La situation des droits humains en Colombie s’est de nouveau détériorée depuis les dernières élections présidentielles ayant eu lieu au printemps 2018, entravant la consolidation de la paix et la transition vers une démocratie plus stable et inclusive. D’après le Bureau du médiateur, 311 leaders sociaux ont été assassiné.e.s sur l’ensemble du territoire colombien entre le 1er janvier 2016 et le 30 juin 2018. Ces centaines d’hommes et femmes encourageaient la participation et la démocratie dans leurs communautés. Dans le département d’Antioquia, où est situé le projet hydroélectrique Hidroituango, deux leaders communautaires et quatre proches d’activistes de la région ont été assassinés à ce jour depuis l’élection du Président Iván Duque. Tous ces crimes risquent fort de demeurer impunis : des 563 meurtres de leaders et de défenseur.e.s des droits humains qui ont eu lieu entre 2009 et 2017 en Colombie, seulement 6 % ont fait l’objet d’une enquête.
À 170 kilomètres au nord de Medellín, le barrage Hidroituango est le projet hydroélectrique le plus ambitieux du pays. Le site se trouve à proximité du village d’Ituango, niché dans un canyon du Cauca, le deuxième fleuve en importance de la Colombie. Les premières études d’exploitation datent de 1969, mais le projet prend réellement forme dans les années 1990. Malgré les nombreuses critiques, principalement liées à l’environnement, la construction débute en 2010. Les travaux sont réalisés par le consortium CCC Ituango, composé d’entreprises brésiliennes et colombiennes. Bien que les promoteurs du projet promettent de produire de l’énergie propre pour répondre à 1/5 de la demande nationale, le projet est l’objet de nombreuses controverses. En effet, le chantier pose de graves problèmes en raison de son impact sur l’environnement et sur les communautés de la région.
Rios Vivos, un mouvement national de défense des droits humains composé d’organisations et de familles affectées par l’industrie extractive en Colombie, fait valoir que l’ampleur de la tragédie est beaucoup plus grande que ce qui est présenté dans la plupart des médias de masse. Le mouvement soutient également que les autorités colombiennes et les entreprises d’investissement ont manqué de clarté quant à ce mégaprojet. Les principaux actionnaires et responsables du barrage sont le groupe Entreprises Publiques de Medellín (EPM) et le gouvernement d’Antioquia, mais de nombreux investisseurs étrangers dont la Caisse de dépôt et placement du Québec sont également impliqués dans le financement de Hidroituango.
Un barrage qui risque de noyer la justice et la paix
Entre 1980 et 2016, 62 massacres ont été perpétrés par les paramilitaires dans les douze municipalités autour du futur barrage; entre 300 et 600 corps seraient enterrés dans le canyon. Des victimes ont également été jetées dans le fleuve Cauca depuis le pont Pescadero, aujourd’hui lieu de mémoire et de recueillement. Les familles des victimes réclament justice et vérité avant que la zone ne soit inondée par le barrage, de même que l’exhumation des fosses communes, tel que prévu dans les accords de paix3.
La Cour suprême de justice de la Colombie a qualifié de crimes contre l’humanité certains événements ayant eu lieu dans la zone rurale de Ituango, dont les massacres de la Granja et San Roque (1996) et El Aro (1997), tout comme l’assassinat de Jesús María Valle Jaramillo (1998), qui était à l’époque l’un des défenseurs des droits humains les plus connus d’Antioquia. À la demande d’une magistrate du Tribunal de Justice et Paix, une enquête ouverte en 2011 étudie notamment les liens entre les crimes commis depuis les années 1990 et la construction du barrage. Plusieurs organisations de défense des droits humains demandent le respect du droit à la vérité pour les victimes du conflit dans la région du projet Hidroituango afin d’établir si davantage de corps y sont enterrés et, si tel est le cas, faire en sorte que les droits des victimes soient une priorité, conformément à l’accord de paix.
