Estelle Pereira, Reporterre, 10 septembre 2019
Au sud des Andes péruviennes, la vallée de Tambo est une oasis au milieu d’un bassin minier. Cernée au nord par des montagnes arides, cette vallée fertile de 13.000 hectares s’étend jusqu’à l’océan Pacifique. Les habitants, majoritairement des agriculteurs, luttent contre un projet de mine de cuivre à ciel ouvert surnommé Tía María. Située à seulement 6 km des premiers champs, la mine menace de contaminer toute la vallée.
La firme mexicaine Southern Copper Corporation, détentrice du projet, prévoit d’utiliser la méthode de « perforation » pour extraire le minerai. Il s’agit de provoquer des explosions à répétition, qui risquent, à cause du vent, de polluer l’air des alentours. Les habitants craignent également que le sulfate contenu dans le cuivre ne s’éparpille dans le fleuve Tambo, source d’eau qu’ils utilisent pour leurs cultures.
Début août 2019, le ministère de l’Énergie et des Mines a comptabilisé 36 manifestions contre Tía María dans différents lieux du département d’Arequipa. Le projet, né en 2003, a toujours suscité le rejet des habitants. Ce conflit social, qui oppose l’agriculture à la mine, est devenu emblématique de la façon dont l’État péruvien gère ses conflits internes autour de l’activité minière.
En 2011, date des premières manifestations, le gouvernement d’alors appuyait le plan de la filiale péruvienne de Southern Copper Corporation, et ce, malgré la réalisation d’études d’impact environnemental bâclées par l’entreprise [1] Les autorités ont toujours vanté les mérites du projet, à savoir, l’extraction de 120.000 tonnes de cuivre par an, la création de 3.500 emplois directs et une hausse annelle de 0,2 % du PIB grâce à l’activité de la mine.
Des millions de tonnes de résidus miniers éparpillés dans la nature
Ces arguments ne sont plus audibles par les habitants. « Nous ne sommes pas dupes », réagit Martial Alvarez, agriculteur de la Punta de Bombón, village de la vallée de Tambo. « J’ai 72 ans et j’ai vu les effets de la mine sur l’agriculture. Ils exploitent ce qu’ils peuvent et ils s’en vont. Ça n’apporte jamais rien aux habitants. » Il cite l’exemple de la baie d’Ite, à 200 km d’ici, où la même entreprise a rejeté plusieurs millions de tonnes de résidus miniers dans la nature de 1960 à 1996. Aujourd’hui, plus rien ne pousse dans ce territoire autrefois semblable à la vallée de Tambo.
Quant aux arguments concernant les potentielles créations d’emplois, plusieurs manifestantes, agricultrices de la vallée, s’exclament en chœur : « Mais vous croyez qu’ils vont nous embaucher ? » L’une d’entre elles, le visage marqué par le travail aux champs, enchérit : « J’ai plus de 70 ans et je peux encore travailler la terre. L’agriculture offre des emplois à tout le monde, peu importe notre âge. Alors que la mine, c’est pour les jeunes hommes qualifiés de la ville ou les étrangers. » Elle craint de donner son nom. « Vous pouvez écrire :- “Les habitants du district de Cocachacra-.” » Une vieille dame, attentive à la conversation, ajoute : « Tout le monde pense la même chose ici. »
La vallée de Tambo est une zone agricole entourée de montagnes arides. Ici sont cultivés la pomme de terre, l’oignon, le riz, le blé, en quantité suffisante pour l’exportation. C’est aussi l’une des dernières zones agricoles de la région d’Arequipa.
L’entreprise minière Southern Copper Corporation opère au Pérou depuis 1960. Elle est connue des habitants pour être la plus polluante de toutes [En 2008, l’enquête de l’Observatoire des entreprises transnationales relevait déjà les conséquences dramatiques pour l’environnement des activités de la compagnie]. En apprenant la décision du gouvernement d’octroyer une licence d’exploitation à la firme, le 15 juillet 2019, les habitants des villages de la vallée (Cocachacra, Mollendo, Punta de Bombón) ont immédiatement commencé une grève. Depuis, ils bloquent les routes de leur commune pour empêcher les camions de livrer la production de mines alentour.
