Verónica Gago, CADTM, 27 février 2020
En quel sens le mouvement féministe contemporain – dans la multiplicité des luttes auxquelles il participe et qu’il mène aujourd’hui – exprime-t-il une dynamique anti-néolibérale d’en bas ? Comment initie-t-il des formes politiques nouvelles tout en s’inscrivant dans des généalogies de temporalités discontinues ? Je veux proposer huit thèses qui démontrent sa nouveauté.
1. L’outil de la grève féministe cartographie les nouvelles formes d’exploitation des corps et des territoires dans une perspective à la fois de visibilité et d’insubordination. La grève révèle la composition hétérogène du travail sur un registre féministe, reconnaissant des formes du travail qui ont été historiquement ignorées, montrant leur imbrication actuelle avec une précarisation généralisée et s’appropriant un outil traditionnel de lutte pour le déborder et le réinventer.
La grève internationale a ouvert une perspective féministe sur le travail
La grève internationale a ouvert une perspective féministe sur le travail. Parce que la perspective féministe reconnaît le travail territorial, domestique, reproductif et migrant, elle élargit la notion même de classe ouvrière, d’en bas. Parce que cela part de la reconnaissance du fait que 40% des travailleur·se·s de notre pays sont impliqué·e·s dans divers modes de la soi-disant économie informelle, revendiquée en tant qu’économie populaire. Parce qu’elle rend visible et valorise un travail qui a été historiquement ignoré et dévalué, c’est ainsi que nous affirmons que #ToutesLesFemmesSontDesTravailleuses.
Il existe un élément pourtant plus radical encore : la grève féministe nous place dans un état d’introspection pratique. Comment appelons-nous les expériences de vie et de travail des femmes, des lesbiennes, des personnes trans et travesties ? Déroulant le fil de la question de savoir ce que signifie faire la grève, nous cartographions, de manière concrète, la multiplicité des tâches et des journées de travail intensives et prolongées non rémunérées, mal rémunérées ou rémunérées à l’aulne d’une stricte hiérarchie. Certaines de ces tâches n’avaient pour ainsi dire pas même de noms, d’autres en possédaient de rabaissant.
La grève féministe est renforcée du fait de son impossibilité : les femmes qui ne peuvent pas faire grève mais le voudraient ; celles qui ne peuvent pas même s’arrêter de travailler une journée et se rebellent contre l’épuisement ; celles qui pensaient impossible de faire grève sans autorisation des hiérarchies syndicales et qui pourtant ont appelé à la grève ; celles qui ont imaginé qu’il était possible de faire grève contre les agrotoxines et la finance. Toutes ces femmes et chacune de nous avons repoussé les frontières de la grève. À la conjonction de l’impossibilité et du désir, un imaginaire radical émerge de la multiplicité des formes de la grève féministe, la déplaçant vers des lieux inattendus, et déplaçant l’impossibilité et le désir dans sa capacité à inclure des expériences vitales, et l’être est réinventé par des corps désobéissants au travail et ce qui est reconnu comme tel.
Avec la grève, nous avons rendu visible le différentiel d’exploitation qui caractérise le travail féminisé, en d’autres termes, la subordination spécifique impliquée par le travail communautaire, avoisinant, migrant et reproductif, et nous avons montré comment sa subordination est liée à la vie de tous les jours. Nous avons montré qu’il y a une limite concrète où commence ce différentiel : la reproduction de la vie, à partir de sa méticuleuse et constante organisation exploitée par le capital en tant qu’obligation, gratuite ou mal payée. Mais nous sommes allées plus loin encore : à partir de la reproduction – historiquement niée, subordonnée et inscrite dans les processus de domestication et de colonisation – nous avons construit des catégories pour repenser le travail salarié, syndiqué ou non, traversé par des niveaux toujours plus élevés de précarisation.
En reliant tous les modes de production de la valeur (ainsi que d’exploitation et d’extraction), nous avons cartographié l’imbrication concrète entre les violences patriarcale, coloniale et capitaliste. Ceci montre, encore une fois, que le mouvement féministe n’est pas extérieur à la question de la classe, même s’il est souvent présenté comme tel. Elle ne peut pas non plus être séparée de la question de la race. Il n’est pas possible « d’isoler » le féminisme de ces tissus où s’inscrit le combat contre les formes renouvelées d’exploitation, d’extraction, d’oppression et de domination. Le féminisme, en tant que mouvement, montre le caractère historique de la classe tout comme l’exclusion systématique de tou·te·s celles et ceux qui ne sont pas considéré·e·s comme des travailleurs blancs. Par conséquent, il ne peut y avoir de classe qui ne comprenne la racialisation. De cette façon, il devient clair à quel point formes narratives et organisationnelles sont des modes de subordination systématique du travail féminisé et migrant et, en tant que tels, les pierres angulaires de la division sexuelle et raciale du travail.
