C’était un pilier du chavisme. Le soutien populaire des « barrios » est aujourd’hui brisé, même si le gouvernement y conserve des partisans. Ses habitants ont été les premiers à manifester contre le président socialiste Nicolás Maduro. Ils continuent aujourd’hui et sont en première-ligne face à la répression. Profitant de la déliquescence des programmes sociaux, l’opposition tente de gagner encore du terrain au sein de ces quartiers populaires, devenus l’un des principaux lieux d’affrontement politique et physique, où se joue une partie de l’avenir du pays. Reportage.
Les vitres du bâtiment sont brisées, des arbustes et des herbes hautes ont envahi la cour. Le centre de diagnostic intégral (CDI), qui garantissait une assistance médicale d’urgence, faisait encore, il y a deux ans, la fierté de tout le quartier populaire de Cotiza, à Caracas. Construit dans le cadre de la mission Barrio Adentro, un programme lancé en 2003 sous la présidence d’Hugo Chávez, le dispensaire est aujourd’hui vide. Des pillages successifs ont fait disparaître tout l’appareillage médical. Dans ce « barrio » (quartier populaire) comme dans beaucoup d’autres, la politique sociale de la « révolution bolivarienne » est en voie de disparition.
C’est dans ces rues étroites qu’a débuté le mouvement contre le président socialiste Nicolás Maduro. C’était le 21 janvier au petit matin, deux jours avant que Juan Guaidó, président de l’Assemblée nationale et leader de l’opposition, ne s’autoproclame président de la République devant la foule. Les habitants ont alors fait tinter leurs casseroles en signe de protestation, et chanté le fameux slogan : « Je ne veux pas de primes, je ne veux pas de Clap [aliments vendus très peu cher à prix subventionnés – ndlr], ce que je veux c’est que Nicolás s’en aille ! » Les habitants répondaient à l’appel de militaires de la Garde nationale bolivarienne, en rébellion depuis une caserne du quartier, qui appelaient la population à les soutenir.
C’était la première manifestation de ce quartier tranquille, traditionnellement chaviste, contre le président socialiste. De voisins en voisins, de parents en parents, le mouvement s’est propagé de barrio en barrio jusqu’au 25 janvier. L’Observatoire vénézuélien du conflit social décompte au moins 30 manifestations ce jour-là dans le grand Caracas, et au moins 63 le lendemain. L’organisation vénézuélienne comptabilise pas moins de 2573 manifestations dans tout le pays pour le mois de janvier.
Dimanche 31 mars, des manifestations spontanées ont éclaté dans le pays et les quartiers populaires. Des « guarimbas », comme sont nommés les blocages de rues au Venezuela, se sont dressées en signe de protestations contre les coupures récurrentes et prolongées d’électricité, le manque d’eau courante, et pour réclamer le départ du président. Le souvenir du 21 janvier, quand tout a commencé, est encore vif. « Tout le monde allait dans la rue ! Même mon voisin du dessus qui était chaviste… Cette fois, nous n’avions plus peur », se rappelle Carmen Marcano, femme au foyer de 60 ans. Cette sympathisante du parti d’opposition Acción democrática (Action démocratique, qui de gauche à sa fondation a progressé vers la droite) explique pourquoi les habitants ont manifesté : « Qu’est-ce que l’on pouvait faire d’autre ? Le peu d’argent que l’on a, va dans la nourriture et encore ça ne suffit pas. Un kilo de jambon vaut plus que le salaire minimum. »
1 370 000 % d’inflation !
La crise économique, insupportable, a semé les graines du soulèvement. Entre autres difficultés, le quartier de Cotiza n’avait plus accès à l’eau courante depuis environ un an. Elle est revenue temporairement la veille de la grande mobilisation de l’opposition du 23 janvier, pour de nouveau disparaître par la suite. Les besoins les plus simples, comme s’alimenter, ne sont pas assurés. Le salaire minimum mensuel atteint 18 000 bolivars souverains (4,85 euros) soit un litre de yaourt, ou un petit pot de produit vaisselle. Face à l’incroyable inflation – 1 370 000% en 2018 selon le FMI –, les Vénézuéliens oublient certains aliments et se rabattent sur d’autres, plus accessibles mais toujours chers, comme les pommes de terres, dont le kilo vaut un quart du salaire minimum, ou les bananes plantain – à un sixième du salaire minimum par kilo.
