié longuement à un parti spécifique, et son rattachement actuel au PSL ne date que du début de l’année 2018, après un bref passage de quelques mois au Parti social-chrétien (PSC) puis au Parti écologique national (PEN) entre 2016 et 2017. À une époque où les partis politiques sont particulièrement déconsidérés aux yeux de la population, on comprend mieux l’émergence d’un tel électron libre du système partisan, à la manière de l’humoriste analphabète Tiririca qui obtint en 2010, avec un record de voix, un siège de député au Congrès pour représenter le district de São Paulo avec des slogans tels que : « Votez Tiririca, ça ne peut pas être pire qu’en ce moment. »

Son seul soutien véritable provient finalement de communautés évangéliques loin d’être unifiées sur le sol national, mais dont l’objectif est de participer de plus en plus à la vie politique du pays. Apparu au début du xxe siècle, le protestantisme sous sa forme évangélique occupe depuis quarante ans une place croissante aussi bien au Brésil, où près du tiers de la population se déclare membre de cette confession contre moins de 5 % en 1950, que dans tout le reste de l’Amérique latine. Se distinguant du protestantisme luthérien et calviniste par le rôle de la conversion dans la vie d’un croyant, et donc du baptême   à l’âge adulte, par la réhabilitation de la sanctification, c’est- à-dire de l’importance de la foi pour obtenir sa rédemption, et par la place primordiale des miracles au sein des églises concernées, l’évangélisme est présent actuellement sous ses différentes formes sur le sol brésilien.

Né dans les premières décennies du xxe siècle, le pentecôtisme classique, représenté actuellement par l’Assemblée de Dieu et la Congrégation chrétienne, fut fondé par des Européens manifestant une forme de sectarisme, de rejet du monde et de profonde hostilité au catholicisme. Accompagnée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale par le développement d’églises pentecôtistes comme l’Église de l’Évangile Quadrangulaire insistant davantage sur la guérison divine, cette branche de l’évangélisme a pour particularité de croire en la glossolalie, le « parler en langues » décrit dans les Actes des apôtres qui permettrait de parler et de prier à voix haute dans une langue connue uniquement des anges. La communauté évangélique dont l’essor est le plus rapide depuis le milieu des années 1970, grâce à l’utilisation de la radio et de la télévision sur lesquelles leurs émissions sont très présentes, est celle des néo-pentecôtistes, représentés principalement par l’Église universelle. Les églises néo-pentecôtistes ont introduit la théologie de la prospérité selon laquelle l’aisance matérielle d’un croyant serait le résultat d’une bénédiction divine : elle encourage dans cette logique les pratiques de consommation ostentatoires ; ce qui rompt assez nettement avec l’ascétisme d’un pentecôtisme plus traditionnel et plaît aux catégories les plus jeunes bien intégrées au monde moderne.

Le poids politique des évangéliques dans la politique brésilienne

Toute cette partie de la population brésilienne, susceptible au rythme actuel, avec une hausse de 60 % du nombre d’évangéliques durant les dix dernières années, de représenter la moitié de celle-ci en 2030, est devenue un enjeu majeur lors des élections, ce qui explique les rapprochements récents de Bolsonaro dont l’objectif est de récupérer 80 % des votes de cette communauté. Observons dans ce sens que la Bancada evangélica (le banc évangélique), regroupant au Congrès national députés et sénateurs sous la bannière de l’évangélisme, est devenue un pilier de la vie politique brésilienne depuis le retour de la démocratie en 1985. La position des évangéliques se distingue donc nettement de ce qui était prôné durant la dictature militaire où toute la communauté protestante exprimait publiquement sa volonté de ne pas se mêler des affaires politiques. La Bancada evangélica, au sein de laquelle sont représentées surtout trois églises (l’Assemblée de Dieu, l’Église universelle du Règne de Dieu et l’Église baptiste) est ainsi apparue lors des élections de l’Assemblée constituante (1987-1988), au terme desquelles trente-deux députés fédéraux évangéliques (dont 18 pentecôtistes, appartenant pour 70 % d’entre eux à l’Assemblée de Dieu) furent élus, alors même qu’ils n’étaient que deux lors des élections antérieures. Force en pleine expansion, ils obtinrent soixante députés et quatre sénateurs en 2005, contre respectivement soixante-quinze et trois en 2018, soit 13 % du Congrès, ce qui révèle la vive progression de ce groupe, malgré un poids politique qui n’est pourtant pas encore totalement représentatif de la place des évangéliques dans la société brésilienne.

