27 février 2018, par Alerta feminista
Chaque jour, au moins 12 femmes meurent en Amérique latine et aux Caraïbes pour la seule raison qu’elles sont des femmes. Quatorze des vingt-cinq pays les plus violents au monde se trouvent en Amérique latine, autrement dit, plus de la moitié des féminicides s’y produisent. Dans ce contexte de violence généralisée, les Latino-américaines ont choisi de riposter en s’organisant. Cette organisation vise à dénoncer, à s’approprier progressivement les rues et à en faire des espaces de lutte. En Argentine, au Chili, au Mexique, au Pérou, en Uruguay et ailleurs, le brasier du féminisme flamboie comme jamais. Plus la violence se répand, plus les femmes s’organisent pour changer la société.
« Un jour je n’aurai plus peur quand je marche dans la rue, je n’aurai plus peur de mourir à cause de ton machisme »
Selon le rapport publié en 2016 par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), 12 femmes sont assassinées chaque jour en raison de leur genre dans la région, un chiffre qui ne tient pas compte des données effroyables du Brésil, où 15 femmes sont tuées quotidiennement. Aussi frappants que soient ces chiffres, ils ne parviennent toutefois pas à exprimer pleinement la gravité de la situation. Les études sont basées sur le nombre de plaintes déposées par les proches des victimes : nous ne savons pas grand-chose, voire rien, des chiffres non-officiels. D’autant que la catégorie « féminicide », c’est-à-dire le meurtre d’une femme pour la seule raison qu’elle est une femme, est absente de la typologie juridique de plusieurs pays d’Amérique latine.
Seuls huit pays de la région ont fait le choix politique de codifier l’assassinat de femmes dans certaines circonstances, en employant le terme de femicidio (Chili, Argentine, Costa Rica, Guatemala et Nicaragua) ou de feminicidio (El Salvador, Mexique et Pérou). Dans la plupart de ces pays, cette définition juridique a été adoptée après de nombreuses années de persévérance et de négociation. Le premier pays à prendre cette décision a été le Guatemala, en 2008 ; le Pérou a été l’un des derniers, en 2011.
Cette réticence n’a rien d’étonnant si l’on se plonge dans le passé : jusqu’en 1997, la législation péruvienne permettait d’excuser un délit de viol s’il était suivi d’un mariage. Autrement dit, il suffisait que le violeur propose de se marier avec sa victime pour que l’appareil judiciaire l’exempte de purger une quelconque peine. S’il est vrai que la situation a changé, elle reste difficile à vivre, comme en témoignent les données suivantes.
Le ministère public du Pérou enregistre en moyenne 10 féminicides par mois. Entre janvier 2009 et juillet 2016, 881 féminicides ont été commis.
En 2014, la police nationale péruvienne a enregistré 5 614 plaintes pour viol, dont 5 201 concernaient des femmes. Rappelons qu’au Pérou, et plus généralement en Amérique latine, seuls 5 % des cas de viols font l’objet d’une plainte.
Selon l’ONU, le Pérou se situe à la troisième place (derrière l’Éthiopie et le Bangladesh) de l’indice mondial des violences sexuelles faites aux femmes par leur partenaire. Selon le Registre national d’identification et d’état civil du Pérou, 1 538 cas de mères âgées de 11 à 14 ans et 3 950 âgées de 15 ans ont été enregistrés. Rappelons que les mères de moins de 16 ans sont quatre fois plus susceptibles de mourir lors de l’accouchement. Selon l’Indice mondial de l’esclavage, 66 000 personnes sont victimes de la traite au Pérou : 90 % d’entre elles sont des femmes, et 60 % des mineures.
Le tout sans oublier les inégalités en matière d’opportunités de travail, d’accès à l’éducation et de représentation politique, et sans compter qu’il est impossible d’avorter de manière sûre, ce qui pousse des milliers de femmes à prendre des risques, y laissent bien souvent leur vie.