Carmen, avec son mari boucher et ses six enfants, dit ne pas manger trois fois par jour. 80% des ménages vénézuéliens présentent des « risques d’insécurité alimentaire » selon une enquête sur les conditions de vie menées par trois universités. Depuis son salon qui croule sous les bibelots, Carmen raconte n’avoir pu soigner les blessures des tirs de chevrotine qu’elle a reçus lors de la manifestation. Deux mois plus tard, son dos est encore parsemé de tâches circulaires provoquées par l’impact de billes en plastique tirées par les forces de l’ordre. Certaines ont noirci. L’hôpital n’avait pas de désinfectant. Elle n’a ni les moyens de se rendre à une clinique, ni d’acheter du désinfectant.
Le pouvoir a perdu son « bouclier » populaire
À la différence des mobilisations de 2017, ces manifestations populaires ont devancé l’agenda de l’opposition. « C’est très mauvais pour l’image du gouvernement à l’international. Cela prouve que le peuple ne le soutient plus », explique Rafael Uzcátegui, dirigeant de l’organisation vénézuélienne de défense des droits de l’Homme Provea. Les barrios étaient un soutien électoral du chavisme. Lorsqu’en avril 2002, un coup d’État a écarté du pouvoir Hugo Chávez durant 48 heures, une vaste manifestation s’est levée à Caracas pour réclamer son retour. Les barrios sont alors « descendus » pour soutenir la révolution bolivarienne. Reproduire cela est aujourd’hui un défi pour les maduristes. Le 23 janvier, face à la mobilisation de l’opposition, le puissant président de l’Assemblée nationale constituante – entièrement chaviste –, Diosdado Cabello, a appelé les militants à protéger le Palais de Miraflores, le siège du gouvernement, espérant répéter l’épisode de 2002. L’appel n’a pu eu le succès escompté.
Cette fissure dans l’électorat chaviste était déjà visible dès les élections législatives de décembre 2015, quand l’opposition remportait une majorité des sièges de l’Assemblée nationale. Même le quartier très chaviste « 23 de Enero », le barrio où repose Hugo Chávez, plaçait alors la liste d’opposition en tête du scrutin.
« Avant, on avait suffisamment à manger »
Dans les quartiers populaires, les chavistes d’hier ont du mal à se réclamer de Maduro. Sur les hauteurs de Cotiza, en contrebas d’immeubles en briques de la « grande mission logement » créée en 2011 et qui a permis, officiellement, à plus de deux millions de personnes d’accéder à un appartement ou à une maison, plusieurs femmes discutent. C’est la zone « chaviste » du barrio. « J’ai toujours voté pour Hugo Chávez. Avec Nicolás Maduro, ça n’a pas toujours été le cas. Avant, on avait suffisamment à manger, la mission Barrio Adentro fonctionnait comme les hôpitaux. Aujourd’hui, il ne nous reste que les sacs des Clap et ce n’est pas assez pour se nourrir convenablement », raconte une habitante, Yolanda Blanca.
Les Comités locaux d’approvisionnement et de production (d’où le nom « Clap »), gérés par des habitants du quartier, distribuent de la nourriture fournie par le gouvernement. Yolanda Blanca, recevait ce sac tous les quinze jours. La distribution de farine, pâte, riz, huile, se fait désormais de manière plus irrégulière, environ tous les mois. L’opposition voit dans les Clap un moyen de contrôler la population. Dénonçant les « injustices » dont elle a été témoin, une autre habitante du quartier, Roxana Gómez, a quitté l’un des Comités de Cotiza dont elle était membre. Lors de la dernière distribution et contrairement à certains de ses voisins, elle n’a pas reçu le poulet.
