Frédéric Thomas [1]
La prolifération des accords de libre-échange et d’investissement, ces dernières années, est allée de pair avec une intensification et une extension des obligations qu’ils imposent et de l’espace géographique et thématique qu’ils couvrent. Socle et ciment de la globalisation néolibérale, ils renforcent l’asymétrie entre les États et les transnationales, et accentuent les inégalités. D’où l’importance stratégique des résistances qu’ils soulèvent
Les accords de libre-échange (ALE) tiennent autant de la falsification que du mythe. Ce qu’on entend par « accords » relève, en effet, de traités négociés en secret et sans (guère de) débat, signés sous pression, entre partenaires inégaux. Quant au « libre-échange », sous la fiction de l’indépendance et de l’efficacité du marché, il couvre l’interventionnisme dissimulé de l’État et la dépossession marchande au profit des classes dominantes. Polanyi affirmait que jamais dans l’histoire n’avait existé quelque chose comme le « libre-marché ». Il en va de même pour les accords de libre-échange, qui renvoient principalement à une stratégie mondiale de néolibéralisation.
Les ALE et les accords internationaux et traités bilatéraux d’investissement (AII et TBI) composent l’architecture économique de la globalisation. Ils sont étroitement liés ; « interdépendants et complémentaires », comme l’affirme l’Union européenne (UE). Les AII et TBI sont censés attirer, intensifier et sécuriser les investissements, qui stimulent les échanges commerciaux, et, ensemble, configurer l’ouverture du marché.
À l’heure actuelle, la plupart des ALE contiennent un chapitre sur les investissements, voire associent les volets commerce et investissement, comme le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP). En fin de compte, ces divers types d’accords interagissent et partagent un objectif commun : la transformation du cadre social, économique, politique et légal en un environnement (plus) favorable aux affaires. En conséquence, nous ferons systématiquement le lien entre libre-échange et investissement, et, lorsque nous parlerons des ALE, c’est en tant qu’accords de commerce et d’investissement.
La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) distingue deux phases en matière d’investissements étrangers, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; 1989 constituant l’année charnière (Cnuced, 2008). À l’origine, les ALE consacrent les obligations en matière de libéralisation, principalement l’ouverture de l’économie et la réduction des barrières aux importations. Le premier TBI est signé en 1959 entre l’Allemagne et le Pakistan. Vingt ans plus tard, autour d’un demi-millier sont en vigueur. Mais c’est véritablement à partir de la fin du siècle dernier, sous la triple conjonction de la disparition de l’URSS, de l’hégémonie du néolibéralisme et du blocage de l’OMC, que s’opère le boom, au point de dessiner, aujourd’hui, un réseau complexe et confus de plus de 3 200 ALE – la plupart sous la forme de TBI (TNI, 2015).
En 1994, l’OMC prend la relève du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), signé en 1947 par vingt-trois pays, qui codifiait les principes du libre-échange (Rainailli, 2011). Son objectif de régulation du commerce mondial va cependant buter sur des résistances aussi bien internes qu’externes. Nombre de pays du Sud se trouvent dans l’incapacité d’avoir une représentation permanente, et donc de participer régulièrement aux travaux. En outre, le contenu même des résolutions est de plus en plus critiqué ; le dossier agricole étant le catalyseur des désaccords, entre les États-Unis et l’UE, d’un côté, accusés de subventionner leur production agricole, tout en promouvant la libéralisation des échanges, et les pays du Sud (surtout certains des pays émergents), de l’autre.
Mais l’OMC est remise en cause de manière plus virulente encore par les mouvements sociaux, lors de manifestations monstres comme celle de Seattle à la fin 1999. Quatre ans plus tard, l’impossibilité d’arriver à un accord lors du sommet de Cancun, joint à l’échec de la zone de libre-échange des Amériques (ALCA) que les États-Unis voulaient imposer au continent, marquent le rééquilibrage du rapport de force entre le Nord et le Sud, avec le tournant « post-néolibéral » sud-américain.
Depuis lors, les négociations au sein de l’OMC sont bloquées. L’organisation elle-même semble vidée de sa substance du fait de la stratégie de l’UE et des États-Unis, consistant à la contourner en multipliant les accords bilatéraux. Ils rétablissent de la sorte un rapport de force davantage favorable, qui leur permet d’aller plus loin, en imposant régulièrement des règles plus contraignantes que celles de l’OMC. C’est dans ce cadre que sont apparus les ALE de nouvelle génération.