Il en est de même dans d’autres pays d’Amérique latine, à quelques nuances près. Ainsi, le Bureau des violences domestiques d’Argentine a recueilli plus de 68 000 cas depuis le début de ses activités en septembre 2008. 17 000 de ces victimes étaient étrangères, notamment des Boliviennes (plus de 5 600), qui n’ont jamais été aussi nombreuses, suivies de 3 400 plaintes déposées par des Péruviennes.
Pourtant, le choc que ces chiffres représentent ne suffisait pas. Il fallait que le monde assiste à un drame pour réagir. Ce fut le cas en mai 2015, quand la réalité et l’horreur devinrent insupportables en Argentine. Chiara Páez, une jeune Argentine de 14 ans qui était enceinte, fut assassinée par son partenaire qui ne trouva pas mieux à faire que de l’enterrer dans le jardin de ses grands-parents. Le peuple se réveilla alors et commença seulement à comprendre que chaque chiffre cachait une affaire tout aussi horrible que celle de Chiara Páez, si ce n’est plus. En parallèle du meurtre de Chiara est né le mouvement #NiUnaMenos (« Pas une de moins »).
De l’Argentine à la France : #NiUnaMenos, un mouvement international
L’histoire du mouvement #NiUnaMenos est écrite en lettres de sang. C’est la poétesse mexicaine, amérindienne et militante infatigable des droits des femmes, Susana Chávez qui, la première, en 1995, prononça la phrase : « Pas une femme de moins, pas une morte de plus », qui faisait référence aux féminicides commis à Ciudad Juárez et dans tout le Mexique. Transformant cette phrase en slogan, Susana Chávez lança une campagne pour faire cesser les disparitions et les nombreux assassinats de femmes qui ne faisaient l’objet d’aucune enquête. Malheureusement, l’impunité prévalant, elle vint elle aussi rejoindre la liste des victimes du féminicide. En 2011, son cadavre fut découvert avec un sac en plastique sur la tête, la main gauche coupée pour faire croire à un règlement de comptes avec des narcotrafiquants.
En Amérique latine, berceau du réalisme magique, la tragédie se mêle à l’impensable. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Susana Chávez a payé de sa propre vie son opposition aux violences que subissent au quotidien des milliers et des milliers de femmes. Dans une société où l’on apprend aux femmes à garder le silence, Susana Chávez en a fait les frais en combattant, en luttant, en s’exprimant contre un système qui permet, qui encourage notre assassinat et où personne n’agit pour y remédier. En Amérique latine, berceau du mouvement #NiUnaMenos lancé par Susana Chávez, c’est sa vie que l’on met en danger en luttant.
Néanmoins, cette fin tragique est loin d’avoir découragé les femmes : Susana Chávez est devenue un exemple, une source d’inspiration pour bien des femmes qui se sont appropriées sa déclaration et en ont fait le slogan de leurs mouvements de lutte contre les féminicides et les violences faites aux femmes et aux minorités sexuelles : « Pas une femme de moins, pas une morte de plus », #NiUnaMenos.
Depuis le meurtre de Chiara Páez, et à l’initiative d’un groupe de journalistes, d’écrivains, de militants et d’artistes argentins, la nécessité de battre le pavé a commencé à s’imposer et à gagner du terrain dans les esprits. Des commissions de femmes ont été créées dans les usines, les entreprises, les quartiers, les centres d’étude. Aux côtés de diverses organisations sociales et groupes féministes, elles ont décidé d’appeler à une grande mobilisation nationale pour dénoncer les violences et l’oppression subies au quotidien par les femmes.
La réponse a été exceptionnelle. Plus de 300 000 personnes se sont réunies à Buenos Aires le 3 juin 2015, essaimant dans 80 villes d’Argentine. C’est ce jour-là qu’est né le hashtag#NiUnaMenos, qui a rapidement fait boule de neige dans d’autres pays d’Amérique latine ravagés eux aussi par la haine et la violence machistes. L’année suivante est né le mouvement Vivas nos queremos (« Nous nous voulons vivantes ») au Mexique, pour réclamer des mécanismes efficaces de lutte contre le machisme y sévissant, tandis que le slogan #NiUnaMenos a été repris en août 2016 au Pérou.
