NICOLAS CHEVIRON, Médiapart, 1er mars 2020.
Antakya (Turquie), de notre envoyé spécial.– « Auparavant, nous avions déjà été bombardés, mais jamais comme cela. Cette fois, ils ont attaqué avec tous leurs moyens : l’aviation russe, l’artillerie du régime et des Iraniens. C’était l’apocalypse. » Dans la soirée du 11 février, les forces du président syrien Bachar al-Assad et de ses sponsors ont fait pleuvoir un déluge de feu sur Atarib, une ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants située à 25 km à l’ouest d’Alep, dans l’enclave d’Idlib, le dernier territoire encore tenu par l’opposition.
Avec son épouse et ses cinq enfants encore à charge, Abdul Monem Samadi a pris la fuite en plein milieu de la nuit, sans avoir le temps de rassembler les maigres possessions du foyer. Après une brève errance nocturne, la famille a été prise en charge par des bienfaiteurs motorisés, qui l’ont déposée à l’entrée du petit camp de déplacés de Sarmada, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest d’Atarib.
« Là, on nous a donné une tente, des matelas et des couvertures, et un peu de nourriture. En revanche, nous n’avions pas de chauffage et la température tombait sous zéro », relate le quadragénaire. Le répit a cependant été de courte durée. Le 16 février, le camp de Sarmada était à son tour atteint par des tirs de roquettes. Et la famille Samadi a dû reprendre son exode pour atteindre Deir Hassan, aux abords de la frontière turque.
« Là-bas, il n’y avait personne, ma femme et mes enfants se sont installés sous les arbres, avec pour seule protection les couvertures qu’ils avaient emmenées. Puis, le surlendemain, des membres d’une ONG sont venus leur demander de quoi ils avaient besoin. Ils leur ont ensuite donné une tente, de la nourriture et du charbon. » Cette partie du récit, Abdul Monem la rapporte comme un témoin indirect.
Depuis Sarmada, le père de famille a en effet été transféré en Turquie le 14 février pour y être opéré d’un cancer de l’estomac. Les blessés graves et les malades nécessitant un traitement lourd sont les seuls Syriens, à l’exception de quelques commerçants bénéficiant d’une autorisation spéciale, à pouvoir franchir la frontière turque.
Rencontré dans un centre d’hébergement pour malades mis en place par une association syrienne à Reyhanli, une ville turque frontalière de la Syrie dans le département de Hatay, l’homme a le corps émacié, du fait d’un jeûne prolongé. « Je ne peux pas manger les repas qu’on me donne ici, je vomis tout », explique-t-il, se désolant pour sa famille restée de l’autre côté, sans moyen de subsistance autre que l’aide humanitaire.
« Ils n’ont pas d’argent, et il n’y a rien à acheter, même pas du pain. Il n’y a pas de médecins non plus », indique le malade, condamné à une séparation qui durera sans doute de longues semaines, le temps de sa chimiothérapie.
Cette angoisse, la plupart des 212 hôtes du centre d’hébergement la partagent. Arrivée en 2018 à Reyhanli avec son mari, qui n’a pas survécu au cancer dont il était atteint, et avec son fils de 6 ans, que les gaz asphyxiants employés par le régime contre la Ghouta, près de Damas, en août 2013, ont rendu quasiment aveugle, Bassma est parvenue, au terme d’une longue procédure administrative, à faire entrer sa fille en Turquie. Elle a cependant dû laisser derrière elle son fils aîné, aujourd’hui âgé de 19 ans, sa sœur et sa mère, qui ont tous trois trouvé refuge dans le gigantesque camp d’Atmeh – il accueille plusieurs dizaines de milliers de déplacés –, tout proche de Reyhanli, côté syrien.
De son exil turc, la trentenaire s’efforce de venir en aide aux siens, grâce au petit salaire que lui octroie le centre, dont elle est devenue une employée. « Ils manquent de tout là-bas. Parfois, je leur envoie du pain ou de la nourriture par l’intermédiaire des patients renvoyés en Syrie entre deux opérations », explique-t-elle.