Libre-échange et accords de nouvelle génération
Par-delà leurs différences, ce qui caractérise les ALE réside dans une logique particulière, qui se décline en autant d’objectifs et de dispositifs communs. Leur but premier est de stimuler les échanges commerciaux, d’assurer la croissance et d’attirer les investissements directs étrangers (IDE), en limitant le pouvoir de réglementation de l’État hôte. Par ailleurs, à plus ou moins long terme, ils prétendent contribuer à la lutte contre la pauvreté et au développement, au point d’ailleurs que l’UE a fait du commerce un synonyme du développement. Bref, selon cette vision, et indépendamment d’éventuels dégâts collatéraux, le protectionnisme est (au mieux) contre-productif, et l’ouverture des marchés, promue par ces accords, toujours bénéfique.
Un trio de principes vedettes modèle les ALE. Il s’agit du « traitement national », de la « nation la plus favorisée » et du « traitement juste et équitable ». Le premier garantit aux investisseurs étrangers le même traitement que celui accordé aux nationaux. Tout avantage accordé à ces derniers s’applique automatiquement aux investisseurs internationaux, et ceci afin de mettre tous les acteurs (qu’ils soient locaux ou non) sur un prétendu pied d’égalité et de faire prévaloir une « saine compétitivité ». Selon le deuxième principe, des avantages accordés à des tiers – par exemple ceux d’un traité bilatéral ou régional signé par l’une des parties – doivent bénéficier aux nouveaux signataires. Le dernier principe reconnaît aux investisseurs le droit à être traité conformément au droit international coutumier, de la part des États hôtes.
Ces dispositions, qui entérinent la protection et la sécurité intégrales dont jouissent les investisseurs, soulèvent une série de problèmes quant à leur interprétation, leur contenu et leur application. D’une part, elles consolident l’asymétrie entre les droits des investisseurs, d’un côté, et les obligations de l’État, de l’autre. D’autre part, et parallèlement aux investissements, elles sont définies de manière toujours plus extensive et élastique, engageant un très large éventail de mesures publiques – une action, mais aussi une omission ou un manquement peuvent ainsi être remis en cause – à tous les niveaux des pouvoirs (gouvernement national, autorités locales, justice, etc.). Enfin, ces dispositions obligent à se conformer non seulement aux droits des investisseurs, mais aussi à leurs attentes.
Ainsi, comme l’a stipulé le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), créé par la Banque mondiale, ces dispositions exigent que le traitement « ne soit pas contraire aux attentes fondamentales qu’avait l’investisseur étranger au moment de l’investissement1». Et de préciser, parmi ces « attentes », le fait de ne pas « révoquer arbitrairement des décisions qu’il [l’État] avait prises antérieurement ou des permis qu’il avait déjà accordés et sur lesquels l’investisseur misait pour remplir ses engagements et planifier et lancer ses activités commerciales et professionnelles ». Cela tend à court-circuiter tout changement politique, alors même que, ces dernières années, particulièrement au Sud, le bien-fondé et l’efficacité des ALE sont de plus en plus remis en cause.
Une logique néocoloniale
Yash Tandon l’affirme sans ambages : « Le commerce n’est en aucun cas “libre” ou “équitable”. Il s’agit d’une fiction inventée par les Anglais durant l’apogée de leur empire mercantile au 19e siècle » (Tandon, 2017). Mais cette fiction aux effets très concrets, par la division internationale du travail, les rapports inégaux et la subordination des États du Sud, qu’elle détermine, participe du néocolonialisme. Certes, les ALE n’ont pas créé de toutes pièces la situation actuelle, mais ils en ont tiré avantage et l’ont renforcée.
Ne convient-il pas de se méfier a priori d’accords entre des partenaires très inégaux -tant par leur poids économique que par leur marge de manœuvre politique – et ayant des intérêts divergents ? En 2015, le produit intérieur brut (PIB) combiné de l’UE était de 16,2 billions de dollars, soit dix fois celui des pays ACP (People over profit, 2016). En 2014, le PNB par habitant des 16 pays ouest-africains était 17,7 fois plus bas que celui de l’UE (Berthelot, 2016). Loin de corriger ces inégalités, ces accords les accentuent.