2. Avec la grève, nous
avons produit une nouvelle compréhension de la violence : nous avons
échappé au confinement à la sphère limitée de la violence domestique en la
reliant à la violence économique, du travail, institutionnelle, policière,
raciste et coloniale. De cette façon, la relation organique entre la violence
sexiste et féminicide et la forme actuelle d’accumulation du capital devient
claire. Le caractère anticapitaliste, anticolonial et anti-patriarcal du
mouvement féministe vient de l’élaboration et de la diffusion de cette analyse
concrète.
La grève produit simultanément un point de vue qui va de la résistance à l’expropriation, à l’insubordination au travail, et à la désobéissance financière.
Ceci nous permet d’analyser la relation entre les conflits territoriaux contre les initiatives néo-extractivistes et la violence sexuelle ; le nexus qu’il y a entre le harcèlement et les relations de pouvoir sur les lieux de travail ; ainsi que la manière dont l’exploitation de la main-d’œuvre migrante et féminisée se combine avec l’extraction de la valeur par la finance ; le pillage des infrastructures publiques dans les quartiers et la spéculation immobilière (formelle et informelle) ; la situation de l’avortement clandestin et la criminalisation des communautés autochtones et noires. Toutes ces formes de violence ont pour butin de guerre le corps des femmes et les corps féminisés. Ce lien entre la violence de la dépossession et la violence sexuelle n’est pas seulement analytique : il est pratiqué comme une élaboration collective pour comprendre les relations de subordination et d’exploitation dans lesquelles les féminicides sont rendus intelligibles, ainsi que pour définir une stratégie d’organisation et d’autodéfense. En ce sens, le mouvement féministe pratique une pédagogie populaire à travers une interprétation qui relie la violence et l’oppression et le fait à partir du lieu de mépris des deux. Sur ce point, échapper au récit totalisant de la victimisation, c’est ce qui permet à l’interprétation de la violence d’éviter d’être traduite par un langage pacifié ou de deuil pur et de lamentation. Il rejette également les réponses institutionnelles qui renforcent l’isolement de ces problèmes et qui cherchent à les résoudre par le biais d’un nouvel organisme ou programme gouvernemental. Les instruments institutionnels peuvent être importants tant qu’ils ne font pas partie d’une tutelle qui codifie la victimisation et enclos la violence en tant qu’exclusivement domestique. L’interprétation de l’intersectionnalité de la violence rendue possible par la grève créé un nouveau site d’énonciation, d’ouverture, de construction et d’élargissement des horizons organisationnels du mouvement. La vaste carte que cela nous a permis de tracer élargit notre point de vue et va aux racines des liens entre le patriarcat, le capitalisme et le colonialisme, le transformant en construction d’une intelligence commune.
3. Le mouvement féministe
actuel se caractérise par deux dynamiques uniques : la combinaison de la
massivité et de la radicalité. Il y parvient car il construit de la proximité
entre des luttes très différentes. Il invente et cultive ainsi un mode de
transversalité politique.
Le mouvement féministe actuel se caractérise par la combinaison de la massivité et de la radicalité
Le féminisme rend explicite une chose qui ne l’était pas de façon évidente : que personne ne manque de territoire, réfutant ainsi l’illusion métaphysique de l’individu·e isolé·e. Nous sommes tou·te·s situé·e·s et, dans ce sens également, le corps peut commencer d’être perçu comme un territoire corporel. Le féminisme cesse d’être une pratique externe liée aux « autres » et plutôt est considéré comme un principe interprétatif pour comprendre les conflits en chaque territoire (domestique, affectif, du travail, migrant, artistique, campesino, urbain, marché, territoires communautaires et ainsi de suite). Ceci permet à un féminisme de masse intergénérationnel de se déployer, car il est approprié en des espaces et des expériences extrêmement divers.