Les évangéliques en sont donc arrivés à occuper une position non négligeable au Congrès national qui pourrait leur permettre de constituer la quatrième force du pays, en équilibre avec le Parti des travailleurs (PT), le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), s’ils n’étaient pas dispersés entre diverses entités politiques. En 2003 fut créé au sein de ce Congrès le Front parlementaire évangélique, qui réunit 202 noms aujourd’hui (sur un total de 594 députés et sénateurs) car comprenant également des catholiques, pour mieux articuler leur action au sein du Congrès national. Ils devinrent encore plus visibles lorsque le pasteur Marcos Feliciano devint président de la Commission des Droits de l’homme et des minorités de la Chambre des députés, ou que l’économiste évangélique Eduardo Cunha, à l’origine de la procédure de destitution de Dilma Rousseff, fut nommé pour présider la Chambre des députés en 2015 et 2016. Déjà en 2012, subrepticement, le pasteur Marcelo Crivella, devenu maire de Rio en 2017, était nommé ministre de la Pêche par le gouvernement Rousseff ; de même, le pasteur George Hilton fut appelé au ministère des Sports en 2014…

Outre leur place au Congrès national, le suffrage des évangéliques est en effet considéré comme essentiel lors des élections présidentielles ; ce qui explique les postes offerts dans l’administration à certains pasteurs. Ce vote fut même considéré comme l’un des facteurs déterminants de la victoire de Cardoso en 1994, de même que de celle de Lula en 2002. S’il est connu aujourd’hui que les électeurs ne suivent pas systématiquement les conseils de leurs leaders religieux en matière de vote, une enquête de l’Institut de recherche montre que les évangéliques écoutent davantage les conseils politiques (à 26 %) de leur pasteur que les catholiques de leur prêtre (15 %). C’est la raison pour laquelle l’appui politique des leaders évangéliques s’échange parfois à prix d’or, ainsi que l’avait dénoncé en 1998 le pasteur Ronaldo Didini, ex-membre de l’Église universelle du Règne de Dieu, selon qui certains pasteurs pouvaient recevoir jusqu’à 100 000 dollars pour appuyer un candidat.

Un programme économique ambigu

Des appuis parmi les classes populaires et dans la classe moyenne supérieure

La force politique des évangéliques se comprend surtout comme le résultat d’un poids croissant de ces nouvelles communautés de fidèles parmi les catégories les plus pauvres, présentes dans les périphéries des grandes villes et coupées de toute autre attache communautaire. Apportant un soutien spirituel et matériel à des individus isolés qui subissent de plein fouet les différentes crises rencontrées depuis quarante ans par le Brésil, les églises évangéliques leur fournissent aussi un réseau professionnel ainsi que des aides pour mieux faire face au dédale de l’administration brésilienne. La particularité de l’Église universelle est par exemple de proposer trois ou quatre cultes publics tous les jours, et donc d’être ouverte en permanence à ses fidèles en difficulté. Les femmes, les jeunes et les Noirs les plus pauvres de la population constituent ainsi les principales cibles du prosélytisme de ces églises. Bénéficiant du dízimo, la dîme, qui consiste pour les fidèles à reverser 10 % de leurs revenus à leur église, les églises évangéliques fonctionnent au final comme des entreprises suivant une logique de marché, avec une offre systématique de services magico-religieux pour s’assurer le soutien des croyants, et une communication des plus sophistiquées s’appuyant sur l’utilisation intensive de la radio, de la télévision et d’Internet pour recruter de nouveaux fidèles parmi les couches populaires, mais également, de plus en plus, parmi les catégories les plus aisées.