Dans ce dernier cas, le mouvement #NiUnaMenos est parvenu à rassembler environ 50 000 personnes, devenant ainsi l’une des plus grandes mobilisations citoyennes de l’histoire du pays. Tout comme en Argentine, ce ne sont pas les chiffres qui ont suscité une telle réponse, mais la brutalité des tentatives d’assassinat de deux femmes et la passivité de l’appareil judiciaire, qui considère qu’il n’y a délit que quand une femme y perd la vie.
Dans ce contexte, les réseaux sociaux ont joué un rôle de premier plan : au Pérou, un groupe Facebook intitulé Ni una menos, movilización nacional ya (« Pas une de moins, pour une mobilisation nationale dès maintenant ») a été créé pour organiser la marche du 13 août. Néanmoins, ce groupe est rapidement devenu une plateforme grâce à laquelle de nombreuses femmes ont pu, pour la première fois, faire part des différentes injustices dont elles avaient été victimes. Grâce à la solidarité et au soutien reçus suite aux témoignages, de plus en plus de femmes ont osé raconter leur expérience et manifester pour revendiquer leurs droits.
Les Péruviennes vivant en France ont également puisé leur inspiration et leur force dans ce groupe et ont elles aussi décidé de s’organiser et de manifester à la même date, diffusant ainsi le mouvement #NiUnaMenos en France et faisant le lien avec tous les pays d’Amérique latine.
Le féminicide : la dernière d’une longue série de violations impunies
À ce stade, il convient de préciser que le féminicide n’est pas le seul facteur à l’origine de ces diverses mobilisations de femmes en Amérique latine. Il n’est que la dernière d’une longue série de violences que subissent les femmes au quotidien. Les mobilisations en Argentine, au Mexique, au Pérou, au Chili ou en Équateur sont nées du désir de révéler au grand jour ces différentes formes de violence, qu’elles ont placé au cœur de leur combat.
L’un des axes principaux de ces manifestations est la réhabilitation des femmes autochtones qui, dans le cas péruvien, à travers l’Organisation nationale des femmes autochtones, andines et amazoniennes du Pérou (ONAMIAP), ont décidé d’apporter leur soutien au mouvement #NiUnaMenos. Elles dénoncent ainsi la double discrimination dont elles sont victimes, en raison de leur condition de femme et d’amérindienne, et réclament elles aussi le respect de leur terre, de leur langue et de leur culture ancestrale. Leur mot d’ordre : #NiUnaIndígenaMenos (« Pas une autochtone de moins »).
L’exemple le plus navrant et criant des violations et discriminations dont sont victimes les femmes amérindiennes est peut-être l’affaire des stérilisations forcées sous le gouvernement d’Alberto Fujimori, au Pérou. En vertu d’une politique de contrôle des naissances mise en œuvre par Fujimori, plus de 300 000 femmes amérindiennes ont été stérilisées contre leur volonté. Le plus honteux dans cette histoire, c’est qu’en juillet 2016, le parquet a décidé de classer cette affaire : autrement dit, la justice n’a pas été rendue pour ces femmes qui ont été privées de leur droit de décider de leur vie et de leur corps. Le désir de justice a été l’une des principales revendications de la marche #NiUnaMenos au Pérou.
Ce cas n’est toutefois pas isolé. Récemment, plusieurs femmes amérindiennes militant pour la défense de l’environnement ont connu un sort tragique. Berta Cáceres en est peut-être le cas le plus emblématique. Activiste, amérindienne, hondurienne, féministe et écologiste, elle a été assassinée en 2016 pour s’être opposée au projet hydroélectrique du barrage d’Agua Zanca, en raison des terribles répercussions écologiques qu’il déclencherait, notamment la privatisation des cours d’eau de la région et l’expulsion de la communauté autochtone lenca.