« L’État ne voit que l’intérêt des grandes entreprises, mais jamais des plus petits, comme les agriculteurs »
Leur mobilisation a obtenu un écho jusqu’à la ville d’Arequipa, deuxième agglomération la plus peuplée du Pérou. La Fédération syndicale des travailleurs de la ville (FDTA) a rejoint le mouvement, le 25 juillet, en bloquant le port de Matarani, d’où partent les minerais destinés à l’exportation. « Malheureusement, s’attaquer au portefeuille des entreprises est la seule méthode qui fait réagir l’État, justifie Jose Luís Chapa, secrétaire général du syndicat. L’État ne voit que l’intérêt des grandes entreprises, mais jamais des plus petits, comme les agriculteurs. »
L’État a répondu par la force, en envoyant l’armée débarrasser le port des manifestants. Trois civils ont été blessés par balle. Le 9 août, face aux risques de pertes humaines et économiques — le port a déclaré 500 millions de dollars de pertes — le Conseil national de la mine a annoncé la suspension de la licence d’exploitation pour 120 jours, pensant calmer les révoltés.
« Cette décision n’implique pas une annulation complète », a dit le 15 août le ministre de l’Économie et des Finances, Carlos Oliva, au Congrès, l’équivalent de l’Assemblée nationale française. « Ce que nous demandons, c’est l’annulation totale du projet, la lutte continue », a réagi le syndicaliste Jose Luis Chapa. Depuis, des manifestants défilent chaque jour dans les rues d’Arequipa.
Au-dessus de chaque maison flottent des drapeaux jaunes fluo : « L’agriculture, oui, la mine, non »
Selon l’ONG péruvienne CooperAcción, le gouvernement poursuit la même stratégie depuis 2011 : « Ils espèrent qu’avec le temps, les manifestants se lasseront », note José De Enchave, son cofondateur. À Cocachara, petit village de la vallée et épicentre des premières manifestations, la mobilisation dure depuis un mois. Le 13 août 2019, toutes les fenêtres, portes et devantures des magasins étaient fermées. Des drapeaux jaunes fluo, avec les inscriptions « agro si, mina, no », flottaient au-dessus de chaque maison. Le silence régnait, sauf sur la place principale où plusieurs centaines de personnes étaient réunies. Plus personne ne travaillait. L’école était fermée.
« Depuis une décennie, le peuple se bat contre Tía María. Ici, personne ne veut de ce projet », dit au micro le maire de Cocachara, Julio Cornejo, lors d’une réunion. L’élu fait référence aux précédentes manifestations de 2011 et de 2015 qui ont déjà causé la mort de huit personnes et fait des centaines de blessés lors d’affrontements avec la police.
Contrairement aux mobilisations précédentes, la grève est soutenue par le gouverneur régional, Elmer Cáceres Llica. Experts, ingénieurs, avocats sont venus en son nom expliquer les raisons de son soutien. « Ici, nous sommes sur le seul territoire péruvien où poussent le riz et la canne à sucre, vante l’avocat Augusto Palaco Toro. C’est aussi une zone de production de la pomme de terre et de l’oignon, qui bénéficient aux habitants de la région et qu’on exporte jusqu’à la Bolivie et au Chili. »
L’appui des autorités locales à la lutte contre Tía María encourage certains agriculteurs concernés par la pollution des mines à rejoindre le mouvement. C’est le cas de Guillermo Oliva Paz, qui possède un élevage de lamas et de vaches à plus de 300 km d’Arequipa. « Avec ma femme, nous sommes venus manifester parce que nous ne voulons pas que ce qu’il se passe chez nous arrive aux habitants de la vallée de Tambo. » Il raconte comment, depuis 2015, l’activité de la mine Imaculada, détenue par le groupe Hostchild, a pollué l’eau de sa vallée. « Plusieurs de mes bêtes sont mortes en buvant l’eau. J’ai demandé à ce qu’on l’analyse depuis 2017, je n’ai toujours pas reçu de réponse », se désole le vieil homme en énumérant tous les recours qu’il a employés pour qu’on détermine sérieusement le lien entre la pollution et la mine, en vain.
