Depuis plusieurs semaines, le général octogénaire Ahmed Gaïd Salah, qui a ordonné l’arrestation des manifestants affluant des quatre coins du pays vers la capitale, multiplie les discours dans lesquels il glorifie leur pacifisme, assuré du soutien de l’armée. Puis, il félicite le président et le premier ministre d’avoir « concrétisé de nombreuses réalisations sur le terrain au profit du peuple algérien »… Quant aux cibles de ses menaces, al-mindjal (la faucille) les fauche inévitablement.
Cela fait ressurgir la peur qu’on croyait oubliée. « C’est une période difficile, avoue le sociologue Nacer Djabi. Le régime veut des élections que les manifestants ne cautionnent pas dans les conditions actuelles. Les listes électorales ne sont pas reconstituées, les détenus d’opinion sont toujours incarcérés et les médias sont verrouillés. »
Pour ces mêmes raisons, Djilali Soufiane, président du parti Jil Jadid (Nouvelle génération) n’a pas rencontré le « panel du dialogue » constitué par le régime. « Nous étions prêts à dialoguer pour trouver une issue positive. Mais les mesures d’apaisement que nous avons exigées comme préalable à une rencontre n’ont pas été satisfaites. » En guise de solution politique, il propose un « jumelage des deux tendances majeures » dans les plans de sortie de crise, c’est-à-dire une élection organisée dans les plus brefs délais pour les uns et une Assemblée constituante pour les autres. Pour lui,
les élections sont nécessaires. Seulement, nous voulons que les candidats s’engagent à ce que le gagnant aille vers un pouvoir constituant avec des législatives anticipées pour former un nouveau gouvernement et faire voter une nouvelle Constitution au référendum. Ainsi, les institutions fonctionneront normalement pendant qu’on manage la transition politique.
Comme Jil Jadid, bien des partis ont proposé des solutions de sortie de crise. Dans son « pacte politique », l’Alternative démocratique, qui mobilise la Ligue des droits de l’homme et des partis politiques dont le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et le Front des fores socialistes (FFS), tient à la Constituante pour éviter la « régénération » du pouvoir.
Dans un contexte de menaces extérieures et de crise économique, caractérisé par un brouillage de la situation politique à cause de la lutte des clans au pouvoir et de l’impuissance de la classe politique à nous en sortir, nous avons proposé un consensus national. Aucun parti ne peut diriger le pays seul. Il faut nous accorder sur un président pour toute la mandature et sur un premier ministre consensuel issu de l’opposition pour mener des réformes économiques et politiques profondes.
Sur le plan local, les initiatives se multiplient aussi. À l’ouest d’Alger, le Forum citoyen de Chlef (FCC) organise des sit-in afin d’exiger des enquêtes sur la mafia du foncier très active à cet endroit. Le FCC fait, selon Abdelkrim Alla qui y milite, « de la pédagogie en expliquant, via les médias sociaux qui échappent au contrôle du régime, les manœuvres du pouvoir. » Le professeur de français juge que
celui qui a été derrière la crise ne peut en aucun cas faire partie de la solution. Dans les débats qu’on peut avoir avec nos concitoyens, nous soutenons aussi que nous ne sommes pas contre les élections comme modus operandi, mais plutôt contre la régénération du pouvoir à travers des élections qui ne sont pas l’émanation directe de la volonté populaire.
À ce jour, le FCC n’a pas le sentiment d’être entendu par les autorités. « Si les Algériens ont appris à dialoguer, commente Nacer Djabi, la politique dominante du pouvoir et des militaires est anti-dialogue. C’est pourtant cette culture du dialogue que le pouvoir doit apprendre. Il est temps d’écouter le peuple algérien. »
Au contraire, le chef d’état-major prône une élection présidentielle et promet la transparence exigée par les électeurs. Mais après une longue histoire d’élections truquées et le règne humiliant d’Abdelaziz Bouteflika qui s’est fait élire quatre fois avec des résultats défiant la réalité de l’affluence dans les bureaux de vote, il est difficile de faire confiance aux promesses du général. D’autant que celui-ci a été nommé à son poste ministériel en 2004 par Bouteflika dont il a favorisé la longévité au pouvoir.
Et pour ajouter aux inquiétudes de la rue, les projets de loi relatifs à la création de l’Autorité indépendante des élections ont été approuvés à marche forcée, le 12 et le 13 septembre, par les députés et sénateurs des partis au pouvoir. Le 15, l’Autorité s’est déjà trouvé un président en la personne de Mohamed Charfi, deux fois, ministre de la justice sous Bouteflika qui l’a limogé. Pour achever de disqualifier la nouvelle mission qui lui est confiée, son élection « transparente » à la tête de la nouvelle Autorité a été annoncée par les médias une demi-heure avant le vote.