Crainte du retour des politiques néolibérales
Les habitants des quartiers populaires s’éloignent de Nicolás Maduro. Pour autant, les revendications des personnes qui ont manifesté diffèrent du programme annoncé par Juan Guaidó. « Il y avait qu’une seule consigne le 21 janvier : Que Maduro s’en aille ! », rappelle Carmen. Le programme de l’opposition tient, lui, en trois étapes : fin de l’ « usurpation », la mise en place d’un gouvernement de transition, et des élections libres. Aux pieds des immeubles de la mission logement, Yolanda Blanca explique ne plus soutenir Nicolás Maduro qu’elle désigne comme le coupable de la crise économique. Elle n’est pas non plus emballée par Juan Guaidó. « La politique ne vaut rien », lâche t-elle.
« Les gens ont la mémoire courte. » Pour Celia Rada, la crise est le résultat des sanctions étasuniennes.
Sur cette même place, Celia Rada, la soixantaine, se décide à parler. Il ne fait aucun doute, pour elle, que la crise est le résultat des sanctions étasuniennes, et craint une intervention militaire étrangère. Pour cette employée d’un hôpital, l’opposant Juan Guaidó est seulement l’héritier de la 4ème République, qui conduisait le pays avant la constitution de 1999 promue par Hugo Chávez. « Les gens ont la mémoire courte », lâche Celia. « Nous avons vu ce qu’ils ont fait : leur politique libérale, les prix qui augmentent, et au final : le Caracazo. » Sous le second mandat de la présidence de Carlos Andrés Pérez (Acción democrática, 1989-93), le pays a suivi les recommandations économiques du FMI. Le prix de l’essence et des transports, entre autres, ont augmenté. Fin février 1989, débutèrent les émeutes du Caracazo, qui ont fait officiellement 276 morts mais dont le bilan réel peut très bien atteindre les 3000.
Les États-Unis, repoussoir des chavistes critiques
À quelques kilomètres de là, depuis le barrio de la Vega, au sud-ouest de Caracas, Francisco Perez pourrait tenir les mêmes propos. Lui qui se revendique à la fois comme chaviste et libertaire, dénonce depuis des années la corruption et la bureaucratie qui étouffent le gouvernement. Il raconte l’histoire de ce terrain vague en contrebas, qui devait être transformé en terrain de foot : « Ils sont venus, et n’ont pas terminé les travaux. » Le terrain vague ne peut même plus être utilisé par les gamins du quartier pour jouer au ballon rond. « La personne chargée de ce projet nous a dit que c’est la guerre économique qui a réduit le budget, alors qu’il pouvait se payer des hamburgers qu’il mangeait avec ses gardes-du-corps. » La critique s’arrête là : à l’administration. « Maduro est le président légitime. Guaidó n’est rien. Son auto-proclamation n’a aucune valeur constitutionnelle. »
Le 23 février, il était à la frontière colombienne pour « défendre la souveraineté », de son pays alors que l’opposition tentait de faire entrer une aide humanitaire. L’opération n’est pour lui qu’une intervention étrangère déguisée. Avec les mots utilisés par la communication du pouvoir, il explique : « Les États-Unis sanctionnent économiquement le Venezuela, et de l’autre veulent nous envoyer une supposée aide… C’est étrange non ? » Le trentenaire travaille régulièrement pour des médias proches du gouvernement. L’ombre des États-Unis, derrière Juan Guaidó, agit comme un repoussoir pour les chavistes critiques qui auraient pu basculer. Du haut de sa terrasse qui surplombe tout le « barrio », Francisco voit son quartier changer. « La Vega est une paroisse de confrontation politique », assure t-il. Le barrio n’a pas échappé aux manifestations de fin janvier, des magasins ont aussi été pillés.
Les barrios, théâtre de l’affrontement
Les quartiers populaires sont disputés par l’opposition et les maduristes. Au fur et à mesure que les programmes sociaux du gouvernement disparaissent, l’aide dispensée par l’opposition grignote du terrain. La Vega compte sur plusieurs cantines où sont distribués des repas par l’association Alimenta la Solidaridad (Alimente la solidarité). Son fondateur n’est autre que Roberto Patiño, membre du parti d’opposition Primero Justicia (D’abord la justice), et coordinateur du réseau de volontaires censé permettre la distribution de l’aide « humanitaire ». On retrouve aussi Alimenta la Solidaridad à Cotiza. Une des participantes à la manifestation du 21 janvier interviewée par des journalistes, María Fernanda, nous a confié avoir été contactée par l’organisation quelques jours plus tard, pour aider à la distribution des repas.
