MATHIEU MAGNAUDEIX, médiatart, 18 décembre 2019
New York (États-Unis), de notre correspondant. – Andrew Johnson en 1868. Bill Clinton en 1998. Et vingt et un ans plus tard, Donald Trump. Ce mercredi 18 décembre, le 45e président américain a gagné son ticket pour les livres d’histoire. Après une série d’auditions, la Chambre des représentants, contrôlée depuis un an par son opposition démocrate, a proposé le président américain à la destitution, en application de la procédure d’impeachment prévue par la Constitution américaine.
Les débats avaient débuté mercredi matin (dans l’après-midi heure française), à l’issue desquels la majorité démocrate a voté en faveur de l’impeachment. Trump est devenu le troisième président des États-Unis proposé à la destitution. Au cœur du scandale du Watergate, Richard Nixon était lui aussi visé par cette procédure, mais en démissionnant en 1974, il l’avait fait tomber et évité cette humiliation.
Donald Trump est accusé par les démocrates d’« abus de pouvoir » et d’« obstruction » en lien avec l’affaire ukrainienne qui enflamme Washington depuis plusieurs mois. Le président est soupçonné d’avoir utilisé sa fonction pour obtenir de Kiev des informations compromettantes sur son adversaire à l’élection présidentielle à venir, l’ancien président Joe Biden. Une série d’auditions au Congrès a confirmé le coup de pression sur le président ukrainien, amplifié par une diplomatie parallèle menée par Rudy Giuliani, l’avocat personnel de Trump (lire notre article ici). Mardi, des manifestations soutenant la destitution du président ont eu lieu dans tout le pays.
Comme certaines voix le craignaient, les semaines d’audition ne paraissent pas avoir provoqué l’effet de souffle que les démocrates attendaient. La faute à une banalisation du trumpisme, notamment par les grands médias ? À la lassitude générale alors que se profile une élection présidentielle historique dans onze mois ? Ou bien des responsables démocrates eux-mêmes ? C’est cette dernière thèse qu’avance Peter Daou, un ancien conseiller de Hillary Clinton qui soutient désormais une ligne très à gauche. Selon lui, cet impeachment est à la fois « trop tardif et trop réduit », et a permis paradoxalement d’« exonérer Trump de ses odieux abus de pouvoir… excepté celui qui consiste à avoir essayé de tricher pour battre Joe Biden ».
Daou a publié un texte au vitriol sur la speaker de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, souvent présentée comme un génie tactique par les journalistes politiques. En réalité, dit-il, « elle a montré un mépris continu pour la gauche » et « soutient un establishment corrompu qui enrichit les ploutocrates milliardaires ».
Cet impeachment ouvre l’année électorale. En janvier, le Sénat organisera le « procès » de Trump qui se terminera en toute logique par une absolution et la mise en scène de l’union des républicains derrière leur lider maximo. Le 3 février, commencent les primaires démocrates qui aboutiront quelques mois plus tard à la désignation d’un ou d’une candidate pour affronter Donald Trump. L’élection présidentielle américaine aura lieu le 3 novembre 2020. Dans 320 jours. Tour d’horizon d’une année qui s’annonce dramatique et incertaine.
Trump déchaîné, les républicains font bloc
« Tentative de putsch illégale et partisane », digne des « procès des sorcières de Salem », attaques personnelles… Dans une longue lettre furieuse adressée à Nancy Pelosi, à la veille de son impeachment par la Chambre des représentants, Donald Trump a une nouvelle fois tenu à apparaître comme une victime d’un grand complot démocrate contre sa personne et ses électeurs. Et il continuera de le faire, espérant ainsi galvaniser sa base fidèle.
Pendant les auditions à la Chambre des représentants, les élus républicains ont fait corps avec lui, défendant même publiquement toutes sortes de thèses farfelues et complotistes, tressant inlassablement des fils narratifs qui ne prennent totalement leur sens qu’une fois déployés dans l’univers des médias pro-Trump, à commencer par les shows du soir de la chaîne Fox News. Il en sera de même au Sénat, où le « procès » du président, prévu par la Constitution dans le cadre de la procédure d’impeachment, aura lieu en janvier.
Dans cette institution à majorité républicaine, tout sera organisé en totale connivence avec la Maison Blanche. L’occasion, une fois de plus, de faire passer Donald Trump pour la victime d’une grande machination. Pour les républicains, cela fait bien longtemps que le rapport à la réalité des faits, ou même la simple décence, n’a plus aucune importance. Seules comptent désormais pour eux les victoires politiques.
Au cours de l’année électorale qui vient, soyons sûrs que le président américain utilisera toutes les méthodes possibles, même les plus détestables, contre ses adversaires démocrates. Ces attaques personnelles et insinuations seront immédiatement relayées par ses fans et sa « chambre d’écho ». Il a déjà laissé entendre qu’il pourrait ne pas débattre avec l’adversaire qui sera désigné par la primaire démocrate, ou en tout cas pas dans les conditions habituelles.
Quant à ses soutiens les plus fervents, ils évoquent très sérieusement l’hypothèse d’un troisième mandat. Une façon de laisser entendre qu’une éventuelle réélection de Donald Trump, président autoritaire jusqu’ici en partie entravé par les contre-pouvoirs, entraînerait une possible réécriture de la Constitution américaine.
Pléthore de candidats démocrates
Faute de véritable opposant à Trump, les primaires concerneront cette année surtout les démocrates. Elles commencent le 3 février avec un premier scrutin dans l’État rural de l’Iowa, au cœur du Midwest américain. Un deuxième vote est prévu une semaine plus tard dans le New Hampshire. Lors du « Super Tuesday » du 3 mars, 16 États voteront, dont pour la première fois l’immense État de Californie, peuplé de 40 millions d’habitants, qui d’habitude votait plus tard. On devrait alors avoir une idée déjà assez précise du rapport de force au sein du parti démocrate.
