Nevine El Nossery, 18 avril 2021
Nawal El Saadawi, éminente féministe égyptienne, s’est éteinte le 21 mars 2021 (premier jour du printemps qui coïncide avec le jour de la fête des mères dans le monde arabe), laissant derrière elle un héritage intellectuel immense. Militante tenace, elle a longuement plaidé pour un féminisme socialiste et intersectionnel et qui se dresse avec force contre ce qu’elle a appelé le « patriarcat capitaliste ». Plus récemment, elle a participé aux soulèvements qui avaient eu lieu sur la place Tahrir en Égypte depuis 2011 et a été alors saluée comme étant « la mère de la révolution », réitérant une fois de plus la nécessité de veiller à ce que les femmes soient au cœur de la révolution.
Ayant très souvent abordé des sujets tabous et controversés, El Saadawi s’est value beaucoup de critiques, voire des attaques virulentes dans le monde arabe, alors que ces mêmes idées lui ont accordé des louanges souvent démesurées en Amérique du Nord et en Europe. Or cette réception équivoque reflète nécessairement l’importance du contexte à partir duquel elle a introduit et défendu ses pensées et qui ont parfois été jugées comme limitatives, voire répressives, en comparant par exemple leur portée dans le contexte de nos luttes aujourd’hui, liées surtout à la race, la religion ou le genre. Si Nawal El Saadawi a inspiré et continuera à marquer les générations futures avec ses positions aussi bien courageuses que perspicaces, elle a aussi affiché, et à titre illustratif, des idées islamophobes, reprochant publiquement aux femmes musulmanes portant le voile de nuire à la cause de la libération des femmes. Elle a par ailleurs négligé d’intégrer les luttes queer dans ses débats émancipateurs.
Ayant été invitée à écrire une réflexion personnelle sur Nawal El Saadawi pour le journal d’Alternatives, je me retrouve dans une situation ambivalente, tant au niveau ontologique qu’intellectuel. D’origine égyptienne et vivant depuis presque 25 ans en Amérique du Nord (8 ans passés à Montréal, 13 ans aux États-Unis, avec un intervalle de 4 ans en Égypte), on me pose très souvent des questions qui portent sur ma situation de l’entre-deux cultures, interpellant ce tiers-espace que j’habite et qui m’habite depuis longtemps : d’où suis-je originairement (ou pour être plus politiquement correct : d’où vient cet accent si charmant) ? Comment ma vie en Égypte a-t-elle été assurément différente, voire plus difficile que ma vie en Occident (avec un ton assertif plutôt qu’interrogatif) ? Et surtout comment ai-je nécessairement changé, appréciant – en tant que femme arabe musulmane – la liberté et surtout le sens de la sécurité que m’offrait l’Occident (m’inspirant ici du titre emblématique de l’article de Lila Abu-Lughod « Do Muslim women really need saving ?», 2002) ? Or pour satisfaire l’horizon d’attente de mon interlocuteur, je me suis toujours sentie encline à confirmer que j’avais effectivement profité de cette occasion si unique que m’octroyait la culture nord-américaine, mais en revanche il fallait quand même et surtout, que je préserve quelques couleurs orientales à cet aura, ou comme l’a bien dit Edward Said cette altérisation (« othering », Orientalism, 1978) que je m’inventais et qu’on me prescrivait, pour soi-disant amortir le choc civilisationnel.