Surtout, Bassma redoute une victoire des troupes d’Assad. « [Si l’armée arrive,] mon fils et ma sœur parviendront peut-être à franchir le mur [érigé par la Turquie le long de sa frontière avec la Syrie – ndlr], mais ma mère, qu’est-ce qu’elle va faire ? », s’exclame-t-elle, évoquant une récente vidéo diffusée par des soldats du régime montrant le massacre d’un vieillard tombé entre leurs mains dans une ville reconquise.
Il ne fait pas de doute, pour les patients interrogés, que leurs proches restés en Syrie franchiront la frontière turque en cas d’avancée décisive de l’armée de Damas, quoi qu’il leur en coûte. « Je n’ai aucune confiance dans le régime. Si l’armée arrive, on va escalader le mur », affirme ainsi Ahmet Abdo, 42 ans, traité pour un cancer des intestins, au nom de sa femme et de ses cinq enfants restés à Sarmada. « La Turquie aura deux choix : nous laisser entrer ou nous tuer. »
Dans une telle hypothèse, des centaines de milliers de Syriens pourraient ainsi pénétrer en Turquie, qui en accueille déjà 3,7 millions. Mustafa Özbek, coordinateur médias de l’association humanitaire islamiste turque IHH, évalue à cinq millions la population de l’enclave d’Idlib, station terminus de tous les déplacés fuyant la reconquête progressive par le régime des bastions de l’opposition – Hama, Homs, Ghouta, Alep…
Selon l’activiste, 40 % de cette population est aujourd’hui massée dans 700 camps le long de la frontière turque, l’offensive du régime, lancée en décembre, ayant à elle seule provoqué la fuite de 1,2 million de personnes en moins de trois mois.
Face à cet afflux, les ONG sont débordées. « Les gens ont besoin de tout : de tentes, de vêtements, de nourriture. Ceux qui le peuvent s’installent dans les mosquées, dans les bâtiments publics, dans des stades, dans des vieux bus. On en a même vu qui vivent dans des grottes », relate Selim Tosun, responsable de la communication d’IHH pour ses opérations en Syrie.
« Environ 70 % des déplacés vivent dans des tentes ou des installations de fortune. La plupart sont posées dans des champs, et à la première pluie, il y a de la boue partout », poursuit-il. Ces conditions sont à l’origine de plusieurs décès. Au 26 février, on dénombrait neuf morts de froid, sept victimes d’empoisonnement mortel au monoxyde de carbone et neuf autres d’incendie, indique Fuad Sayed Issa, fondateur de l’organisation humanitaire syrienne Menekse (« Violette »), qui dit redouter aujourd’hui l’arrivée du coronavirus dans les camps.
Le travail des personnels humanitaires est rendu encore plus difficile par les frappes des forces pro-Assad. « Dès que nous ouvrons un centre de réception des déplacés, le régime bombarde la zone et nous sommes obligés de bouger. On ne peut pas rester au même endroit plus d’une semaine », affirme le jeune homme, visiblement épuisé. De la même façon, « la moitié des centres de soins sont hors service. Il doit en rester une trentaine aujourd’hui », ajoute-t-il.
Alors que le bilan mensuel des blessés transférés vers la Turquie se comptait en dizaines avant l’offensive, il se dénombre désormais en centaines, indique un responsable hospitalier turc parlant sous le couvert de l’anonymat et soulignant l’augmentation du nombre de victimes de frappes aériennes. Quelque mille personnes ont ainsi été convoyées vers un des quatre hôpitaux du département turc de Hatay entre le 23 janvier et le 23 février, selon Muhammed Ghazal, directeur du centre d’hébergement de Reyhanli.
Au cœur de cette débâcle humanitaire, les ONG se sont entendues pour donner la priorité au logement, en lançant un projet de construction de 10 000 maisonnettes en briquettes et toit de toile de 24 mètres carrés, pouvant accueillir chacune une famille, pour lesquelles les travaux ont débuté aux abords de la frontière turque au coût unitaire de 360 dollars (325 euros).