Les ALE approfondissent les asymétries et figent les rapports économiques dans une « complémentarité perverse » (Alayza et Sotelo, 2012). La plupart des pays du Sud restent ainsi prisonniers de rapports de dépendance et d’une position productive qui les cantonnent au rôle de pourvoyeur de main-d’œuvre et de ressources naturelles bon marché. Les ALE bloquent la diversification de l’économie des pays du Sud, les enferment dans un rôle d’exportateur à faible valeur ajoutée, et accroissent leur vulnérabilité envers le marché international. Ils participent de la « reprimarisation » des économies latino-américaines et de l’ancrage néocolonial de l’Afrique dans la production et l’exportation de matières premières provenant de l’extraction (Tandon, 2017).
Les accords de partenariat économique (APE) avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) imposés par l’UE, par-delà leurs références rhétoriques au partenariat et au développement, constituent un exemple éloquent de cette dynamique néocoloniale. Ils pénalisent les pays africains, en minant leurs efforts d’intégration régionale et d’industrialisation – les produits européens pourront inonder les marchés locaux à des prix moins élevés que les biens importés des pays voisins. De plus, ils les condamnent à importer plutôt qu’à produire des biens intermédiaires, tout en assurant à l’UE un contrôle de ses sources d’approvisionnement et de ses débouchés (Nalunga, dans ce numéro).
Ces accords servent ainsi la stratégie de l’UE de se donner les moyens de son « Initiative sur les matières premières » (2008), en s’assurant un approvisionnement sécurisé des ressources naturelles (Rowden, 2017). Dès lors, Ndongo Samba Sylla peut conclure : « Les APE ne reposent nullement sur le principe du libre consentement des peuples africains. En réalité, à travers de tels “accords”, il s’agit pour la Commission européenne de contraindre les pays africains à échanger selon les termes qu’elle a elle-même choisis et sans considération pour la situation économique objective de ces derniers, de leurs besoins et de leurs priorités » (Sylla, 2016).
Une opération win-win ?
Au vu de l’expérience de ces dernières années, l’idée de l’efficacité des ALE et de la généralisation de leurs bienfaits a été battue en brèche. Ainsi, la liaison directe qu’ils supposent – et sur lesquels ils sont basés – entre ouverture des économies, exportations, investissements étrangers et croissance, n’est pas vérifiée et est même contredite par de nombreux contre-exemples (Cnuced, 2014 ; Thomas, 2017c). Les termes sont trop vagues – il s’agit moins de la quantité des exportations et des investissements que de leurs qualités, destinations et ramifications avec le reste de l’économie locale –, les liens trop mécaniques – les IDE contribuent à la croissance, mais ils ne sont qu’un facteur, et pas le plus important, parmi d’autres – et l’équation prisonnière d’une vision économiste – la croissance n’est pas en soi un marqueur de bien-être.
Si les ALE sont critiqués en tant que moyens stratégiques, ils le sont aussi en fonction des objectifs qu’ils se sont fixés. Par son antériorité – il a été signé en 1992 –, l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Canada, les États-Unis et le Mexique est emblématique. Vingt-trois ans après, le verdict est imparable : le Mexique est devenu un pays importateur d’aliments (il importe près de 45 % de ses denrées alimentaires contre 15 % en 1994) et 1,9 million de personnes ont perdu leur emploi dans l’agriculture. La pauvreté (plus de 46 % de la population) demeure prégnante, tandis que le chômage, les inégalités, les migrations et la violence ont augmenté. De quoi, rétrospectivement, donner raison à l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) qui s’était soulevée le 1er janvier 1994, date d’entrée en vigueur de l’ALENA.
Mais, plus radicalement, c’est l’idée même que nous serions tous gagnants, du moins à terme, qui ne convainc plus. Les ALE n’ont pas tenu leurs promesses et ont largement échoué. Certes, il y a eu des gagnants, et c’est d’ailleurs en fonction d’eux qu’il faut aussi comprendre l’insistance à poursuivre sur cette voie. Ainsi, au Mexique, la richesse des seize milliardaires a été pratiquement multipliée par six entre 1996 et 2015 (Hernández, 2015). De manière générale, les rares gagnants appartiennent aux fractions de la bourgeoisie investies dans certains secteurs exportateurs et/ou ayant pu, du fait de leur positionnement sur le marché, tirer profit des IDE. En conséquence, Dumas a corrigé et précisé l’affirmation du prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz, selon laquelle « la libéralisation commerciale a été organisée par les pays riches pour bénéficier aux pays riches » : elle a en fait été organisée « par les riches des pays riches pour les riches des pays riches » (Attac/CADTM-Maroc, 2015).