Depuis presque trente ans maintenant, comme chercheure et professeure dans des universités nord-américaines, j’enseigne des cours variés, souvent focalisés sur la production artistique des femmes dans les cultures francophones et moyen-orientales. A travers les œuvres d’Assia Djebar, Fatou Diome, Maryse Condé, Etel Adnan, Liana Badr, Ahdaf Soueif, mais aussi les films de Moufida Tlatli, Anne Marie Jacir et Haifaa al-Mansour, et les artistes comme Bahia Shehab et Héla Ammar, entre autres, j’emmène mes étudiants dans des contrées qui leur sont étrangères, voire insolites, leur montrant différentes façons de vivre et même de rêver, et surtout les introduisant à la poétique de la relation (cf. Edouard Glissant). Étudier des cultures étrangères élargit leurs horizons de réflexion et surtout leur permet de remettre en question les stéréotypes qu’ils tiennent pour acquis. Si ma positionalité en tant que femme, arabe, musulmane ouvre des possibilités de voir le monde autrement, elle pose souvent le danger de ne me percevoir que comme porte-parole de LA femme arabe musulmane…
Si cette introduction portant sur mon expérience personnelle a pour but de mettre en évidence les horizons d’attente que nous, les femmes arabes, incitons, elle me permet aussi de bien situer ce débat par rapport à Nawal El Saadawi. Quelques années auparavant, j’avais choisi d’enseigner pour la première fois son roman, Femme au degré zéro (1975), à mes étudiants de premier cycle à l’University of Wisconsin-Madison où j’enseigne depuis 2007. Le roman porte sur la condition des femmes arabes, à travers l’histoire de Ferdaous, jeune femme appartenant à la classe moyenne et victime d’abus sexuels systématiques, et qui finit par être exécutée par l’État pour avoir tué son proxénète. En revanche, le roman est aussi et surtout une réflexion plus générale sur les différentes formes d’oppression que subissent aussi bien les femmes que les hommes, et le rôle que joue la religion et surtout l’interprétation monolithique de la religion comme facteur de subordination. En dépit de mes efforts pour présenter le contexte historique des années 1970 et les séquelles du colonialisme dans le monde arabe, mais aussi la montée des exploitations capitalistes dans le monde entier, pour mes étudiants le roman n’avait que consolidé les stéréotypes qu’ils avaient déjà construits sur la subjugation de la femme arabe musulmane, l’imposition du voile dans ces sociétés dites arriérées, et surtout la tradition de la mutilation génitale féminine.
Si les idées de Saadawi sont souvent, comme je l’ai souligné précédemment, controversées, sa réception aussi bien dans le monde arabe qu’en Occident se trouve ambivalente, une réception que je qualifierai de dédoublée. Rappelons que dans le monde arabe, et bien qu’elle ait été applaudie par les intellectuels, les académiciens et une grande partie de la société dite ‘éclairée’, El Saadawi a été par ailleurs largement et durement critiquée pour ses idées radicales et souvent disputées.[1] À titre d’exemple, elle considérait que le voile et le niqab sont des signes d’oppression de la femme, même si en principe elle n’était pas nécessairement contre l’islam en tant que religion, mais plutôt contre la manière dont les institutions politiques, les structures de pouvoir et le patriarcat recourent faussement et malicieusement à la religion et la déforment, afin de dominer non seulement les femmes, mais aussi toute la société. Elle affirme dans son livre La face cachée d’Ève que la religion est « une institution utilisée par ceux qui gouvernent pour asservir ceux qui sont gouvernés […] C’est pourquoi dans toute société il est impossible de séparer le religieux du politique. » (78) D’autant plus que ses hostilités envers l’islam politique lui ont valu plusieurs menaces de mort de la part des islamistes radicaux. S’il s’agit là de positions extrémistes, d’autres l’accusent d’avoir utilisé des discours conservateurs comme représentatifs de la société arabe entière. Des adversaires lui ont également reproché ses positions féministes “radicales”, allant jusqu’à l’accuser d’être à la solde du féminisme occidental et de vouloir occidentaliser les valeurs culturelles arabes et égyptiennes, renforçant davantage les stéréotypes sur les femmes arabes. Plus récemment, certains critiques refusaient de la considérer comme militante politique, affirmant qu’elle avait nuit aux causes du peuple, en citant par exemple certaines de ses opinions politiques récentes dans lesquelles elle avait défendu le président Abdel Fattah El-Sissi, malgré les accusations de violation des droits humains qui pèsent contre lui. À l’extérieur du monde arabe, elle est considérée comme étant sans reproche. Non seulement elle est populaire, mais on en fait d’elle la représentante par excellence de l’écrivain arabe. D’ailleurs, elle est l’un des écrivains arabes (hommes et femmes inclus) les plus traduits et publiés dans toutes les langues (même les livres qui ont été bannis dans le monde arabe). D’autant plus que ses livres sont beaucoup enseignés dans les universités étrangères, surtout aux États-Unis. Quant à son œuvre fictionnelle, El Saadawi s’est value plus de louange dans le monde occidental plus que dans les pays arabes, qualifiant ses romans comme « faibles » et ses personnages comme superficiels.