Comment cette composition, que nous pouvons qualifier de transversale, est-elle produite ? En partant des liens entre les luttes. Mais le réseau construit entre diverses luttes n’est ni spontané ni naturel. Au contraire, en ce qui concerne le féminisme, l’inverse a longtemps été vrai : le féminisme était compris dans sa variante institutionnelle et/ou académique, mais historiquement dissocié des processus de confluence populaire. Il existe des lignes généalogiques fondamentales qui ont rendu possible l’expansion actuelle. On peut en retracer quatre en Argentine : l’histoire des luttes pour les droits humains depuis les années 1970, menées par les Mères et Grand-mères de la Place de Mai ; les plus de trois décennies du Rassemblement National des Femmes (à présent le Rassemblement Plurinational des Femmes, des Lesbiennes, des personnes Trans et Travesties) ; l’émergence du mouvement piquetero, qui a également connu un quorum féminisé lors de l’affrontement de la crise sociale du début du XXe siècle ; et une longue histoire de mouvements de dissidences sexuelles, allant de l’héritage du Front de libération homosexuel (Frente de Liberación Homosexual) dans les années 1970 au militantisme lesbien pour un accès autonome à l’avortement à l’activisme trans, travesti, intersexuel et transgenre qui a révolutionné les corps et les subjectivités du féminisme contre les limites biologisantes.
La transversalité réalisée par l’organisation de la grève actualise ces lignes historiques et les projette dans un féminisme des masses, enraciné dans les luttes concrètes des travailleur·se·s de l’économie populaire, des migrant·e·s, des coopératives, des femmes défendant leurs territoires, des travailleur·e·s précaires, des nouvelles générations de dissidences sexuelles, les femmes au foyer qui refusent l’enfermement, celles qui luttent pour le droit à l’avortement engagées dans une large lutte pour l’autonomie corporelle, les étudiant·e·s mobilisé·e·s, les femmes dénonçant les agrotoxines et les travailleu·r·se·s du sexe. La grève féministe crée un horizon commun en termes organisationnels, et cet horizon fonctionne comme un catalyseur pratique.
Il est puissant comment, en intégrant cette multiplicité de conflits, la dimension de masse est redéfinie à partir de pratiques et de luttes historiquement définies comme « minoritaires ». L’opposition entre le minoritaire et le majoritaire est ainsi déplacée : le minoritaire prend l’échelle de la masse comme vecteur de radicalisation au sein d’une composition qui ne cesse de s’étendre. Ceci remet en cause le mécanisme néolibéral de la reconnaissance des minorités et la pacification de la différence.
Cette transversalité politique se nourrit depuis les divers territoires en conflit et construit un affect commun des problèmes qui tendent à être vécus individuellement, de même qu’une compréhension politique des différentes formes de violence qui tendent à être encloses dans l’espace domestique. Ceci complique une certaine idée de solidarité qui suppose un niveau d’extériorité qui établit la distance de respect par rapport aux autres. La transversalité privilégie une politique de construction de proximité et d’alliances sans ignorer les différences d’intensité entre les conflits.
4. Le mouvement féministe
déploie une nouvelle critique de l’économie politique. Il inclut une
dénonciation radicale des conditions contemporaines de valorisation du capital
et, par conséquent, actualise la notion d’exploitation. Il le fait en
élargissant ce qui est généralement compris comme l’économie.
En Argentine en particulier, il existe l’opportunité d’une nouvelle critique de l’économie politique. Ceci grâce à la rencontre pratique entre les économies populaire et féministe. Les économies populaires en tant que réseaux reproductifs et productifs expriment une accumulation de luttes qui ont ouvert à l’imagination de la grève féministe. C’est pourquoi en Argentine la grève féministe parvient à déployer, problématiser et valoriser une multiplicité de tâches sur la base d’une cartographie du travail suivant un registre féministe, en tant qu’elle est liée à une généalogie piquetero qui a problématisé le travail salarié et les formes d’« inclusion ». Ce sont ces expériences qui sont à l’origine des économies populaires et qui persistent comme un élément insurgé convoqué à nouveau par les féminismes populaires.
La dynamique d’organisation des grèves féministes déclenche deux processus dans les économies populaires. D’une part, la politisation des sphères de reproduction au-delà du foyer fonctionne comme un espace concret pour élaborer l’expansion du travail qui est valorisé par la grève. D’autre part, une perspective féministe sur ces tâches permet de mettre en évidence les mandats patriarcaux et coloniaux qui les naturalisent, et donc, permettent de déployer à partir d’elles des logiques d’exploitation et d’extraction.