Une goutte d’eau dans l’océan des besoins des déplacés d’Idlib, mais les associations n’ont pas les moyens de faire plus. « Les ONG sont prêtes, elles ont la main-d’œuvre et la logistique pour gérer ce flux, mais elles ont besoin d’argent », commente Fuad Sayed Issa. « Les agences de l’ONU disent avoir besoin de 500 millions de dollars (453 millions d’euros) pour couvrir leurs besoins, mais n’avoir reçu que 50 millions. »
Si la communauté internationale échoue à se mobiliser financièrement pour porter secours à la population d’Idlib, « la bombe des réfugiés va exploser, ils vont franchir la frontière », prévient l’activiste.
Une autre condition est cependant indispensable pour désamorcer cette menace et permettre une prise en charge des personnes déplacées : la fin de l’offensive lancée par Damas.
Garante de la sécurité des habitants d’Idlib contre la promesse faite à la Russie et à l’Iran d’un désarmement de ses groupes djihadistes, dont le plus important d’entre eux, Hayat Tahrir al-Cham (HTS, ex-branche d’Al-Qaïda), la Turquie empêche pour l’heure à elle seule l’avancée des troupes d’Assad.
Déjà présente sur le terrain depuis 2018 avec 12 postes militaires d’observation, dont plusieurs sont aujourd’hui encerclés par l’armée syrienne, l’armée turque a déployé dans la zone, au cours des dernières semaines, un nombre important de personnels et d’armements lourds, qui prennent part aux combats.
« Entre l’armée nationale syrienne [principale coalition des forces militaires anti-Assad – ndlr] et l’armée turque, c’est plus que de la coopération, nous combattons comme une même armée. Même les uniformes de nos soldats sont les mêmes », affirme le colonel Fateh Hassoun, qui évalue à plus de 30 000 le nombre de personnels turcs déployés à Idlib. Ancien chef du commandement militaire de Homs, Hassoun, rencontré par Mediapart à Antakya, près de la frontière syrienne, dirige le Front national de libération, une faction de l’ANS revendiquant 1 500 combattants.
La Turquie, résolue à empêcher le déferlement sur son territoire d’une nouvelle vague massive de réfugiés, semble en outre avoir pris en main le commandement militaire de l’enclave syrienne. « Le commandement est turc, admet le colonel. C’est clair, les Syriens sont des partenaires de l’armée turque sur le terrain, pas dans les salles des états-majors. »
La présence turque à Idlib a permis à l’ANS de se renforcer aux dépens du HTS, désormais proche de la dissolution, selon l’officier et un homme d’affaires implanté dans la région, parlant sous le couvert de l’anonymat. Elle a aussi joué un rôle décisif dans la reconquête, jeudi, de la ville stratégique de Saraqib, à l’intersection des autoroutes M4 et M5.
Cette petite victoire a redonné espoir aux habitants d’Idlib. « Le moral est remonté à fond, parce que Saraqib est une ville symbolique », affirme Amr, activiste d’une ONG spécialisée dans l’aide à l’évacuation des civils en danger, contacté par téléphone à Benish, à une douzaine de kilomètres de Saraqib. « La ville est un symbole parce qu’elle a été très active dès les premiers jours de la révolution, qu’elle a été presque entièrement détruite mais qu’elle est restée propre, en réussissant à se débarrasser des terroristes d’Al-Qaïda. »
L’implication directe de la Turquie permettra-t-elle, comme l’espère le colonel Hassoun, un retour aux lignes de démarcation antérieures au début de l’offensive ? Dès jeudi soir, le régime et son allié russe ont démontré de manière cinglante leur détermination à en finir avec Idlib, en bombardant une position turque. Bilan : 34 soldats turcs tués en une seule nuit, portant à 54 le total des victimes militaires turques.
Les médias turcs ont immédiatement fait état de ripostes sanglantes contre l’armée syrienne, mais l’annonce la plus marquante de la nuit a été celle de l’ouverture des frontières occidentales de la Turquie aux réfugiés qui voudraient se rendre en Europe – un message sans équivoque enjoignant aux capitales occidentales d’assumer leurs responsabilités face au drame humain d’Idlib.
Depuis le centre logistique d’IHH à Reyhanli, Mustafa Özbek enfonce le clou. « Si la Turquie ouvre ses portes aux réfugiés d’Idlib, les ONG peuvent les mettre dans des bus et les emmener jusqu’à la frontière européenne », suggère-t-il.