Accords de nouvelle génération
Depuis quelques années, on a coutume de parler de méga-accords, d’accords méga-régionaux ou de nouvelle génération, pour souligner le changement d’échelle qui s’est opéré ; un changement d’échelle aux niveaux régional et structurel. Ce type d’accords engage un ensemble de pays, voire une région entière. Ainsi, en va-t-il par exemple, pour le Sud, de l’accord de partenariat transpacifique (TPP), du partenariat économique régional global (RCEP), de l’APE (tous ces accords disposent d’un chapitre sur l’investissement)…
Le TPP fut signé, début 2016, par douze pays (avant que les États-Unis ne s’en retirent), dont trois d’Amérique latine, sept d’Asie et le Canada. Le RCEP est en cours de négociation entre les dix membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) – Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam – et six autres pays : l’Australie, la Chine, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud. Le premier accord représente 800 millions de personnes et 13% du commerce mondial ; le second affecte près de 3,5 milliards de personnes et représentera 12% du commerce mondial (APRN, 2016). L’UE, pour sa part, a conclu en 2010 son premier accord de région à région avec le Panama et le marché commun -centraméricain (Guatemala, Costa Rica, El Salvador, Honduras, Nicaragua).
Cette expansion géographique se double d’un accroissement des obligations et d’une extension thématique. Ces accords imposent des règles plus contraignantes que celles de l’OMC et vont au-delà des dispositifs pour assurer l’ouverture des marchés ; ils cherchent à renforcer la concurrence, les droits de propriété intellectuelle, la libéralisation des services… bref à consolider un environnement encore plus favorable aux affaires. Hillary Clinton avait présenté le TTIP comme un « OTAN économique ». Elle signalait de la sorte l’instrumentalisation stratégique, les enjeux géopolitiques – dont celui au premier chef de contenir, contourner ou contrecarrer l’emprise commerciale de la Chine – de ce nouveau type d’accords, qui ont moins à voir avec l’économie qu’avec le pouvoir (Tandon, 2017).
Le marché, l’État : deux possibilités ?
Les ALE, en octroyant des droits aux transnationales et des obligations aux États – dont celle, justement, d’assurer ces droits –, renforcent une asymétrie de pouvoirs et d’intérêts. L’effet le plus visible est peut-être la perte de « policy space » ; à savoir les marges de manœuvre des États-nations pour mettre en œuvre les mesures qu’ils jugent nécessaires à la poursuite de leurs objectifs prioritaires. C’est cependant moins la limitation du pouvoir étatique qui est problématique que sa reconfiguration. Le rôle et les pouvoirs des États sont contraints, contrôlés – et régulièrement sanctionnés par les tribunaux internationaux d’arbitrage privé (ISDS) inclus dans les ALE –, mais surtout redéfinis et recentrés sur la nécessité d’assurer la sécurité juridique des investissements.
La perte de souveraineté et la capture du pouvoir de décision exacerbent les frustrations, alimentant une lecture binaire du rapport entre État et marché, qui se prolonge dans le débat autour du protectionnisme. Opposer ainsi, sans autre forme de procès, le libre-échange de l’UE au protectionnisme des États-Unis revient à prendre pour argent comptant les prétentions des uns et des autres, en passant à côté des pratiques politico-économiques à l’œuvre. Harvey a souligné « la tension qui existe entre la théorie du néolibéralisme et la réalité pragmatique de la néolibéralisation » (Harvey, 2014).
Selon l’OCDE, en 2008, la valeur des subsides agricoles états-uniens s’élevait à 23 milliards de dollars, soit 750 fois plus que les 30 millions de dollars que le gouvernement péruvien avait annoncé comme compensation annuelle pour ses agriculteurs pour répondre à l’impact de l’accord de libre-échange (Alayza et Sotelo, 2012). De même, les considérables subventions que l’UE accorde à son agriculture, ainsi que les normes phytosanitaires qu’elle impose constituent autant de dispositifs protectionnistes à peine déguisés (Thomas, 2017b).