La grève féministe, en initiant une lecture basée sur le fait de défier l’inscription des tâches reproductives en termes familiaux, conteste l’augmentation morale permanente imposée par les subventions sociales et produit une intersection entre l’économie féministe et l’économie populaire qui radicalise les deux expériences.
À travers la grève, le mouvement féministe produit des figures de subjectivation (trajectoires, formes de coopération, modes de vie) qui échappent à la binarité néolibérale qui oppose les victimes aux entrepreneurs de soi (même dans le pseudo langage du genre qui parle d’« empuissancement » entrepreneurial). Les féminismes sont devenus anti-néolibéraux en prenant la responsabilité de l’organisation collective contre la souffrance individuelle et en dénonçant des politiques systématiques de dépossession.
Le mouvement féministe actuel propose une caractérisation précise du néolibéralisme et ouvre ainsi l’horizon de ce que nous appelons une politique anti-néolibérale. En raison du type de conflits qu’il cartographie, rend visible et mobilise, une notion complexe du néolibéralisme se déploie qui ne se réduit pas à la binarité de l’État contre le marché. Au contraire, les luttes féministes pointent le lien entre la logique d’extraction du capital et son imbrication avec les politiques étatiques, déterminant comment la valeur est exploitée et extraite de certains territoires corporels. La perspective de l’économie féministe qui de là émerge est donc anticapitaliste.
5. Le mouvement féministe
prend les rues et construit en assemblées, il tisse la puissance et les
territoires et élabore des interprétations de la conjoncture : il produit
un contre-pouvoir qui articule une dynamique de réalisation des droits avec un
horizon radical. Ainsi, il démantèle le binarisme entre réforme ou révolution.
Le mouvement féministe produit un contre-pouvoir et démantèle le binarisme entre réforme ou révolution
Avec la grève, le mouvement féministe construit une force commune contre la précarisation, l’austérité, les licenciements et la violence qu’ils impliquent. Ci-dessus, nous avons souligné l’élément anti-néolibéral de la grève (remettant en cause la rationalité du marché comme ordre du monde), affirmant sa nature de classe (c’est-à-dire qui ne naturalise pas ou ne minimise pas le problème de l’exploitation), et son caractère anti-colonial et anti-patriarcal (car il dénonce et défie l’exploitation spécifique du capitalisme contre les femmes et les corps féminisés et racisés). Cette dynamique est essentielle : elle produit une intersection pratique entre la race, la classe et le sexe, et elle génère une autre rationalité pour analyser la conjoncture. Ceci signifie que les débats parlementaires (affirmant qu’il n’y a pas de droit ou de force de loi qui ne soit d’abord formulé par la protestation sociale) et la radicalisation de l’organisation populaire des féminismes résistent à être réduits à un « quota » ou à un « secteur ».
Cette dynamique du mouvement féministe est double : elle construit sa propre institutionnalité (réseaux autonomes) et, en même temps, elle interpole l’institutionnalité existante. Elle crée à son tour une temporalité stratégique qui agit simultanément dans le présent avec ce qui existe et avec ce qui existe aussi dans le présent mais comme virtualité, comme possibilité encore ouverte, non encore réalisée. Le mouvement féministe n’épuise pas ses revendications ou ses luttes dans l’horizon de l’État, même s’il n’ignore pas ce champ d’action, il ne croit décidément pas que l’État soit le lieu où la violence peut être résolue. Il s’agit d’une dimension utopique, qui a néanmoins une efficacité dans le présent et non pas dans le report d’un objectif final futur et lointain. Par conséquent, la dimension utopique parvient également à opérer au milieu des contradictions existantes sans attendre l’apparition de sujets pleinement libérés ou d’idéales conditions de luttes, ni sans faire confiance à un espace unique qui totalise la transformation sociale. En ce sens, le mouvement féministe fait appel à la puissance, la potencia, de la rupture contenue dans chaque action, et ne limite pas la rupture à un moment final spectaculaire d’une accumulation strictement évolutive.