À l’évidence, tous les visages choisis pour légitimer le passage par les urnes sont issus du régime contesté et des déçus du règne de Bouteflika. C’est le cas de Karim Younes, ancien président du Parlement, également ministre. Nommé à la tête du panel de dialogue voulu par l’état-major, Younes est, tout comme Charfi, un infatigable soutien d’Ali Benflis. Cet ancien premier ministre puis rival politique du président a été perçu comme le poulain de Gaïd Salah à la prochaine élection.
Jusqu’à ce qu’Abdelmadjid Tebboune, un éphémère premier ministre congédié trois mois après sa nomination joue les trouble-fête avec l’annonce de sa candidature. Les décideurs le considéreraient finalement comme « la meilleure solution ». Idée qui serait, pour le chef d’état-major, des « propagandes colportées par la bande » accusées de répandre « l’idée que l’Armée nationale populaire appuie un des candidats à la prochaine présidentielle ». Et d’affirmer « devant Allah » que « l’armée nationale populaire ne soutient personne ».
Destination inconnue
Autre élément qui laisse sceptique le public quant à la sincérité de Gaïd Salah à préparer la transition vers un État démocratique : la multiplication des interdictions de réunion aux partis et syndicats pendant que la répression de toute forme d’opposition s’accentue, comme l’illustre la centaine de détentions provisoires prononcées contre les manifestants arrêtés pour « atteinte à la sûreté de l’État ».
Cet autoritarisme n’est pas nouveau. Comme le lanceur d’alerte Hamza Djaoudi arrêté le 19 août pour avoir dénoncé le monopole des Émiratis sur le port d’Alger, de nombreuses personnes sont en détention provisoire depuis parfois le mois de juin, pour vente de pin’s affichant le slogan « Ils dégageront tous » ou pour port de l’emblème amazigh. Ils sont accusés d’atteinte à l’unité nationale pendant que des élues comme l’islamiste Naïma Salhi, et des influenceurs prorégimes usent en toute impunité de discours qui ciblent ceux qu’ils appellent « les zouaves », c’est-à-dire les Kabyles.
L’avocat Amirouche Bakouri souligne les contradictions dans la gestion de ces « dossiers politiques » :
Si, à Chlef et à Jijel, les juges ont condamné les accusés à des peines de prison avec sursis, la juge d’Annaba a relaxé un manifestant. Cette magistrate a même motivé sa décision par le rappel que la loi ne prime pas sur la Constitution qui protège et promeut l’amazighité du pays.
Pour cet avocat du barreau de Bejaia, « les décisions de justice en Algérie portent l’empreinte du juge qui les prononce. Certes, nous ne disposons pas d’une justice indépendante, mais les magistrats courageux peuvent exercer leur liberté individuelle ».
Parmi les détenus d’opinion, Lakhdar Bouregaa et Karim Tabbou ont été interpellés pour des déclarations jugées offensantes à l’égard de Gaïd Salah. Le premier, âgé de 86 ans, est un ancien gradé de l’Armée de libération nationale (ALN) et membre fondateur du FFS en 1963. Le second, leader de l’Union démocratique et sociale et icône du mouvement de protestation, a bénéficié d’une libération conditionnelle dans la nuit du 25 septembre avant d’être une nouvelle fois arrêté le lendemain matin. Les deux opposants sont toujours sous mandat de dépôt pour « atteinte au moral de l’armée ». Accusation d’une autre époque qui discrédite la deuxième puissance militaire d’Afrique qu’on découvre ébranlable par des discours pacifiques.
Amirouche Bakouri note avec inquiétude que
Ce crime conduit aux assises. Il est défini dans un article promulgué en 1975 pour punir quiconque “a participé à une entreprise de démoralisation de l’armée” d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. Et pour comprendre la manière dont les deux opposants ont été interpellés, il suffit de dire qu’en Algérie, aucune loi ne condamne le représentant de l’État qui viole la procédure légale lors d’une arrestation ou d’un interrogatoire. Notre code pénal n’est pas fait pour protéger la liberté du citoyen ni la présomption d’innocence.
« Il n’y a pas de place en Algérie pour les ennemis de Novembre, a déclaré Gaïd Salah à Constantine. Soit vous êtes avec l’Algérie, de manière claire et courageuse, soit vous êtes avec ses ennemis ».