À ce stade, il est encore trop tôt pour évaluer les dynamiques politiques des uns et des autres. Les campagnes entreront dans le feu de l’action en janvier. Il y a surtout encore pléthore de candidats : une quinzaine, dont certains se maintiennent malgré des chances quasi nulles (comme les sénateurs démocrates Amy Klobuchar et Cory Booker).
Très à gauche, le sénateur socialiste Bernie Sanders, 77 ans, déjà candidat en 2016 face à Hillary Clinton, bénéficie clairement de soutiens importants dans la gauche américaine (à commencer par la congresswoman de New York Alexandria Ocasio-Cortez), d’un réseau de volontaires motivés, du soutien de grandes organisations militantes grassroots (mouvement des socialistes américains, le DSA, Center for Popular Democracy). Sa stratégie : prendre la tête dès les tout premiers États, qui lui sont a priori favorables.
Au centre-gauche, Elizabeth Warren propose un programme plus modéré, centré sur la lutte contre la corruption, en rupture toutefois avec le néolibéralisme traditionnel des démocrates. Son réseau sur le terrain est moins conséquent. Ce « bloc » à la gauche du parti démocrate, qui partage avec des nuances une vision conflictuelle de la politique et une lecture populiste (le « bottom », les gens d’en bas, contre le « top » qui impose sa loi) pourrait à un moment se constituer en une force unique. Sanders et Warren, qui se connaissent bien, ont jusqu’ici évité de s’attaquer, et leurs proches prennent soin de ménager l’autre candidat, malgré l’affirmation de différences programmatiques claires.
En face, le candidat le plus connu reste Joe Biden, l’ancien vice-président de Barack Obama. Cette notoriété et l’image restée positive d’Obama lui valent de rester en tête dans les sondages (à prendre avec d’infinies précautions vu leur piètre qualité). Mais Biden, qui fait campagne sur une ligne centriste et de réconciliation nationale, accumule les erreurs de campagne, se montre souvent arrogant — spécialement quand il s’agit de répondre sur les activités professionnelles clairement problématiques de son fils Hunter en Ukraine, une affaire au cœur de la procédure d’impeachment de Trump – et exaspère la base activiste démocrate.
À 37 ans, Pete Buttigieg, le maire de South Bend (Indiana), ex-militaire et ancien salarié du cabinet de conseil McKinsey, un homme gay marié originaire du Midwest et qui courtise les riches donateurs du parti démocrate, apparaît comme un candidat de rechange de l’establishment démocrate au cas où Biden se verrait entravé dans la course à la Maison Blanche. Handicap majeur à ce stade : sa piètre image auprès des électeurs noirs, dont le soutien est essentiel à tout démocrate.
Le scénario du pire est tout à fait possible
Dans les prochaines semaines, la bataille entre les prétendants démocrates va devenir féroce. Elle devrait vite se transformer en une guerre ouverte entre une ligne centriste et une ligne plus à gauche. Barack Obama ou Hillary Clinton font déjà savoir qu’ils jugent les candidatures de Sanders et Warren pas assez centristes pour gagner face à Trump. Malgré des contextes différents (au-delà même de la seule question du Brexit, qui fut majeure dans le vote britannique), la gifle du Labour au Royaume-Uni et l’humiliation de Jeremy Corbin, souvent comparé à Bernie Sanders, a été interprétée par certains médias, ou des candidats comme Joe Biden, comme la preuve qu’un programme trop à gauche est voué à l’échec.
Signe précurseur de la laideur de la campagne qui se profile : la droite américaine, complice des pires antisémites, tente désormais de dépeindre Bernie Sanders, juif né à Brooklyn dont une partie de la famille a été exterminée dans les camps de la mort, en candidat antisémite, en raison notamment de ses positions claires contre l’occupation israélienne.
Même s’ils étaient désignés à la primaire, et malgré les promesses des uns et des autres de soutenir le candidat finalement désigné, Bernie Sanders ou Elizabeth Warren pourraient au cours des prochains mois être confrontés à des tirs de barrage plus ou moins nourris, venant de la droite mais surtout de leur propre camp et de la direction du parti démocrate.
D’autant que certains candidats se réclamant du parti démocrate ont de quoi pirater purement et simplement la primaire. Sur les quinze candidats restants, deux sont des milliardaires : le mécène démocrate Tom Steyer, mais surtout l’ancien maire de New York et homme de médias Michael Bloomberg, 14e fortune mondiale, ont ni plus ni moins acheté leur présence dans la course.
Sans précédent dans l’histoire démocrate, Bloomberg, qui défend une ligne à droite, semble bien décidé à s’imposer dans le paysage de la primaire à coups de publicités télévisées. En quelques semaines, il a déjà dépensé 100 millions de dollars de publicités, pulvérisant les dépenses de ses adversaires. Il ne sera pas en lice dans les primaires jusqu’au « Super Tuesday », comptant ce jour-là réaliser une surprise. Si tel n’est pas le cas, le milliardaire pourra rester en campagne aussi longtemps qu’il le veut.
S’il décide de nuire à un candidat qui ne lui convient pas, il aura donc les moyens de ses ambitions. En restant pourquoi pas dans la course jusqu’au bout, par exemple en candidat indépendant qui tenterait de rallier les centristes opposés à Trump mais aussi à des programmes jugés trop de gauche. Autrement dit : il a les moyens de diviser le vote anti-Trump. Ouvrant possiblement la voie à une réélection à la Maison Blanche de Donald Trump… un autre homme d’affaires.