Bernard Duterme/ CETRI- Centre Tricontinental, 10 janvier 2018
À Mexico, l’incrédulité prévaut toujours : l’indigène nahua María de Jesús Patricio Martínez, désignée porte-parole du mouvement indien mexicain en mai 2017, est candidate à la présidence de la République ! Si cette candidature de « Marichuy » – comme on la surnomme là-bas – est à la fois historique, symbolique et politique, les obstacles encore à franchir le sont aussi.
Précisons d’emblée : pour que Marichuy puisse effectivement figurer sur les bulletins de vote lors du scrutin présidentiel de juillet prochain, quelque 870 000 signatures de soutien de citoyens résidant dans au moins 17 des 32 États que compte le Mexique fédéral devront avoir été transmises à l’Institut national électoral (INE) pour le 19 février au plus tard. À ce stade, seul l’enregistrement de sa pré-candidature a été obtenu. Celle-ci n’en reste pas moins historique car totalement inédite, mais aussi parce qu’elle plonge ses racines dans l’histoire du pays. Une histoire de discrimination, d’exploitation et de marginalisation de ses premiers habitants, les peuples amérindiens.
Célébrées dans les musées anthropologiques ou par l’industrie touristique, les cultures indigènes mexicaines contemporaines sont ignorées dans la réalité de la vie quotidienne, voire reléguées ou étouffées. Une soixantaine d’ethnies différentes compose pourtant toujours la société nationale – 15 millions de Mayas, d’Otomis, de Zapotèques, de Totonaques, de Huastèques, de Mazatèques, de Nahuas, de Mixtèques… qui font du Mexique, en termes absolus, le pays le plus indigène du continent –, mais force est de reconnaître que ces peuples demeurent les plus mal lotis sur la plupart des indicateurs sociaux, éducatifs et sanitaires.
Symbolique, la candidature de Marichuy l’est aussi. Parce qu’au pays du machisme et du racisme, présenter une femme indienne à la magistrature suprême, c’est d’abord un geste fort. Un coup d’éclat, mêlant audace et opiniâtreté. Et c’est aussi, pour la rébellion zapatiste du Chiapas qui a lancé l’idée et pour le Congrès national indigène (CNI) qui l’a portée, non pas l’expression d’une volonté de s’inscrire dans la lutte classique pour le pouvoir, mais avant tout la manifestation d’une quête de visibilité pour la cause du « Mexique d’en bas », des oubliés du grand marché nord-américain, de la première puissance commerciale d’Amérique latine, du « Mexique d’en haut ».
Mais la démarche du CNI est aussi politique, résolument « anticapitaliste », en lutte contre ces « mégaprojets de développement » – miniers, pétroliers, gaziers, touristiques, aéroportuaires… – qui déchirent les forêts, entaillent les territoires, dépouillent les communautés, polluent l’environnement, et qui participent de cette poussée « extractiviste » qui a boosté les économies du continent latino-américain depuis le début du siècle. Et dont les peuples indigènes ont au mieux été les spectateurs passifs, sans ou avec leur aval… forcé. La candidature de Marichuy dénonce le « mal gobierno » (mauvais gouvernement), « l’hydre capitaliste », la « dépossession faite système », et plaide pour « un monde où trouvent leur place de nombreux mondes », « égaux et différents ». « Nunca más un México sin nosotros », scandent ses sympathisants.
En face, les obstacles se multiplient et, eux aussi, sont d’ordre historique, symbolique et politique. « Une fille de paysan indien candidate à la présidence ? Soyons sérieux ! », « Cette femme ressemble à notre ‘bonne à tout faire’ ! » pouvait-on lire sur la twittosphère nationale au lendemain de l’enregistrement de sa pré-candidature à l’INE. Si l’indifférence domine dans le grand public et si l’intérêt affleure dans les régions indigènes, les cercles militants et le milieu universitaire, l’incrédulité, l’hostilité et les entraves du reste de la société mexicaine n’ont cessé de se manifester. De la part de cette banque par exemple – la HSBC – qui a refusé à Marichuy l’ouverture du compte dont elle avait besoin pour réunir les prérequis administratifs de son inscription.
De la part de l’INE surtout, dont le système numérique de collecte des signatures de soutien ostracise de facto – par sa technicité et ses défaillances – les régions reculées, les communautés sans connexion internet, les populations mal informées ou peu équipées. « Le téléphone portable nécessaire à l’enregistrement de l’identité des signataires coûte à lui seul trois salaires minimums mensuels », dénonce l’association « Llegó la Hora del Florecimiento de los Pueblos », composée de personnalités académiques et culturelles sympathisantes de la rébellion zapatiste. Si cette dernière a déjà fait la preuve par le passé de sa capacité à mobiliser plus d’un million de concitoyens lors de ses grandes « consultations », la tâche est plus ardue cette fois. Une quarantaine de pré-candidatures « indépendantes » (non affiliées à un parti politique, ou ex-affiliées…) se dispute l’électeur, qui ne peut donner sa signature qu’une seule fois.
Cette avalanche de candidats indépendants, autorisée par une réforme constitutionnelle de 2012, est perçue comme le résultat d’une stratégie du parti au pouvoir (le Parti révolutionnaire institutionnel) visant à fragmenter l’opposition. La candidature de Marichuy elle-même est stigmatisée, au nom du « vote utile », par les sympathisants du candidat « progressiste » le plus en vue, Andrés Manuel Lopez Obrador, leader du Mouvement de régénération nationale, en tête des sondages à 7 mois de l’élection présidentielle…
Quoi qu’il advienne, le principal défi politique à relever par la porte-parole nahua des exclus du capitalisme mexicain sera de rendre une « centralité » à la question indigène, à la fracture sociale et à l’urgence environnementale. Peine perdue sans doute, tant la corruption, le narcotrafic, la violence et l’impunité saturent le panorama national et minent l’agenda du pouvoir, sur fond de bras de fer libre-échangiste/protectionniste avec les États-Unis du président Trump.