Une opposition décimée
Le pouvoir cherche à séduire les manifestants. Les Algériens, d’après Djabi, « approuvent la lutte contre la corruption menée avec le soutien de l’armée. Les arrestations opérées en haut lieu et visant des personnalités honnies par la population a créé un certain capital de sympathie en faveur des militaires. »
Le régime cherche néanmoins à profiter de la méfiance qu’inspirent les politiciens. « Une partie de l’opposition a été formatée par le régime, dit Djilali. Le pouvoir a toujours agi de manière à empêcher l’émergence d’une classe politique sérieuse pour rester seul sur scène. Nous en payons le prix. »
Des partis politiques auraient négocié leur présence en tant que « lièvres » au processus électoral du 12 décembre. Depuis, l’agence de presse étatique (APS) a comptabilisé 80 personnes qui ont retiré les formulaires de candidature. Le Rassemblement national démocratique (RND), parti d’Ahmed Ouyahia, l’un des deux anciens premiers ministres emprisonnés en ce moment, se met aussi en ordre de bataille derrière son secrétaire général et ministre de la Culture sous Bouteflika, Azeddine Mihoubi. À tous, Gaïd Salah promet un processus qui sera marqué par une participation populaire « massive et affluente ».
Divisions et scissions
Pendant ce temps, les grands partis ratent une occasion historique d’exister sur le terrain de la contestation. Redouane1, cadre du FFS témoigne sur la déliquescence du plus vieux parti d’opposition :
Avant sa mort, Hocine Aït Ahmed a voulu une présidence collégiale. Cela a fonctionné jusqu’à son décès. Puis des dissensions sont apparues entre des proches de la famille d’Aït Ahmed et deux membres de la présidence collégiale, Ali Laskri et Mohamed Chérif Amokrane. Ces deux derniers, fins politiciens, ont réussi à prendre le dessus. Mais en 2018, Amar Ghoul a annoncé avoir eu l’accord de bien des partis politiques pour proroger d’un an la présidence de Bouteflika. Et parmi les partis cités, il y avait le FFS…
Accusé d’avoir négocié avec les envoyés de la présidence à l’insu du bureau national, Ali Laskri est depuis contesté par la base du parti qui l’a évincé de sa direction. Conséquence de cet affrontement d’après Redouane :
Le parti a deux présidences, ce qui fait que nous sommes arrivés au Hirak cassés. Nous avons même saisi le ministère de l’intérieur, mais la situation étant favorable au pouvoir, il refuse d’intervenir pour trancher.
La même situation se décline au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Après que son président Mohcine Bellabas s’est rapproché de certains activistes du FIS et de l’ennemi intime qu’est le FFS d’Ali Laskri, des proches de Saïd Sadi ont contesté la conduite de leur chef de file dans une lettre que ce dernier a rendue publique. Le règlement de compte s’est poursuivi sur les réseaux sociaux.
Désormais, le refus de toute communication publique semble faire consensus. Pour preuve, alors que les maires du parti veulent boycotter l’organisation des prochaines élections, nous avons interrogé cinq députés et activistes sur le rôle que le RCD en crise se voit jouer dans la lutte pour le changement. Aucun n’a, à ce jour, répondu à nos questions.
Les interrogations des islamistes
Le seul parti politique qui a bien survécu à ses crises internes est le MSP. Nacer Djabi est quant à lui sceptique sur la capacité des islamistes à mobiliser l’électorat. Le sociologue qui a travaillé en tant que chercheur sur cette mouvance politique considère que
proches des Frères musulmans, El-Adala et le MSP s’adressent aux couches moyennes avec des discours populistes. Mais ils n’ont pas de programme. Leur stratégie est de faire de l’entrisme pour accéder au pouvoir. D’ailleurs, le MSP est au gouvernement depuis 1999 et c’est ce parti qui a produit des figures comme Amar Ghoul et Aboudjerra Soltani que les Algériens ont pris en haine. À cause de leurs compromissions, les partis islamistes n’ont plus d’envergure ni d’ancrage.
Le député Ahmed Sadok préfère présenter le MSP comme
un parti qui est dans l’opposition depuis 2012. Notre ligne politique est d’approuver celui qui agit comme il convient, et de dire leur erreur à ceux qui se trompent. Nous voulons inciter à l’émulation afin de lutter contre la culture de la prédation et pour instituer une concurrence saine entre les partis.