À l’encontre de leurs discours néolibéraux, les États-Unis et l’UE pratiquent à la fois le libre-échange et le protectionnisme, mais à des doses variables, en fonction des territoires, des rapports de force et de leurs intérêts. L’État continue donc de jouer un rôle clé dans cette logique. Sa prétendue impuissance face aux marchés est un leurre et un mode de gouvernance. Il n’a rien perdu de sa force pour réprimer les oppositions, contrôler les flux migratoires et exercer une coercition envers sa population afin qu’elle se conforme aux normes souscrites par ce même État dans les ALE (Finbow, 2016). De façon analogue, sous le masque du libre-marché, l’interventionnisme de l’État n’a cessé de se développer pour parfaire un environnement propice aux affaires.
Les ALE participent de la redistribution néolibérale formelle et informelle du pouvoir étatique, en redessinant les contours de la souveraineté et les frontières entre le national et l’international, entre le privé et le public. L’erreur commune est de croire qu’il existe quelque chose comme le libre-marché, qui ne dépendrait ni des États, ni de rapports de force, ni d’intérêts de classes. Pas plus les États-Unis que l’UE n’ont renoncé au libre-échange et ne reconnaissent le droit aux pays du Sud de « distordre les échanges », en recourant à des mesures protectionnistes. Mais Trump s’embarrasse moins de faux-fuyants pour affirmer de quoi il s’est toujours agi : des intérêts prioritaires des États-Unis. Et il entend faire en sorte que les ALE servent davantage et plus directement ses intérêts, c’est-à-dire les intérêts des classes privilégiées de son pays.
La plupart des États du Sud sont largement dépendants et dominés, piégés dans des rapports de pouvoir asymétrique. Les ALE s’apparentent le plus souvent à « une offre qu’on ne peut pas refuser ». Mais en appeler sans plus à un renforcement de l’État, comme si celui-ci et le marché composaient deux entités autonomes, deux espaces homogènes, circonscrits et exclusifs, pour négocier des accords plus « justes », revient à se tromper triplement : sur l’État, sur le marché et sur leur imbrication.
Si l’État colombien, par exemple, avait été plus fort lors des négociations de l’ALE avec l’UE, les concessions qu’il aurait cherché à arracher auraient bénéficié d’abord et prioritairement aux intérêts de la classe dominante colombienne. Les États ne sont neutres ni par rapport aux acteurs du marché, ni par rapport aux classes sociales. Et leurs pouvoirs sont fonction de la cristallisation des rapports de force et des intérêts contradictoires, qu’ils représentent sous la forme d’un compromis, d’un contrat social implicite, plus ou moins désavantageux pour les classes subalternes, selon l’intensité de leurs organisations et de leurs luttes.
Enfin, le marché lui-même est moins un espace qu’une matrice de rapports sociaux qui traversent également l’État. Les ALE minent aussi le secteur public de l’intérieur, en postulant son incompétence au miroir de la supériorité et de l’efficacité du marché, et en remodelant, en conséquence, l’État à l’image du marché. De la sorte, les gouvernements ne sont pas uniquement dépossédés de leurs capacités à offrir des services et des biens publics de qualité, mais de l’idée même de « public » (Sekera, 2015 ; Goodsell, 2011). Les citoyens deviennent des clients et des consommateurs ; la sécurité alimentaire, l’accès à la santé, à l’éducation, etc. ne relèvent plus des droits humains mais des matières commerciales. Et, faute d’avoir pu remettre en cause le marché comme machine de dépossession et de falsification, le renforcement de l’État emprunte les voies et les mesures de la privatisation, par une politique qui génère les propres conditions de sa faillite.
Résistances
La multiplication des ALE ainsi que des arbitrages auxquels ils ont donné lieu, la révision par plusieurs pays de leurs accords, la mise en évidence de leurs impacts négatifs et le retournement, enfin, de la menace qu’ils représentent sur les États-Unis et l’UE, alimentent les résistances. Certains acteurs et thématiques – ressources naturelles, migrations, services, etc. –, du fait de leur positionnement stratégique et des enjeux qu’ils révèlent, sont particulièrement exposés.
ISDS
Partie la plus visible – et la plus contestée –, l’ISDS est un mécanisme, intégré aux ALE, d’arbitrage privé entre un investisseur étranger et l’État hôte. Il s’est généralisé dans les années 1980 et 1990, mais, jusqu’en 1999, le nombre de plaintes (connues) traitées était de moins de dix par an. Aujourd’hui, selon la Cnuced, il existe 767 cas connus en cours d’arbitrage. L’ISDS, en offrant les garanties d’un arbitrage prétendument neutre et impartial, configure un cadre légal à même de rassurer les investisseurs.