Citons également le cas de la Chilienne Francisca Linconao, surnommée « la machi » (un terme qui désigne un grand guérisseur spirituel dans la culture traditionnelle mapuche). Cette défenseuse infatigable de la cause des Mapuches et de l’environnement est actuellement assignée à domicile car elle est accusée d’avoir été complice d’un attentat qui s’est soldé par la mort de deux personnes en 2003.
Si nous affirmons vivre dans un climat de violence, c’est parce que cette violence n’est pas seulement physique : le fossé qui sépare la rémunération des hommes et des femmes est une violence invisible mais constante ; les quolibets et la caricature dont sont l’objet les femmes transsexuelles, lesbiennes ou bisexuelles en sont une autre ; de même que les quolibets dont sont l’objet les migrantes qui sont moquées en raison de leur accent, de leur façon de parler et qui sont automatiquement associées aux tâches domestiques.
Le mouvement #NiUnaMenos a ceci de particulier qu’il ne se contente pas de dénoncer ou d’exposer au grand jour la violence domestique, mais réclame aussi des dispositifs de sanction des responsables.
Un changement s’amorce : le langage, notre outil principal
Aujourd’hui, le combat porte sur la nécessité de tenir un registre officiel dévoilant le vrai visage de la violence machiste. Nous savons ainsi que l’an dernier, en Argentine, un féminicide a été commis toutes les 30 heures et l’année 2017 s’annonce encore plus effroyable : 57 femmes ont été tuées au cours des 49 premiers jours. Peut-on en conclure que le nombre de féminicides a augmenté ? Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que le nombre de plaintes a augmenté. Les familles et les femmes survivantes osent surmonter leur peur et porter plainte, peut-être grâce aux mobilisations organisées contre ce machisme assassin.
Dans le même ordre d’idées, avant l’essor des mouvements féministes bien organisés en Amérique latine, la presse disait d’une femme assassinée par son conjoint ou ex-conjoint qu’elle était victime d’un « crime passionnel », un terme qui justifiait le féminicide puisque son auteur « tuait par amour ». La lutte contre les expressions bien ancrées, celles qui résonnent jour après jour dans les médias et sont répétées jusqu’à plus soif dans notre société est ainsi un autre cheval de bataille des mouvements féministes d’Amérique latine. À titre d’exemple, l’un des slogans les plus populaires, « ce n’était pas un crime passionnel, c’était un mâle patriarcal », est venu rappeler la réalité. L’une des « grandes petites victoires » du mouvement en Amérique latine, c’est peut-être qu’aujourd’hui, lorsqu’un de ces crimes est évoqué, la plupart des gens reconnaissent qu’il s’agit d’un féminicide.
Il reste cependant d’autres batailles, plus difficiles à remporter, notamment concernant la culpabilisation des femmes, même mortes. Le cas de Melina Romero, une adolescente argentine de 17 ans tuée en août 2014, en témoigne de manière flagrante. Lorsque son corps a été retrouvé, la majorité des médias a préféré se concentrer sur le mode de vie jugé peu exemplaire que menait Melina, plutôt que sur l’enquête. Les tabloïds l’ont qualifiée d’« inconditionnelle des boîtes de nuit qui n’est pas allée au bout de sa scolarité dans le secondaire », et qui possédait plus de quatre piercings et se levait à midi. En bref, toutes ces « tares » expliquaient et justifiaient le viol et le meurtre de Melina.
Il est certain que dans ce domaine, il reste beaucoup à faire étant donné la réticence considérable d’une partie de l’État, mais aussi des membres de la société, dont les mentalités ne sont pas influencées par les politiques gouvernementales mais par des années et des années de machisme conscient et inconscient, transmis de génération en génération. En d’autres termes, bien que le mouvement féministe réclame des solutions et des politiques de soutien à court terme, et exige une réponse de la part de l’État sous forme de création d’organismes de prévention, de sanction et d’élimination des violences faites aux femmes, de chiffres officiels, d’intégration de la perspective de genre au niveau institutionnel, de comblement du fossé des rémunérations et de l’accès aux postes à responsabilités, l’objectif principal, le plus ambitieux aussi, reste d’amorcer un changement dans notre quotidien.