Contrairement à une idée longtemps communiquée par les médias sur le vote Bolsonaro, l’opposition entre un électorat populaire présent massivement dans la région pauvre du Nordeste, proche de Lula et de Marina Silva, la candidate écologiste et évangélique de gauche, et une classe moyenne supérieure de droite plutôt située dans les villes du Sud, São Paulo en tête, n’est donc pas si évidente. L’objectif de Bolsonaro est bien de se rapprocher, par le biais des évangéliques et des valeurs communes qu’il partage avec eux, de cet électorat populaire qui pourrait reporter sur lui son vote pour Lula, toujours emprisonné et donc inéligible, entrant de cette manière dans le cadre du vote « BolsoLula » évoqué dernièrement par la presse. Remarquons que les sondages préélectoraux le créditaient au début de l’été 2018 de 22 % des intentions de vote des personnes bénéficiant de revenus inférieurs à deux fois le salaire minimum, un niveau équivalant aux intentions de votes de cette population pour Lula. Ces chiffres pourraient cependant être nuancés par le constat qu’en dépit du vote obligatoire, près de 30 % des électeurs, essentiellement situés parmi ces catégories, votent blanc ou ne se présentent pas à leur bureau de vote.

Bolsonaro séduit aussi surtout les couches les plus aisées de la population : parmi les Brésiliens dont les revenus sont supérieurs à cinq salaires minimums, soit 5 % de la population, ces mêmes sondages lui accordaient 30 % des votes, contre 18 % pour Lula. Or, ce sont justement ces catégories aisées, surtout les plus jeunes, très présents sur les réseaux sociaux, qui ont majoritairement composé les manifestations de juin 2013, devenues des lieux de contestation des poli- tiques de la gauche brésilienne: issues dans un premier temps d’un mouvement de protestation contre la hausse des prix du transport (liée en partie aux grands événements sportifs comme les Jeux Olympiques de Rio en 2016 et la Coupe du monde de football en 2014), ce dernier s’est rapidement retrouvé dépassé par une critique assez violente d’un PT corrompu incapable de redresser l’économie du pays.

Remarquons que cette jeunesse des classes moyennes supérieures brésiliennes, de plus en plus séduite par les promesses du néolibéralisme, est particulièrement critique des grands programmes sociaux menés par le PT et même par Cardoso dès la décennie 1990, accusés d’avoir privilégié à leurs dépens les catégories les plus pauvres, et surtout la région du Nordeste désignée comme la source de toutes les difficultés actuelles. Comme nous l’avions déjà observé, la légère baisse des inégalités observée au Brésil depuis 1994 s’est ainsi effectuée au détriment des catégories les plus aisées, mais cela ne fut pas tant dû aux politiques de redistribution qu’à la reprimarisation de l’économie favorisant, avec le développement de l’agro-business, les travailleurs non qualifiés. Les plus diplômés ont alors été confrontés à un marché du travail moins susceptible de les accueillir dans des conditions aussi favorables que leurs parents avant eux ; ce qui explique cette nouvelle forme de nationalisme qui les conduit à revenir sur le modèle d’ouverture économique proposé depuis la décennie 1980.

Conservateurs sur les mœurs, étatistes en matière sociale

Bolsonaro profite donc de ce contexte historique dans lequel il se retrouve appuyé par deux catégories de la population : la jeunesse des classes moyennes supérieures et une partie des couches populaires. Ces dernières constatent ainsi   la « trahison » du PT qui, dès 2015, après la réélection de Dilma Rousseff, se retrouva contraint d’adopter une partie du programme d’austérité proposé par l’opposition. Lorsque le président intérimaire, Michel Temer, remet en question en 2017 le poids croissant des dépenses publiques dans l’économie, avec l’inscription d’un amendement à la Constitution prévoyant de bloquer celles-ci sur les vingt prochaines années, il ne faut effectivement pas oublier que Dilma Rousseff s’était aussi engagée sur des politiques allant dans le sens de l’austérité afin de lutter contre l’essor d’un déficit public atteignant 10,2 % du PIB en 2015. Or, si les évangéliques peuvent être classés majoritairement comme de droite pour leurs opinions conservatrices sur la question des mœurs, il n’en est pas de même sur les problèmes économiques, pour lesquels ils considèrent dans leur grande majorité que l’État se doit d’intervenir non seulement au sein de l’appareil productif mais également pour résoudre les problèmes sociaux. Cette position contribue d’ailleurs à les distinguer de leurs représentants au Congrès national qui auraient plutôt tendance à prôner des politiques libérales et un retrait de l’État de la sphère économique.

