Catherine Withol de Wenden, Les possibles (Attac), hiver 2019
En ce début du XXIe siècle, les migrations internationales se sont mondialisées : presque tous les pays du monde sont concernés par les départs, les arrivées et le transit, certains étant les deux ou les trois à la fois. Ces migrations atteignent 260 millions de personnes, un nombre qui a été multiplié par trois depuis les années 1975 et qui a doublé depuis la fin du XXe siècle. L’aspect le plus significatif concernant les migrations est leur globalisation, comme tendance structurelle du monde, et leur régionalisation.
Tous les continents sont inclus dans la mobilité transfrontalière, l’Europe étant la plus grande destination au monde (77 millions si l’on inclut la Russie et l’Ukraine), suivie par les États-Unis, le Golfe et la Russie (13 millions). Le Sud est en passe de recevoir autant de migrants que le nord de la planète à cause de la diversification des migrations : femmes (48 %), déplacés environnementaux (42 millions, dont seulement 17 millions sont des migrants internationaux, les autres étant des migrants internes), mineurs isolés, réfugiés, toutes catégories qui préfèrent aller moins loin et se diriger vers les pays voisins des leurs. Les trois quarts des réfugiés dans le monde vont dans des pays du Sud, comme on l’a vu lors des crises afghane (à destination de l’Iran et du Pakistan), irakienne (vers la Syrie), syrienne (en Turquie, Liban et Jordanie, pour l’essentiel). Les pays du Sud ont peu de politiques migratoires et une cinquantaine d’entre eux ne sont pas signataires de la Convention de Genève de 1951 sur l’asile, donc la protection est souvent relative, mais les migrants peuvent y entrer, le plus souvent. Cette globalisation a été favorisée par un droit de sortie généralisé, à cause de la possibilité presque mondialisée d’avoir un passeport, alors que le droit d’entrer s’est beaucoup rétréci, du fait des visas. L’essentiel des migrations internationales sont, à l’échelle mondiale, des migrations de travail, mais elles ne sont plus que 15 % des entrées en Europe, où le regroupement familial, les étudiants et l’asile occupent les premières places. Le droit d’entrée, qui n’est pas universel comme le droit de sortie, dépend de la souveraineté des États d’accueil, en fonction du risque migratoire représenté par chaque nationalité, selon donc son passeport : ce sont les Japonais qui peuvent entrer dans le plus grand nombre de pays dans le monde (180) pour trois mois, suivis par les Européens, États-Uniens et Canadiens. Puis viennent les Russes, les Chinois, et enfin la plupart des pays africains, dont les ressortissants de pays en crise (Erythrée, Somalie, Soudan) n’ont de possibilité de migrer que dans les pays les plus proches du leur. Cet élargissement du monde est lié à son interdépendance : certains pays ont des richesses mais peu de main-d’œuvre (comme le Golfe), d’autres une importante population et peu de ressources (comme le Mali, le Niger ou le Burkina). Certains pays sont directement menacés par les défis environnementaux comme le Bangladesh, premier au monde, les îles du pacifique (Tuvalu, Fidji), ou par la désertification. Le vieillissement de la population en Europe, en Russie, au Japon est aussi un facteur de dépendance à l’égard des migrations, pour la contribution de celles-ci à la croissance démographique et au manque de main-d’œuvre. L’absence des droits dans les pays de départ ou de transit peut aussi favoriser le désir d’aller plus loin, y compris en risquant la mort.
Régionalisation
Dans toutes les régions du monde, sans aucune exception, il y a davantage de migrants de la même région que de migrants qui viennent d’ailleurs, du fait que le migrant international est de moins en moins exclusivement un homme seul, mais aussi comporte de nouveaux profils, dont les femmes, les réfugiés et les enfants qui ne vont pas aussi loin dans des parcours transcontinentaux. Ainsi, en Europe, le tiers des migrants internationaux viennent d’Europe, un chiffre qui a beaucoup augmenté avec l’ouverture à l’Est : Roumains, Bulgares, Polonais, sont partis nombreux travailler en Europe de l’Ouest dès 2004, de même que les Européens du Sud après la crise de 2008 sont venus chercher du travail au nord de l’Europe, en Allemagne et au Royaume-Uni (Italiens, Espagnols, Portugais, Grecs). Dans le continent africain, qui compte 26 millions de migrants internationaux, la plupart sont originaires d’un autre pays d’Afrique, selon les chiffres du département de la population des Nations unies (UNDESA 2017). Il en va de même en Amérique latine, où la plupart des migrants sont des latino-américains : Vénézuéliens en Colombie, Péruviens en Argentine et au Chili, Paraguayens au Brésil, Boliviens dans les pays voisins du leur, tandis que les Centre-Américains et Mexicains sont attirés par les États-Unis. Même schéma en Russie, où, du fait de l’ouverture des frontières pour le travail à l’Asie centrale et au sud Caucase, la plupart des migrants viennent de la CEI (Communauté des États indépendants, ex-URSS) et de la Chine dans les régions sibériennes. En Asie, les pays riches comme le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, Singapour attirent les populations des pays pauvres ou très peuplés : l’essentiel des migrants viennent d’Asie : Philippins, Pakistanais, Indiens, Chinois. L’Australie est de son côté de moins en moins une Australie blanche et s’asiatise de plus en plus. Le Golfe attire les populations du Maghreb, du Pakistan, du Soudan, d’Égypte, du Sri Lanka, des Philippines.