Ceci, encore une fois, est lié à la puissance, la potencia, de la transversalité, qui croît en raison de la façon dont l’activisme féministe est devenu une force disponible mise en jeu en différents espaces de lutte et de vie. De cette façon, il va à l’encontre de la « sectorisation » du soi-disant agenda du genre et à l’infantilisation de ses pratiques politiques. En d’autres termes, la transversalité n’est pas seulement une forme de coordination, mais aussi une capacité à faire du féminisme sa propre force en chaque lieu, sans limitation à une logique d’exigences spécifiques. Cela n’est pas facile à maintenir car cela implique le travail quotidien du tissage, de la conversation, des traductions, et des extensions des discussions, des essais et des erreurs. Mais ce qui est le plus puissant aujourd’hui, c’est que cette transversalité est ressentie comme un besoin et un désir d’ouvrir une temporalité de la révolution ici et maintenant.
6. Le féminisme
contemporain tisse un nouvel internationalisme. Ce n’est pas une structure qui
rend abstraites les luttes et homogènes pour les amener à un plan
« supérieur ». Il est perçu, au contraire, comme une force concrète
en chaque lieu. Il conduit une dynamique transnationale fondée sur des
trajectoires et des corps situés. Le mouvement féministe s’exprime donc comme
une force coordonnée de déstabilisation globale dont la puissance, notamment,
est enracinée et émerge du Sud.
Le féminisme contemporain est un internationalisme basé sur des territoires en lutte. C’est ce qui rend sa construction plus complexe et polyphonique : il comprend de plus en plus de territoires et de langues. Il ne dépend pas du cadre de l’État-nation et déborde donc déjà le nom d’« internationalisme ». Plutôt qu’international, il est transnational et plurinational. Parce qu’il reconnaît d’autres géographies et trace d’autres cartes d’alliance, de rencontre et de convergence. Parce qu’il inclut une critique radicale des enclosures nationales qui cherchent à limiter nos luttes, parce qu’il est connecté en fonction des trajectoires des migrant·e·s et parce qu’il aborde des paysages qui recombinent des éléments urbains, suburbains, campesino, indigènes, des quartiers et des communautés, et donc des temporalités multiples qui y sont repliées.
Le transnationalisme féministe implique une critique des avancées néocoloniales sur les territoires du corps. Il dénonce différentes formes d’extractivisme et démontre leur lien avec l’augmentation de la violence sexiste et des formes d’exploitation par le travail qui prennent la maquila comme scène emblématique sur ce continent.
La grève féministe construit un réseau transnational imparable car elle cartographie, à contre-courant, le marché mondial qui organise l’accumulation de capital. Cependant, ces liens transnationaux ne sont pas organisés selon un calendrier de réunions de grandes agences au service du capital. Basé sur la grève féministe, le mouvement adopte la forme d’un coordinateur d’une part, et d’un comité d’autre part, de la rencontre des luttes dans l’ici et maintenant des initiatives qui brisent et franchissent les frontières. C’est un transnationalisme qui a porté le motif global de la grève et ainsi forgé un nouveau type de coordination : « si nous nous arrêtons, nous arrêtons le monde ».
La force de déstabilisation est globale car elle existe d’abord dans chaque foyer, chaque relation, chaque territoire, chaque assemblée, chaque université, chaque usine, chaque marché. En ce sens, c’est l’inverse d’une longue tradition internationaliste qui organise d’en haut, unifie et donne « cohérence » aux luttes en fonction de leur inscription dans un programme.
La dimension transnationale compose le collectif comme une enquête : elle se présente à la fois comme une auto-éducation et comme un désir d’articulation avec des expériences qui au début ne sont pas proches. C’est tout à fait différent de considérer la coordination collective comme une exigence morale à priori ou abstraite. Le féminisme dans les quartiers, les chambres ou les ménages n’est pas moins internationaliste que le féminisme dans les rues ou les rencontres régionales, ce qui lui confère sa puissante politique de lieu. Elle vient de sa non-disjonction, de sa manière de faire de l’internationalisme une politique d’enracinement et d’ouverture des territoires à des connexions inattendues.
7. La réponse globale à la
force féministe transnationale est organisée comme une triple
contre-offensive : militaire, économique et religieuse. Ceci explique pourquoi
le néolibéralisme a désormais besoin de politiques conservatrices pour
stabiliser son mode de gouvernement.