En raison des appuis divers dont il bénéficie et des origines sociales variées de son électorat, Bolsonaro fait donc preuve d’une incohérence assez compréhensible sur la question économique, pourtant cruciale en période de crise. Lorsqu’il regrettait en 1999 que les militaires n’aient pas fusillé Cardoso, il reprochait surtout à celui-ci la poursuite du programme de privatisation entamé par Fernando Collor de Mello avant lui. Il s’agit de même pour lui, dans une logique développementaliste et nationaliste similaire à celle adoptée pendant près de trente ans par la dictature militaire, de s’opposer à l’influence chinoise croissante afin d’éviter que les Brésiliens « ne deviennent les locataires de la Chine » après avoir vendu tout leur patrimoine et détruit leur appareil productif.  Avouant être « ignorant en économie », sa position sur les privatisations n’est pourtant plus aussi tranchée depuis qu’il se présente comme le candidat du Parti social-libéral, connu pour son opposition à l’interventionnisme étatique. Malgré le slogan inscrit sur son site Internet, Brasil acima de tudo, Deus acima de todos, « le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous », son nationalisme s’estompe notamment fortement lorsqu’il en appelle à l’aide des États- Unis pour se libérer de l’emprise du Mercosur ou qu’il approuve par son vote, en 2016, la concession de l’exploitation de pétrole pré-salifère à des compagnies étrangères. Observons dans la même logique que l’économiste libéral pauliste, Paulo Guedes, se trouve désormais parmi ses conseillers les plus proches…

S’il s’oppose encore violemment à la retraite par capitalisation, à la baisse des dépenses publiques et à des taux d’intérêt élevés accusés de ne profiter qu’aux banquiers, il est donc presque certain que Bolsonaro sera sensible à l’avenir aux sirènes de l’ultra-libéralisme qu’une partie de la droite brésilienne, aussi bien du côté des grands propriétaires terriens que dans l’ensemble du milieu de l’agrobusiness, souhaiterait enfin adopter, ce qui le mettra sûrement en porte-à-faux avec son nationalisme actuel. Bien qu’en apparence très attaché à l’intervention de l’État dans l’économie, suivant en cela une logique développementaliste qui le pousse à critiquer régulièrement la désindustrialisation et la reprimarisation de l’économie de ces vingt dernières années, il n’hésite pas à vanter les mérites du régime chilien de Pinochet, parmi les premiers du continent à avoir adopté dès la décennie 1970 un programme de croissance néolibéral décidé en concertation avec des économistes de l’université de Chicago, les fameux Chicago Boys.

Le programme de Bolsonaro manque donc sérieusement de clarté en matière économique, et c’est essentiellement sur l’aspect social et moral du conservatisme, avec sa défense de la peine de mort et du port d’arme, son opposition à l’avortement, à l’homosexualité et au féminisme, que sa ligne est claire.  Reste à savoir pourquoi un tel programme suscite autant d’enthousiasme au sein de la population brésilienne, surtout parmi les évangéliques qui jusque-là penchaient plutôt en faveur de Lula.

La convergence autour d’un essor des valeurs conservatrices

L’expression d’un rejet de la corruption et de la politique traditionnelle

Suivi par 4,8 millions de personnes sur Facebook (contre « seulement » 3,5 millions pour Lula), Bolsonaro profite d’une crise de la gauche brésilienne à laquelle n’échappe pas l’ensemble des mouvements progressistes à l’échelle mondiale. Alors qu’il était très mal vu en 1985, lors du retour de la démocratie au Brésil, de s’afficher comme conservateur et donc comme proche idéologiquement du régime antérieur, la succession de scandales de corruption dans la classe politique brésilienne amena progressivement la jeunesse d’une classe moyenne supérieure à exprimer sur les réseaux sociaux des idées, certes conservatrices, mais surtout très critiques du Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2002.