Si la réception de Nawal El Saadawi divise le monde arabe et occidental, il n’en demeure pas moins que l’immense richesse de son œuvre est indéniable. Avec la parution de son premier livre en 1972, Les femmes et le sexe, où elle condamne les violences commises contre le corps des femmes, notamment les crimes d’honneur et les mutilations génitales, El Saadawi est devenue une référence en matière de féminisme. Brisant tous les tabous autour de la sexualité des femmes, elle a maintenu des positions idéologiques consistantes tout au long de sa vie ; ses critiques n’épargnant ni les Arabes ni les occidentaux. A titre illustratif, elle a toujours proclamé que le monde arabe avait connu le féminisme à travers son propre bouillonnement politique et sociale interne, et qu’il ne s’agissait point d’une importation de l’Occident. En matière de religion, elle avait dénoncé l’obscurantisme islamique et la manipulation de la religion comme outil d’oppression, et elle avait en outre questionné les interprétations ainsi que les lectures occidentales très limitatives de l’islam. Elle a également souvent critiqué les femmes occidentales à cause de leur fixation sur l’excision de la femme au Moyen-Orient et en Afrique, sans dénoncer plutôt l’exploitation économique de la femme par l’impérialisme capitaliste et les multinationales.
Si Nawal El Saadawi avait des positions controversées par rapport à la religion et la libération queer, rien n’empêche qu’elle se prononçait contre toute forme d’oppression, avançant que toutes les femmes sont assujetties d’une façon ou d’une autre, et que l’émancipation des celles-ci est indissociable de leur libération de toute forme d’exploitation qu’elle soit politique, économique, sexuelle ou de classe. Selon elle, la femme partout dans le monde subie une objectification de son corps, par le voile ou par les affiches publicitaires.
Dans ma réflexion, j’avais choisi le concept de la ‘pensée autre’ que l’écrivain et intellectuel marocain Abdelkébir Khatibi avait développé et qui consiste en un travail de questionnement de soi et de sa propre culture, et qui entraîne nécessairement une réévaluation des cultures des autres également, afin de pouvoir décoloniser la pensée en démantelant toute forme d’essentialisme et de fictions de l’origine, et entamant par là un vrai dialogue (cf. Maghreb Pluriel 1983). C’est justement à la lueur d’une pensée autre qu’il faut réévaluer le travail faramineux que nous a légué Nawal El Saadawi. Si ses idées prônant la justice sociale et l’antiracisme restent incomplètes, elles nous ont au moins déblayer le terrain pour pouvoir concevoir d’autres alternatives qui rendrait mieux compte de la diversité du monde ainsi que de l’hétérogénéité des connaissances.
Nevine El Nossery est professeure à l’Université du Wisconsin à Madison.
[1] A titre illustratif, en 1972, elle a été congédiée de son poste de directrice générale de la santé publique par le ministère égyptien de la Santé après la parution de son livre Les femmes et le sexe (1974), alors qu’en 2007, Al-Azhar, l’une des principales institutions religieuses sunnites du monde musulman, avait porté plainte contre elle pour atteinte à l’islam avec son roman Dieu démissionne de la rencontre au sommet (1996), banni en Égypte à cause de son titre considéré comme blasphématoire (le titre en anglais God Dies by the Nile).
[…] Op-Ed on Nawal Al Saadawi passing: https://alter.quebec/a-la-memoire-de-nawal-el-saadawi/ […]
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