À La Vega, le prêtre jésuite, Alfredo Infante, participe au déploiement des cantines. Le directeur de la revue Sic, se réclamant de gauche, dit ne pas appartenir à un parti d’opposition. Le prêtre ne doute pas que Juan Guaidó est parvenu à se « connecter » aux secteurs populaires notamment à cause de ses origines sociales. « Pour les gens c’est une figure nouvelle qui vient d’un secteur modeste. » La mère de celui qui dispute la présidence à Maduro est une ancienne institutrice. Son père est chauffeur de taxi à Tenerife (îles Canaries). Plutôt issu des classes moyennes, donc, l’ancien étudiant en ingénierie industrielle tranche avec Henrique Capriles ou Leopoldo López, les principales figures de l’anti-chavisme, tout deux issues de riches familles vénézuéliennes. Pour autant, son parti, Voluntad Popular (Volonté populaire) promeut une économie bien plus libérale tout en appartenant à l’internationale socialiste, et appuie des stratégies radicales à l’encontre du pouvoir en place.
Exécutions maquillées par la police
L’activisme du prêtre jésuite ne passe pas inaperçu à La Vega. Le chaviste Francisco Perez le désigne comme celui qui a « amené l’opposition » dans le barrio. Dans le viseur, le prêtre est sous pression. Le 16 mars, il a vu un groupe de civils armés débouler à la « journée pour la santé » qu’il organisait avec l’intervention de médecins. Il a dû parlementer et calmer les esprits. La journée a pu suivre son cours. Suite à des menaces, un syndicaliste de l’éducation, José Gregorio a dû, lui, quitter le quartier. En janvier, il lançait des manifestations dans un lycée local pour réclamer une hausse des salaires. Le professeur de mathématiques dit gagner 4,40 euros par mois. Il témoigne avoir reçu la visite d’un responsable des groupes paramilitaires pro-gouvernement de la paroisse.
Les groupes armés peuvent intervenir lors d’activités jugées politiques, ou pour démonter des blocages. Les affrontements sont parfois sanglants. Ce 31 mars, ils ont de nouveau fait plusieurs blessés, selon la presse vénézuélienne (aucun bilan exhaustif n’a encore été dressé). Dans un message télévisé adressé à la nation le soir même, Nicolás Maduro a appelé les Vénézuéliens à dire « non à la guarimba » – les blocages de protestation – et à rejoindre la mobilisation des « escadrons de paix » (cuadrillas de paz). Ces escadrons sont considérés par l’organisation de défense des droits humains, Provea, comme un paravent pour des groupes de « paramilitaires (…) financés et armés » par le gouvernement.
D’après Amnesty International, les cinq jours de manifestation fin janvier ont causé la mort de « 41 personnes […], toutes des suites de blessures par arme à feu. Plus de 900 personnes ont été arrêtées de façon arbitraire », dont 770 pour la seule journée du 23 janvier. Dans les quartiers populaires, les forces de l’ordre dispersent les manifestants à coups de gaz lacrymogènes, de tirs de chevrotines (avec des billes en plastique ou en plomb), ou comme le rapporte l’organisation dans certains cas, en utilisant des armes à feu. Amnesty répertorie « six exécutions extrajudiciaires » par les Forces d’action spéciale (FAES). Ces policiers maquilleraient les « scènes de crime » pour faire passer les victimes liées aux manifestations ou à l’opposition pour des délinquants.
À La Vega, c’est l’heure de la suspicion. Le prêtre opposant Alfredo Infante dénonce la présence de délateurs. Mais lorsqu’il croise le chaviste Francisco Perez, la poignée de main est chaleureuse malgré les divergences politiques. Les deux hommes se respectent en tant qu’adversaires et non comme ennemis, à rebours de ce que traversent le Venezuela et les barrios aujourd’hui.