Dès 2005, trois ans après l’arrivée de Lula à la présidence, le scandale du mensalão (mensualité) révèle notamment tout un système de pots-de-vin visant à acheter les votes des députés appartenant aux autres partis politiques. Dans un système poli- tique où près de trente partis sont représentés à la Chambre des députés, cette pratique était en réalité devenue assez commune depuis la fin des années 1980, et la célèbre formule de l’ancien président Cardoso não se roubou tanto no Brasil, (« on n’a jamais volé autant au Brésil »), est sans doute une exagération. Quoi qu’il en soit, l’opération Lavage Express (Lava Jato), initiée en 2014, impliqua de nombreux politiques qui furent condamnés à des peines de prison assez lourdes. La grande compagnie pétrolière, Petrobras, fut aussi mêlée à des affaires de corruption qui au final n’épargnèrent pas même l’ancien président, Luiz Inácio da Silva, dit Lula, accusé d’avoir accepté un appartement offert par une entreprise de construction dans une station balnéaire.

Dans un tel contexte, l’un des rares politiques à ne pas avoir été sali par les affaires, Bolsonaro, est surnommé Le Mythe par ses admirateurs sur Internet. Il se retrouve donc appuyé par une partie de la jeunesse excédée ayant manifesté massivement dans les rues des grandes villes brésiliennes depuis juin 2013. Expliquée surtout par la chute des prix des matières premières, la crise économique actuelle, responsable d’un taux de chômage atteignant 12 % de la population active, contre 6,7 % en 2010, contribue à discréditer encore davantage le programme du PT et les politiques menées depuis 2002. Alors que le pays profitait encore d’un taux de croissance du PIB de 7,5 % en 2010, cette croissance est indéniablement remise en question depuis lors. Après des taux négatifs obtenus en 2015 et 2016, elle n’est revenue qu’à 1 % en 2017. Mais le ralentissement actuel n’est finalement que la dernière goutte qui fit déborder le vase de toutes les rancœurs accumulées ces dernières années.

Des valeurs conservatrices au service du groupe BBB (Balle, Bœuf et Bible)

Fruits d’une société hyper conflictuelle, avec près de 60000 homicides par an qui placent le Brésil dans le triste palmarès des pays les plus violents et inégalitaires, il était effectivement remarquable que les tensions brésiliennes ne s’expriment pas davantage sur le plan idéologique. Toute une génération s’est retrouvée soudainement confrontée à un vide politique, similaire à celui observé au niveau mondial, en raison d’une libéralisation acceptée sans contestation soit sous sa forme politique soit sous son manteau économique, alors même qu’elle ne se sentait pas responsable des méfaits de la dictature militaire, représentative d’une époque non vécue par elle. Lors de la Marche pour Jésus de juin 2017, ayant réuni près de deux millions de personnes à São Paulo, des pancartes en appelant au retour des militaires au pouvoir étaient ainsi brandies sans complexe par une partie de la jeunesse.

Une évolution intolérante

Le nouveau bloc de droite que le Parti des travailleurs désignait en 2015 sous le sobriquet de groupe BBB (Balle, Bœuf et Bible) apparaît donc des plus forts aujourd’hui ; ce qui lui permet de porter dans les instances politiques des positions ouvertement conservatrices sur le port d’armes, la morale et la défense des grands propriétaires terriens: les propos très insultants de Bolsonaro sur les communautés indigènes et les paysans sans-terre, accusés de vouloir s’emparer des meilleures terres grâce à l’aide de l’État, et ce aux dépens d’une utilisation rentable de celles-ci, se comprennent dans un contexte politique où le bloc ruraliste, représentant ces grands propriétaires, est constitué de près de 200 députés, soit 40 % du Congrès national en 2018.