Accusé de ne s’être pas exprimé sur la répression des manifestations, le MSP nous répond par la voix prudente de Sadok :
Fermer la capitale aux Algériens ne peut qu’aggraver la confusion, surtout que la constitution consacre le droit du citoyen à se déplacer librement dans son pays. Nous souhaitons que l’institution militaire continue d’accompagner le Hirak pacifique comme elle s’est toujours engagée à le faire. Quant aux arrestations opérées dans les rangs des manifestants, nous ignorons si elles l’ont été suite à des dépassements ou si elles sont liées à la liberté d’opinion et d’expression qui est aussi consacrée par la constitution. Nous considérons toutefois que la manière dont certaines arrestations ont été menées constitue un dépassement contre les droits de la personne.
« Parce que l’élection d’un nouveau président est la seule solution pour sortir de la crise, conclut le parlementaire, le MSP a donné la consigne de réunir les conseils de la choura dans toutes les wilayas pour recueillir l’avis de nos militants quant à notre participation à l’élection du 12 décembre. » Après de longues discussions, le MSP refuse de prendre part à l’élection et renouvelle son appel à un consensus national. Visiblement, il ne veut décevoir ni l’état-major ni les manifestants. Mais en ne participant pas à la prochaine présidentielle, il prive Gaïd Salah d’une caution forte, car il est aujourd’hui le seul parti politique stable et organisé dans le pays.
Les autres ne se remettent pas des divisions que Bouteflika a nourries dans leurs structures. « Le pouvoir n’a pas laissé les partis de l’opposition travailler, nous dit Redouane. Sous Bouteflika, il a mené une véritable razzia en leur sein, les divisant, les muselant. La scène politique a été livrée à des intervenants ridicules exprès pour dissuader le citoyen de s’y intéresser. »
Restent les organisations spirituelles formées par une multitude d’associations religieuses soutenues par l’État et financées par les monarchies du Golfe. Souvent d’obédience salafiste, elles considèrent la contestation du « Guide de la Nation » comme un acte « illicite ». En Algérie, comme partout en Afrique du Nord, le salafisme est dominé par le courant « madkhaliste » — du nom du fondateur de cette doctrine, le Saoudien Al-Madkhali. « Mais il souffre d’une grande crise morale », révèle Nacer Djabi.
Désengagés des débats politiques, impliqués uniquement dans des projets spirituels et de moralisation de la société, les salafistes ne participent pas aux manifestations. Ce qui les préoccupe est de se trouver un autre exemple à suivre que celui de l’Arabie saoudite. Car depuis que le prince héritier Mohamed Ben Salman a engagé des réformes sociales et religieuses, ils se sentent pris au piège de la contradiction manifeste entre leur modèle spirituel et leur discours dans les mosquées qu’ils dominent à Alger et à Constantine. Alors qu’ils ne produisent pas d’idées, ils se voient sans modèle à suivre.
La démocratie ou le chaos ?
« Nous avons très peur de la réaction de l’armée dans les trois prochains mois. » Redouane est certain que la répression ne se limitera pas aux arrestations si l’élection de fin d’année sont menacées par les manifestants. L’inquiétude est vive d’autant que l’institution militaire est devenue plus opaque que jamais sous l’autorité difficile à contester de Gaïd Salah. Celui-ci continue de renforcer son pouvoir en nommant ses soutiens à la tête des régions militaires et des institutions de l’État. « Sous prétexte de garantir la stabilité de l’Algérie, le risque est réel qu’on nous impose ces élections, déclare le leader de Jil Jadid. Mais la crise ne sera pas pour autant résolue. Car on aura, comme avant, un président contesté et faible en légitimité. » Abdelkrim Alla du FCC pronostique :
le pouvoir militaire négociera sa solution en transformant les détenus d’opinion en monnaie d’échange. Il peut aller jusqu’à monnayer la démission du gouvernement Bedoui. Mais la pomme de discorde reste le changement radical du régime et de ses figures emblématiques.
Nacer Djabi abonde dans le même sens : « Face à des Algériens déterminés à changer tout le système et pas seulement son personnel politique, l’élection du 18 avril a été annulée, celle du 4 juillet aussi. Un troisième échec risque de mettre le pays dans une situation qu’on ne souhaite pas. » Le sociologue, dont l’inquiétude est palpable, conclut : « Il faut attendre de voir si ces élections seront réellement transparentes et démocratiques. Sinon, ce sera le chaos. »
Mais l’état-major serait-il prêt à aller à une extrémité qu’il a évitée jusqu’ici apeuré par le scénario libyen et syrien ? Les dissensions dans le sérail militaire seraient à leur paroxysme et Gaïd Salah serait même mis en minorité. Déstabilisé par l’ancien député Baha-Eddine Tliba, un de ses anciens protégés poursuivi par la justice pour corruption et qui menace de déballer les dossiers noirs de la famille de Gaïd, les militaires pourraient opter pour un nouveau chef d’état-major connu pour son intégrité.