Tant le processus – opaque, très onéreux, à sens unique (seul un investisseur, jamais un État, peut initier une procédure d’arbitrage), aux décisions contraignantes et sans appel – que la composition de ce tribunal – club fermé d’une élite largement occidentale et masculine, engagée dans des cabinets privés d’avocats et par des transnationales, multipliant ainsi les risques de conflits d’intérêts –, les décisions – condamnant régulièrement les États à payer des compensations qui s’élèvent à des millions sinon à des milliards de dollars – et son principe même – privatisation du règlement des différends – sont contestés (Thomas, 2017a).
Condamnés ou non, les États en sortent toujours perdants, parce que la simple crainte d’un arbitrage défavorable fonctionne comme un effet dissuasif (« chilling effect ») à la mise en place de mesures de régulation. L’ISDS consacre l’asymétrie des pouvoirs entre les transnationales et les États, et la mise en concurrence du respect des droits des citoyens avec les obligations contenues dans les ALE. En conséquence, ces dernières années, plusieurs pays – l’Afrique du Sud, l’Indonésie, la Bolivie, l’Équateur, le Venezuela – ont mis fin à des accords disposant d’une clause d’arbitrage privé, tandis que de nombreux autres pays (au moins soixante) sont en train de réformer leurs TBI.
Droits de propriété intellectuelle
L’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC, TRIPS en anglais), signé en 1994 au sein de l’OMC, illustre les intérêts contradictoires en jeu, ainsi que la surdétermination du prétendu libre-marché par des acteurs spécifiques. La création d’un lien entre droits de propriété intellectuelle et relations commerciales est ainsi le fruit de pressions de transnationales, essentiellement états-uniennes et européennes, et, plus spécifiquement, du lobby pharmaceutique nord-américain.
Les ALE ont un clair objectif d’expansion et de renforcement des droits de propriété intellectuelle, notamment par la mise en place de brevets (Correa, 2017). L’enjeu est l’accès aux médicaments et aux semences, en menant l’offensive contre l’industrie de médicaments génériques – l’Inde, qualifiée de « la pharmacie du monde en développement », est directement visée – et le contrôle et les échanges des semences par les paysans. Il s’agit de placer les médicaments et les semences sur le marché – la privatisation va de pair avec la commercialisation –, afin que les transnationales puissent y avoir un accès privilégié, voire un monopole.
Les arguments avancés, selon lesquels la propriété intellectuelle est nécessaire pour orienter les investissements privés vers la recherche médicale, et que les transnationales comme Monsanto et Syngenta pourront offrir des semences de meilleure qualité, relèvent de la mystification. Une grande partie des nouveaux médicaments ayant un impact thérapeutique réel émerge des laboratoires de recherche et développement publics, et non privés. En outre, nombre d’analystes redoutent que la recherche soit davantage encore orientée vers le marché ; les industries pharmaceutiques préférant se centrer sur des médicaments pouvant être commercialisés et générer des profits aussi vite que possible. En réalité, il n’existe aucune preuve que des standards plus élevés de propriété intellectuelle entraînent une croissance des flux technologiques et d’investissements (Correa, 2016 ; 2017).
La mise en œuvre de l’ADPIC exacerbe les inégalités Nord-Sud et le manque d’accès aux médicaments, notamment en entraînant une augmentation des prix. De plus, elle ne contribue pas à résoudre le problème d’un manque de recherche sur les maladies qui affectent les pays du Sud. Or, le TPP et le RCEP, sous la pression du Japon et de la Corée du Sud, étendent les obligations contenues dans l’ADPIC – on parle d’ADPIC+. Et même si, à l’insistance de l’Inde et du bloc ASEAN, a été réaffirmé l’engagement des pays du RCEP d’inclure la déclaration de la quatrième conférence de l’OMC à Doha en 2001, qui assure une protection envers la santé publique et le droit d’utiliser les « flexibilités » de l’ADPIC, ce type de déclarations est « habituelle – et habituellement sans effet » (Phurailatpam et Bhardwaj, 2017).