Le nom des personnes mortes pendant le conflit en 2011 et 2015 ont été exposés sur la place principale d’Arequipa, lors d’une manifestation nocturne, le 20 août 2019. Dans la région voisine du Moquegua, située à 200 km de la frontière nord du Chili, des centaines d’agriculteurs protestent également contre un autre projet de mine de cuivre, le plus gros du pays : Quellavaco. Pour se faire entendre, ils se sont inspirés de leurs voisins en bloquant plusieurs jours la route binationale Ilo-Desagüadero, qui relie la côte péruvienne à la Bolivie.
Le projet Quellavaco prévoit, en 2022, l’extraction de 300.000 tonnes de minerais par an pour un investissement total de 5,3 milliards de dollars. La mine n’est qu’au stade de sa construction mais les agriculteurs de la province de Mariscal Nieto accusent déjà le conglomérat britannico-nippon Anglo American-Mitsubishi de contaminer les sources d’eau et de ne pas respecter ses promesses d’embauches locales.
Depuis le début de 2019, l’Observatoire des conflits miniers du Pérou a comptabilisé 198 conflits internes de ce type en lien avec l’activité minière. Pourtant, les manifestants ne sont pas forcément des « antimines ». Au contraire. « Qu’ils installent des mines parce que c’est la principale richesse du pays, pourquoi pas ? Mais pas à côté de terres agricoles ! se révolte Karen Rodriguez, 65 ans, productrice de pommes de terre. Le problème, c’est que l’activité de la mine n’est pas encadrée et nous n’avons plus confiance en personne pour exercer ce contrôle. »
Ils sont tous corrompus. Ils vendent nos richesses aux étrangers
L’agricultrice montre sur son téléphone une vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux à propos de la privatisation des terres péruviennes. Cette politique a été menée dans les années 1990 par l’ancien président Alberto Fujimori, aujourd’hui en prison pour corruption et crime contre l’humanité. « Ces gens-là ne se soucient pas du peuple. Ils sont tous corrompus. Ils vendent nos richesses aux étrangers. Nous avons de l’or, du cuivre, de l’argent et nous vivons toujours dans la misère. Nous, sans l’agriculture, nous ne sommes plus rien », s’émeut-elle.
« Corruption », le mot est scandé lors de toutes les réunions du mouvement. Avec les réseaux sociaux, même les personnes âgées et les communautés les plus isolées suivent les affaires de corruption qui éclaboussent la classe politique péruvienne. Il n’y a pas un jour sans que la presse ne révèle les manœuvres de personnalités politiques pour échapper à la justice.
L’affaire Odebrecht est l’affaire la plus médiatisée. En tout, 28 millions de dollars auraient été versés par le géant brésilien du BTP à quatre anciens présidents péruviens pour obtenir des chantiers colossaux comme celui de la route interocéanique entre le Pérou et le Brésil.
« Les habitants savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour se défendre », analyse Benito Ancco Quispe, sociologue et professeur à Arequipa. « Il y a une crainte générale de la corruption. Contre la mine Tía María, le mouvement s’organise de sorte qu’il n’y ait pas de leader. Car un leader est plus facile à corrompre. Ici, on se méfie des ONG, des journalistes, des politiques, même s’ils soutiennent le mouvement. Tous sont des potentiels corrompus. La mobilisation doit venir d’en bas pour se protéger. » Sans contrôle des activités minières de la part des autorités publiques, les contestations et la méfiance risquent de devenir la norme et le drapeau jaune fluo continuera à flotter dans le ciel.