Ce Congrès élu en 2014 apparaît dès lors comme l’un des plus conservateurs de l’histoire de la démocratie brésilienne ; ce qui permit le vote de lois qui auraient automatiquement été rejetées auparavant, qu’il s’agisse de la réduction de la majorité pénale ou du statut de la famille qui exclut la possibilité de mariages homosexuels. Le besoin de retrouver des valeurs autres que celles proposées par le libéralisme actuel mène en effet une grande partie des évangéliques et de la jeunesse des classes moyennes brésiliennes à des positions très conservatrices sur la question de l’homosexualité, du féminisme et de l’avortement, ce qui les oppose de plus en plus à la politique de tolérance prônée par la politique évangélique Marina Silva. Ils en viennent même parfois à rejeter violemment des valeurs dites de gauche, et manifestent une intolérance religieuse rendue assez visible ces dernières années par des faits d’agression physique sur des fidèles de cultes afro-brésiliens, cultes ne réunissant pourtant que 3 % de la population.

Face à l’impasse sur laquelle débouche le mode de production capitaliste, à l’incapacité de ce système à assurer durablement le maintien d’une certaine croissance économique, toute forme de nationalisme, qu’il soit de droite ou de gauche, promettant la possibilité d’une sortie de crise par l’intermédiaire de réformes plus ou moins radicales, est accueillie avec enthousiasme. De même pour les religions les plus repliées sur elles-mêmes, capables d’apporter un sens de la communauté à des catégories sociales de plus en plus laissées pour compte et déstructurées. La crise du modèle social brésilien n’est donc pas une spécificité de ce pays. Depuis quarante ans, toutes les économies se confrontent à des blocages qui ne sont que temporairement surmontés au prix de nouvelles bulles spéculatives. Or, le nationalisme, qu’il soit européen, nord ou sud-américain, repose toujours sur la même forme de repli sur soi, identitaire et/ou religieux, un semblant de réponse marqué par la recherche d’un bouc émissaire aux difficultés socio-économiques actuelles. Il pourrait d’ailleurs être envisagé comme une nouvelle forme de bulle qui après avoir suscité moult espoirs finira inéluctable- ment pas dégonfler pour replacer ceux qui y ont cru devant un chaos dont ils n’avaient pas encore mesuré l’ampleur.

Plutôt que de se sentir outragés par les propos de Jair Bolsonaro, ou de se lamenter sur l’essor d’une pensée réactionnaire aussi bien chez les couches populaires évangéliques que parmi les classes moyennes les plus aisées, il serait donc temps de s’interroger sur les limites réelles d’un système socio- économique qui semble être rejeté de plus en plus massivement aux quatre coins de la planète. Comme le rappelle Catherine Colliot-Thélène, « les réactions de populations, qui ont de bonnes raisons de s’estimer mal gouvernées, à toutes les dépossessions dont elles sont victimes (celle de leur droit à l’agir politique n’étant pas le moindre) sont multiformes ».

Ce qui est souvent perçu comme des manifestations inexplicables de haine vis-à-vis d’autres catégories de la population, liées à leur classe sociale, à leur couleur ou à leur religion, n’est finalement que le symptôme d’un capitalisme en crise, incapable de soutenir durablement les valeurs universelles dont dépendait sa généralisation à l’échelle mondiale. Ainsi que l’observait si bien Christopher Lasch, « de plus en plus, on perçoit la raison et la morale des Lumières comme un masque pour le pouvoir, et la perspective d’un monde régi par la raison semble plus lointaine qu’à aucun moment depuis le xixe siècle ».

Apparu justement comme une réaction à ces valeurs « universelles » qui ont accompagné l’essor du capitalisme et ont contribué à déstructurer les communautés issues du monde féodal, à isoler toujours plus un individu rendu de cette manière plus facilement exploitable, le nationalisme religieux ne pourrait être dépassé qu’avec une prise de conscience généralisée du fait que le mode de production dans lequel nous vivons tous aujourd’hui est aussi temporaire que les autres qui l’ont précédé. Aucune réforme, aussi radicale qu’elle soit, aucune religion, ne sont en mesure de contrer sa déliquescence…

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