Les ALE constituent l’une des principales armes tactiques des transnationales – au point qu’on ait pu parler de « loi Monsanto » – pour contrôler et monopoliser les semences, en poussant à leur privatisation, afin de maximiser les profits de l’agrobusiness et d’empêcher les paysans de multiplier, de préserver et d’échanger les semences (GRAIN, Via Campesina, 2015). Il en résultera un accroissement de la dépendance des agriculteurs par rapport aux intrants externes et une augmentation de leurs coûts de production. Cette stratégie participe d’une politique plus large de dépossession des acteurs sociaux.
Travailleurs, paysans, indigènes et femmes
Si les ALE affectent tous les citoyens, ils le font différemment, selon surtout les rapports sociaux de genre, de classe et de « race ». Ils visent à s’assurer un accès direct, sécurisé et bon marché aux ressources naturelles et à une main-d’œuvre disponible, en démantelant les services publics et sociaux, et en ne reconnaissant pas la fonction sociale de ces services et de ces ressources, réduits au rang de marchandises. Par là même, ils affectent en priorité, celles et ceux qui, par leur positionnement au sein de la production et de la société, sont étroitement dépendants des ressources (la terre, les revenus, les services sociaux, etc.) : les travailleurs, les paysans, les indigènes et les femmes.
Les emplois créés par la libéralisation sont, en général, précaires, mal rémunérés, non qualifiés, et la majorité des emplois créés le sont, en général, dans le secteur informel. Les ALE constituent un levier stratégique pour atteindre les objectifs du néolibéralisme en termes de flexibilisation du marché du travail, d’offensive envers les organisations des travailleurs et de domination du capital sur le travail (Harvey, 2014). L’impact du partenariat UE-Maroc – non-respect de la législation du travail, flexibilisation et précarisation des emplois, avec la généralisation des contrats à durée déterminée (CDD) et la sous-traitance (Aziki et Daumas, dans ce numéro) – est ainsi caractéristique des effets produits par ce type d’accords. Les investissements que cherchent à capter et à promouvoir les ALE s’orientent souvent vers le secteur extractif (hydrocarbure et mines) et les grandes plantations agricoles tournées vers l’exportation – au détriment de l’agriculture paysanne – qui nécessitent peu de main-d’œuvre, ou vers les zones franches d’exportation (telles que l’industrie textile par exemple), à forte intensité de main-d’œuvre, particulièrement féminine, où les conditions de travail sont mauvaises et les droits des travailleurs pas ou peu respectés. En retour, le manque d’emplois et l’absence de perspectives accentuent les flux migratoires vers les pays riches, en exposant ces personnes à la violence et à la répression.
Du fait de leurs liens singulièrement étroits avec la terre, de leur engagement dans la production locale et de l’essentiel de leurs revenus qu’ils tirent de l’agriculture familiale, les paysans, en général, et les indigènes, en particulier, subissent de plein fouet l’impact des ALE. Nous avons précédemment évoqué l’enjeu des semences, mais en réalité c’est toute l’architecture du libre-échange qui constitue une offensive contre le mode de vie et de production des paysans (Baviskar et al., 2016).
Les indigènes constituent 5% de la population mondiale, mais représentent 15% de la population pauvre, et un tiers des personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté en milieu rural. Le rapporteur spécial de l’ONU a souligné l’exacerbation de leur marginalisation et dépossession par les ALE. Et ce, alors même que la négociation et la ratification de ces accords, qui affectent les territoires indigènes, se font sans eux, en complète violation avec la Convention 169 de l’OIT, ratifiée par vingt-deux pays, dont quelques-uns parmi les champions du libre-échange (Mexique, Colombie, Pérou, Chili), qui suppose leur consentement libre, informé et préalable (Tauli-Corpuz, 2015).
« Capitalisme et patriarcat font bon ménage, violence de classe et violence sexiste se complètent pour assurer une exploitation maximale de la main-d’œuvre », écrivent Aziki et Daumas. Rodriguez, quant à elle, évoque la « fonctionnalité des inégalités », spécialement en termes de genre, par rapport aux investissements que cherchent à attirer ces accords. Ces derniers visent et tirent profit des inégalités, des faibles revenus et qualifications des femmes. Ceux-ci sont réinterprétés comme autant d’« avantages comparatifs », dessinant un environnement attractif pour les investissements, que les États sont appelés à préserver (Thomas, 2017d).