Des facteurs structurels
Ils correspondent à un mouvement de fond qui épouse les tendances structurelles du monde : valorisation de la mobilité comme élément de modernité ; accès aux nouvelles technologies de la communication au Sud, qui font rêver à d’autres horizons plus prometteurs pour ceux qui considèrent qu’il n’y a aucun espoir chez eux, les jeunes notamment ; inégalités du développement humain ; crises et conflits, grandes lignes de fracture du monde sur un espace restreint comme la Méditerranée, la ligne Mexique/États-Unis, l’Australie et ses voisins ; l’offre de voyage du fait de l’impossibilité de circuler sans visa qui enrichit les passeurs ; la mode du tourisme international (un milliard par an), qui donne à d’autres l’idée d’aller s’installer ailleurs (comme les seniors au soleil) ; les risques environnementaux (les experts du climat prévoient entre 150 et 200 millions de migrants environnementaux d’ici la fin du siècle) ; les études à l’étranger à en juger par le succès d’Erasmus depuis 30 ans… Enfin, les transferts de fonds représentent 460 milliards de dollars annuels envoyés par les migrants dans leurs pays d’origine. Ces facteurs vont perdurer pour la plupart, car le développement au Sud est un facteur, à court et moyen terme, d’accélération de la mobilité, plutôt qu’il ne l’arrête ou la réduit : les plus mobiles sont les populations des pays riches, et les populations du Sud leur ressemblent de plus en plus, notamment chez les élites, qui peuvent souvent circuler légalement (les riches des pays pauvres) alors que les catégories intermédiaires ont du mal à obtenir des visas. Les plus pauvres du monde ne bougent pas, sauf en cas de migrations forcées (asile, crise environnementale), faute de réseaux de connaissance et de moyens. Sinon, les migrations internationales ne représenteraient pas 3,5 % de la population du monde, comme aujourd’hui, compte tenu des inégalités de la planète, mais beaucoup plus.
Dans ce monde où les rapports internationaux (notamment ceux du PNUD) rappellent que la mobilité est un facteur essentiel du développement humain (rapport 2009 : lever les barrières), le droit à la mobilité est à la fois une aspiration qui monte et très inégalement répartie. Ceux qui migrent ont infiniment moins de droits que ceux qui sont sédentaires, car beaucoup de conventions internationales n’ont pas été signées par tous les États : 50 non-signataires de la Convention de Genève, tous pays du Sud, 53 signataires seulement de la Convention de l’ONU de 1990 sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles, tous pays du Sud, les pays du Nord ne voulant pas se sentir liés par des droits à reconnaître aux migrants irréguliers, des millions de personnes sans protection internationale lors de crises politiques (sur les 66 millions de réfugiés, 26 millions seulement ont le statut de la Convention de Genève, les autres ayant une protection temporaire ou humanitaire), 13 millions d’apatrides, des millions de sans-papiers, aucun statut international pour les déplacés environnementaux, un accès très différencié à la nationalité des pays d’accueil à l’échelle mondiale.
Des tentatives de dialogue global se sont mises en place depuis le début du XXIe siècle. Citons notamment, à l’initiative de Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations unies, le Forum mondial « Migrations et développement », né du choix du multilatéralisme adopté par K. Annan pour dialoguer sur les migrations entre le Nord et le Sud, mais aussi avec des acteurs non étatiques (OIG, ONG, associations, employeurs, syndicats, églises, experts). Le FMMD se réunit chaque année depuis 2006, pointant, dans chaque région du monde, les inégalités les plus criantes ou les initiatives à encourager concernant les migrations, considérant que la migration est un bien public mondial si elle est bien gérée, gagnante pour les migrants, les pays de départ et les pays d’accueil. Plusieurs pays du Sud s’y sont beaucoup investis, comme le Mexique, le Maroc, le Bangladesh. Le pacte mondial (Global compact est issu de cette même approche, Nord/Sud et multilatérale), signé à Marrakech en décembre 2018, reprend les grandes lignes du FMMD. Né de la décision de l’Assemblée générale des Nations unies de septembre 2016, suite à la crise des réfugiés de 2015, le Pacte comprend deux volets, les migrants et les réfugiés, et lance l’idée d’une meilleure gestion à travers une meilleure coopération entre États. Le Mexique y a joué un rôle déterminant avec la Suisse. Le Pacte est non contraignant (ce n’est pas un traité). On compte une quinzaine d’États non signataires du Pacte, dont les États-Unis et cinq pays européens. Mais c’est un pas de plus pour inscrire les migrations sur la table des questions majeures des Nations unies et de sortir le sujet de l’illégitimité dans laquelle il a été longtemps été traité.