La démocratie à l’épreuve des migrations

MOULOUD IDIR, Infolettre du CJF, 29 janvier 2019

Alors qu’on soulignait la Journée internationale des migrants le 18 décembre dernier et dans un contexte où la signature du Pacte mondial des migrations crée bien des remous, il convient de rappeler qu’à cette même date, en 1990, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait la Convention internationale de protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille. Bien qu’aucun des États riches de destination des personnes migrantes ne l’ait encore signée ou ratifiée, cette convention énonce des principes essentiels auxquels on pourrait référer pour l’élaboration d’instruments juridiques à l’échelle internationale.

Malheureusement, le récent Pacte mondial des migrations, dites et voulues « sûres, ordonnées et régulières », signé à Marrakech le 10 décembre dernier, n’en tient pas véritablement compte. En effet, ce dernier n’énonce pas de recommandations fermes en termes de droits humains, contrairement à celles qu’on retrouve dans les autres grandes conventions internationales en la matière. Ce pacte induit même une logique technocratique de négociation multilatérale très largement imprégnée par le langage de la bonne gouvernance en matière migratoire. Tout cela tend à dépolitiser les enjeux. Nous espérons que les recommandations issues de ce Pacte ne seront pas de nature à filtrer la mobilité humaine sur des bases essentiellement utilitaristes et élitistes.

Or, ces tractations surviennent alors que les migrantes et les migrants, victimes par milliers d’exodes, de déracinement, de rejet et de racisme de toutes formes, paient de leur vie les bouleversements géopolitiques et climatiques. Car, faut-il le rappeler, le migrant ou le réfugié sans droits est une réalité consubstantielle au capitalisme néolibéral militarisé qui domine le monde. C’est pourquoi il est le spectre qui nous hante, nous rappelant la trahison des valeurs dans laquelle nous sommes tombés et l’illusion de démocratie dans laquelle nous vivons.

La figure du migrant et le cortège de malheurs qui l’accompagne ne forment pas un élément extérieur qui viendrait cogner à notre porte en intrus. Le sort de ces personnes ne nous est pas étranger et notre réponse ne saurait se limiter à un impératif moral d’hospitalité ou de générosité. Les flux d’humains en détresse qui déclenchent la peur parmi les populations de certains pays résultent de situations que nous avons grandement contribué à créer, enjoignant une responsabilité de notre part. Car l’histoire de notre confort participe en quelque sorte de l’histoire de l’exploitation du monde. Que faire, dès lors ?

Donner corps au « droit d’avoir des droits »

Pour convaincre d’agir sur la question migratoire, il ne reste, le plus souvent, du moins dans les médias, que le discours humanitaire. Les possibilités de faire valoir ou de rendre audible le langage des droits fondamentaux sont infimes. Pourtant, il vaudrait mieux rappeler les États à leurs responsabilités sur cet enjeu. Et plaider pour un accueil qui intègre à leur système et leurs principes le devoir hospitalier, voire pour qu’ils fassent inscrire ce devoir dans le droit international. Sur ce plan, le principe à faire valoir devrait se fonder sur le rappel que les migrants en situation de grande précarité ou de non-droit devraient pouvoir jouir de droits qui ont préséancesur les lois et règlements étatiques. Cela ouvre la porte à une sorte de « droit d’avoir des droits » qui pourrait offrir aux personnes migrantes des instruments juridiques pour se défendre ou être représentées devant des juridictions exécutoires.

Comme l’a bien rappelé le philosophe Étienne Balibar, il ne s’agit pas de mettre fin par décret à l’errance des migrants et des demandeurs d’asile, non plus que de faire disparaître d’un trait de plume les causes qui ont déterminé leur exode. Il s’agit plutôt « d’empêcher que, sous couvert de hiérarchiser ces causes, la politique des États transforme l’exode en un processus d’élimination. Les migrants en proie à l’errance et ceux et celles qui leur viennent en aide » doivent avoir le droit de leur côté dans leurs efforts pour résister à ce processus. Il s’agit de savoir si les États expulsent de leur sein cette partie de l’humanité, ou s’ils l’intègrent à leur ordre politique et à leur système de valeurs.

Bien entendu, tout cela pose la question de la souveraineté des États, car la logique interétatique actuelle refuse de prendre en compte, sur le plan juridique, la dimension universaliste de l’humanité ainsi que l’impératif de mondialiser certains droits et certains domaines du droit. Cela montre bien que la réflexion sur les fondements des droits humains a été figée dans le moule de l’État-nation. Or, il est impérieux de ne pas éluder la question des fondements du droit. Car c’est elle qui permet de ne pas perdre de vue un principe fondamental, à savoir que l’être humain existe avant l’État. Lorsqu’on dit « avant », on ne renvoie pas à une antériorité historique, mais à une approche ontologique. L’humain est là d’abord. La question de ses droits se pose donc en soi. Celle de sa liberté individuelle, toujours en rapport avec la liberté collective, doit être pensée et réglée politiquement. L’enjeu est donc politique et très largement citoyen.

Cette attention portée à une analyse plus politique et démocratique du fait migratoire s’inscrit dans une vision active et non seulement statutaire des droits et de la citoyenneté. La remise en question des limites de la souveraineté étatique par la pratique de la citoyenneté active est fondamentale pour penser l’enjeu migratoire dans une optique plus démocratique et égalitaire. En ce sens, comme le rappelle le politologue Martin Deleixhe, « la citoyenneté n’appartient en droit à personne puisqu’elle n’est que le fruit d’une volonté et d’une participation créatrice » à une communauté politique. Deleixhe nous dit en somme « que la citoyenneté ne peut faire abstraction de cette référence à la création collective et égalitaire, car c’est depuis celle-ci que la citoyenneté comme activité redessine perpétuellement les contours de la citoyenneté comme statut. […] elle n’est rien d’autre que la capacité collective de constituer l’État ou l’espace public ».

Cette vision permet de tenir compte de l’enjeu de l’exclusion et de la précarité dans l’analyse politique du fait migratoire, c’est-à-dire de porter attention à ceux et celles que le déni de citoyenneté ou de droits prive carrément des conditions matérielles d’existence et des formes de reconnaissance qui font la dignité de l’être humain.Cela n’est pas seulement un critère théorique servant à mesurer le degré de proximité des modèles historiques de citoyenneté et de démocratie par rapport à leur forme idéale : c’est une façon de se confronter à la réalité de l’extrême violence au cœur de la vie quotidienne dans l’histoire des sociétés contemporaines.

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