L’entrée massive des femmes sur le marché du travail, attisée par les ALE, s’est traduite par une « féminisation de la pauvreté » et une augmentation de leur charge de travail global. En effet, la division du travail productif/reproductif n’ayant guère été contestée, elles continuent à réaliser l’essentiel du travail domestique. En outre, elles ont du pallier la privatisation des services sociaux, en prenant (encore plus) en charge les soins de la famille. Cette intensification de leur journée de travail pèse en retour négativement sur leur participation à la vie publique et leur accès aux opportunités économiques.
Pour conclure
La situation est paradoxale à plus d’un titre. Loin de les arrêter ou de les freiner, la crise de 2008-2009, a relancé les ALE. De même, « la plupart des décideurs politiques préconisent plus de néolibéralisme pour affronter les problèmes créés par le néolibéralisme » (Guttal, 2016). Au Nord, comme le remarquent Arroyo et Villamar, ce sont d’abord les droites, voire l’extrême droite, qui capitalisent électoralement le mécontentement face aux effets du libre-échange. Ces paradoxes mettent en évidence le fossé entre la classe gouvernante et les acteurs sociaux, ainsi que l’hégémonie d’une pensée unique, dont les ALE constituent le socle et le ciment (Thomas, 2017b).
Lors d’un récent voyage à Singapour, Cecilia Malmström, la commissaire européenne au commerce, affirmait : « Nous ne voyons pas le commerce comme un jeu où l’on gagne ou l’on perd, mais comme une opportunité où nous gagnons tous » (Malmström, 2017). Ce jeu et ces règles qu’on nous impose, ces opportunités et ces victoires qu’on nous promet, déterminent les contours de notre impuissance et les conditions de notre subordination. Rajouter des exceptions, des préambules et des engagements aux ALE pour corriger le tir et s’assurer qu’ils tiennent – enfin – leurs promesses ne sert à rien. La seule promesse que les ALE soient capables de tenir et qu’ils ont effectivement tenue est l’accroissement des richesses et des pouvoirs du noyau dur de la classe capitaliste transnationale (Harvey, 2014).
Gonzalo Berrón redessine pour nous la généalogie des différentes vagues de protestation contre les ALE. Il en souligne les lignes de crête et de creux, leur récente réorientation sur les dimensions nationales, ainsi que leur fil conducteur : la lutte contre le pouvoir des transnationales. Au sein même de l’ONU, se discute la mise en place d’un instrument international juridiquement contraignant, pour réglementer les activités des sociétés transnationales dans le cadre des droits humains (la résolution 26/9 de 2014). L’expert indépendant sur ces questions n’hésite pas à parler de menace envers l’ordre international démocratique et équitable, en appelant à réformer d’urgence les 3 200 accords existants, afin de remettre les droits humains au centre des préoccupations (De Zayas, 2016).
Berrón voit dans la « déprivatisation » de la démocratie l’un des enjeux majeurs de la lutte contre les ALE. On peut en effet le suivre sur ce terrain, à condition d’entendre cette « déprivatisation » de manière extensive et radicale. C’est l’ensemble de l’espace et des biens publics, ainsi que des pouvoirs, qui doit être déprivatisé et dégagé de la discipline marchande qu’imposent les ALE. Mais ce mouvement doit s’étendre jusqu’aux racines mêmes de notre conception du marché, en replongeant dans les sources qui, de – l’écoféminisme à l’économie sociale et solidaire, et de Polanyi à Marx, n’ont cessé de dénoncer le mythe du « libre-marché », qui est l’institution la moins neutre et la moins libre de toutes. La plus politique aussi.
Fin des années 1990, l’ancien directeur de l’OMC, Renato Ruggiero, voulait créer « une Constitution pour le capitalisme global ». Ce que l’OMC n’est arrivé que très imparfaitement à faire, les ALE sont en train de le réaliser. Aussi dispersées et ponctuelles que soient les résistances, elles ne doivent oublier ce socle commun où se confondent les inégalités et la force. Seule la convergence de luttes et d’acteurs ouvrirait la voie à un renversement de cette Constitution, pour lui en substituer une autre ; celle du peuple global.
[1] Texte publié par Alternatives Sud : Accords de libre-échange : dynamiques, enjeux et résistances https://www.syllepse.net/lng_FR_srub_24_iprod_709-accords-de-libre-echange.html. Thomas est politologue, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be) et maître de conférences de la faculté des sciences sociales de l’Université de Liège (ULg).