Le fascisme que nous voyons au niveau régional et global est réactionnaire : une réponse à la force déployée par le mouvement féministe transnational. Les féminismes qui sont descendus dans les rues ces dernières années pour former une force capillaire concrète dans toutes les relations et les sphères sociales ont remis en question la subordination du travail reproductif et féminisé, la persécution des économies migrantes, la naturalisation des abus sexuels comme moyen de disciplinarisation d’une main-d’œuvre précaire, la norme hétéro-familiale comme refuge contre cette même précarité, l’isolement domestique comme lieu de soumission et d’invisibilité, la criminalisation de l’avortement et des pratiques de souveraineté sur le corps, et l’empoisonnement et la dépossession des communautés par les entreprises en coopération avec l’État. Chacune de ces pratiques de questionnement a fait trembler la normalité de l’obéissance, bousculant sa reproduction quotidienne et routinière.
La grève féministe tissée comme un processus politique a ouvert une temporalité de la révolte. Elle s’est développée comme un désir révolutionnaire. Elle n’a laissé aucun espace insensible à la vague d’insubordination et de remise en cause.
Désormais, le néolibéralisme doit s’allier aux forces conservatrices réactionnaires car la déstabilisation des autorités patriarcales met en péril l’accumulation de capital. On pourrait le dire ainsi : le capital est bien conscient de son besoin d’articulation avec le colonialisme et le patriarcat pour se reproduire comme une relation d’obéissance. Une fois que l’usine et la famille hétéro-patriarcale ne peuvent plus maintenir la discipline et une fois que le contrôle sécurisé est défié par les formes féministes de gestion de l’interdépendance aux époques de la précarité existentielle, la contre-offensive s’intensifie. Et nous voyons très clairement pourquoi le néolibéralisme et le conservatisme partagent les mêmes objectifs stratégiques de normalisation.
Puisque le mouvement féministe politise la crise de la reproduction sociale d’une manière nouvelle et radicale comme crise à la fois civilisationnelle et crise de la structure patriarcale de la société, l’impulsion fasciste lancée pour la contrer propose des économies d’obéissance dans le but de gérer la crise. Que ce soit par des fondamentalismes religieux ou la construction paranoïaque de nouveaux ennemis internes, nous assistons à des tentatives de terroriser les forces de déstabilisation ancrées dans un féminisme qui a traversé les frontières.
8. Le mouvement féministe
confronte aujourd’hui l’image la plus abstraite du capital : le capital
financier, précisément la forme de domination qui semble rendre impossible
l’antagonisme. En confrontant la financiarisation de la vie, celle qui se
produit lorsque l’acte même de vivre « produit » de la dette,
le mouvement féministe initie une lutte contre les nouvelles formes
d’exploitation et d’extraction de la valeur.
La grève féministe crie : nous nous voulons vivantes, libres et sans dette !
La dette apparaît comme une image « inversée » de la productivité de notre force de travail, de notre potencia vitale, et de la politisation (valorisation) des tâches reproductives. La grève féministe crie « nous nous voulons vivantes, libres et sans dette ! » rendant la finance visible comme un conflit et ainsi défendant notre autonomie. Il faut comprendre l’endettement de masse qui a pris racine dans les économies populaires féminisées et dans les économies nationales comme une « contre-révolution » quotidienne, comme une opération sur le terrain même où les féminismes ont tout bousculé.
En prenant la finance comme terrain de lutte contre l’appauvrissement généralisé, le mouvement féministe pratique une contre-pédagogie à l’égard de la violence de la finance et des formulations abstraites de l’exploitation des corps et des territoires.
Ajouter la dimension financière à nos luttes nous permet de cartographier les flux de la dette et de compléter la carte de l’exploitation sous ses formes les plus dynamiques, polyvalentes et apparemment « invisibles ». Comprendre comment la dette extrait la valeur des économies nationales, des économies non rémunérées et des économies historiquement considérées comme non productives, nous permet de voir les appareils financiers comme de véritables mécanismes de colonisation de la reproduction de la vie. Il nous permet également de comprendre la dette comme un appareil privilégié de blanchiment des flux illicites et, par conséquent, de comprendre le lien entre les économies légales et illégales et l’augmentation des moyens de violence directe contre les territoires. Ce que la dette recherche, c’est précisément une « économie d’obéissance » au service des secteurs du capital les plus concentrés, au sein de laquelle la charité est utilisée pour dépolitiser l’accès aux ressources. Tout cela nous donne, encore une fois, des possibilités plus larges et plus complexes d’interpréter les multiples formes de violence qui revendiquent les corps féminisés comme de nouveaux territoires de conquête. Une réponse féministe au mécanisme de la dette est nécessaire, qui agit contre le mécanisme de la culpabilité entretenu par la morale hétéropatriarcale et l’exploitation de nos forces vitales.