La Caisse de dépôt et placement du Québec et le financement d’Hidroituango
La Banque interaméricaine de développement (BID) a accordé à l’entreprise publique colombienne EPM un prêt total d’un milliard de dollars états-uniens pour la construction d’Hidroituango. La Caisse de dépôt et placement du Québec, en tant que membre du groupe de prêteurs régis par la BID, a pour sa part accordé un prêt de 313 millions de dollars canadiens à EPM. Dans le communiqué émis pour annoncer l’investissement, la Caisse prétend financer une entreprise « dispos[ant] d’une grande expérience et
d’une excellente réputation », et affirme que cette transaction va de pair avec la volonté de la Caisse d’investir dans un projet qui « propose des solutions en énergie renouvelable ». Bien entendu, la Caisse n’a jamais fait mention des droits humains et des conséquences négatives du projet sur les communautés, notamment sur les femmes, telles que la violence, les dommages faits à l’environnement et les problèmes liés aux erreurs d’ingénierie (et à la corruption sous-jacente).
Catastrophe sociale et environnementale
À la fin avril 2012, face aux crues du fleuve Cauca, l’alerte est lancée. Le 12 mai, un éboulement obstrue le tunnel qui permet au fleuve de s’écouler alors que la digue du barrage est toujours en construction. Craignant un glissement de terrain, 25 000 personnes sont évacuées entre le 12 mai et le 1er juin. En cas d’effondrement du barrage, ce sont 130 000 personnes qui pourraient être affectées.
Depuis de nombreuses années, l’organisation régionale Ríos Vivos Antioquia dénonce les menaces et les risques du projet. Des irrégularités ont été constatées dès les études d’impacts sociaux, culturels, environnementaux et économiques du projet. Tout d’abord, en raison d’une faille géologique, la zone où le barrage est construit n’est pas adaptée. La situation d’urgence était donc clairement prévisible. De plus, le choix de l’entreprise de construction brésilienne Camargo Correa a été fortement critiqué; représentant 55 % du consortium CCC Ituango, Camargo Correa est impliquée dans l’opération « Lava Jato », le scandale de corruption le plus important de la dernière décennie en Amérique latine. En mai 2018, le bureau du procureur général de la Nation a ouvert une enquête quant aux conditions d’attribution du contrat d’Hidroituango à l’entreprise brésilienne, notamment pour examiner la possibilité que des pots-de-vin aient été offerts à des fonctionnaires. L’enquête examine également les dénonciations de Ríos Vivos ayant trait aux dommages à l’environnement et aux atteintes aux droits humains dans la région touchée.
L’une des violations des droits humains les plus emblématiques dans la crise d’Hidroituango est l’assassinat d’Ana María Cortés, survenu le 4 juillet 2018. Cette leader communautaire reconnue dans la région s’était activement engagée dans l’aide aux personnes déplacées et affectées par le barrage. Dans le cadre des élections présidentielles, elle s’était également investie en faveur de la campagne de Gustavo Petro, le candidat de gauche. Elle était mère de deux enfants et avait sa mère à sa charge.
Ana María Cortés fait partie des nombreux leaders assassiné.e.s depuis les élections présidentielles, moment à partir duquel on observe une recrudescence des crimes contre des activistes. Le 6 juillet 2018, des milliers de Colombien.ne.s se sont rassemblé.e.s dans différentes villes du pays afin de protester contre l’intimidation, les disparitions et les attentats dirigés contre les leaders sociaux. Des rassemblements ont aussi eu lieu ce jour-là à l’extérieur de la Colombie.
Ríos Vivos Antioquia a perdu en mai 2018 deux de ses membres : Hugo Albeiro George Perez, assassiné en même temps que son neveu, et Luis Alberto Torres assassiné avec son frère. En septembre, ce sont les proches de trois leaders qui ont été tués : deux membres de la famille de Cecilia Muriel, le neveu de Rubén Areiza Moreno et le fils de Juan de Dios Ramírez. Le 26 octobre, Ríos Vivos a rendu publique une lettre de menaces reçue par l’organisation à l’encontre de ses membres, particulièrement dirigée à Genaro de Jesús Graciano et Isabel Cristina Zuleta, deux leaders et porte-paroles de l’organisation.
La Caisse de dépôt et placement du Québec doit cesser son soutien à Hidroituango
Étant donné la tragédie environnementale et sociale engendrée par le mégaprojet Hidroituango et les violations des droits des populations locales par le biais d’actions répressives qui limitent la participation et l’organisation sociale dans la région, l’appui d’une institution québécoise telle que la Caisse de dépôt et placement est préoccupant. Le financement de projets ne peut faire fi du contexte dans lequel ils sont mis en œuvre et de leurs conséquences sociales et environnementales. Alors que le gouvernement canadien déclare son soutien au processus de paix en Colombie, ce financement va à l’encontre du processus de réconciliation.