Roger Martelli, Possibles (Attac), 9 février 2019
L’enjeu humanitaire
Dans les décennies récentes, la hausse des migrations a été plus forte que la croissance démographique, sans aller toutefois au-delà des 3,5 % de la population mondiale. En revanche, la dernière période a vu monter le nombre des déracinés, contraints de quitter leur lieu de résidence, notamment à cause des guerres et des persécutions. En 2017, 16,2 millions ont été officiellement dénombrés, soit 2,9 millions de plus que l’année précédente. Cette même année, le nombre total de réfugiés dans le monde a été de 68,5 millions, dont 25,4 millions qui ont dû se déplacer en dehors des frontières de leur pays. Parallèlement, le nombre de demandeurs d’asile a lui aussi augmenté pour atteindre 3,1 millions. Il s’agit là de la part de migrants la plus pauvre, la plus fragile, la plus délicate à réguler.
Contrairement aux fantasmes complaisamment véhiculés, les pays les plus riches ne sont pas les principaux territoires d’accueil. En 2018, 150 000 déplacés sont parvenus jusqu’aux rives de l’Europe, bien loin du pic exceptionnel du million de 2015. L’écrasante majorité des réfugiés (85 %) va vers le Sud et non vers le Nord, et cela depuis longtemps. Près des deux tiers des réfugiés relevant de la compétence du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) vivent dans dix pays seulement, tous appartenant à la catégorie des pays en développement, à l’exception de l’Allemagne.
Les plus pauvres vont vers les déjà pauvres : telle est la loi cruelle d’une mondialisation de l’argent qui tourne le dos aux exigences de la mondialité du développement humain. Et pendant ce temps, les plus riches s’effraient de « l’invasion » qui va les submerger. Les routes sont de plus en plus circonscrites et contrôlées, les frontières deviennent des murs et la Méditerranée, lien historique entre les peuples, est aujourd’hui un cimetière de migrants. En 2018, le HCR a recensé 2 260 personnes mortes en mer, à peine un peu moins que l’année précédente et après les 5 000 de 2016.
L’Europe, que l’Histoire a longtemps vouée au rôle de terre d’accueil, n’est pas en reste pour ce qui est des fantasmes du déferlement migratoire. En 2016, elle a accueilli 4,3 millions d’immigrants et enregistré les départs de 3 millions d’émigrants. Sur les 4,3 millions, 2 millions viennent de pays extérieurs à l’Union, ce qui représente 0,4 % de la population totale. Au 1er janvier 2017, on dénombrait dans l’UE 22 millions de nationaux d’un pays tiers, soit 4,2 % de la population. Au total, en 2017, on compte davantage d’immigrants originaires d’Europe (61 millions) que d’immigrants originaires d’Afrique (36 millions). Mais le fantasme veut que l’Europe soit menacée par le déferlement de l’Afrique, ce qui légitime l’incrustation de notre continent dans la politique restrictive qu’elle a amorcée en 2004. Sans vergogne, elle ferme ses ports aux réfugiés et refuse un pavillon aux bateaux de secours en mer, les contraignant souvent à l’abandon. Le « record de la honte » est en passe d’être battu, affirment à juste titre de nombreuses associations humanitaires et de défense des droits de l’homme.
La stratégie du refus et de la fermeture ne prend certes pas partout la même forme. Tous n’adoptent pas la position de refus intransigeant des migrants exprimé par le « groupe de Visegrad » (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie). Mais ce groupe est d’ores et déjà rejoint par l’Autriche et l’Italie, tandis que les pays nordiques eux-mêmes, à l’instar du Danemark, infléchissent leur politique migratoire dans le sens de la plus grande rigueur.
Si toute l’Union n’affiche pas son projet d’une fermeture radicale, elle cherche partout à contenir au maximum les flux, en sous-traitant leur gestion aux pays voisins de l’Europe, à la Turquie, à l’Afrique du Nord et, plus généralement, au continent africain dans son ensemble. L’idée est de créer des points de concentration de réfugiés (hotspots) dans des zones de transit où s’opère le tri entre les réfugiés jugés acceptables et ceux qui ne le sont pas. Le dispositif est assorti d’une aide conditionnelle au développement, alimentée depuis novembre 2015 par un Fonds fiduciaire associant l’Union européenne et l’Afrique. À la fin de 2017, il a été complété par une procédure prévoyant le renvoi automatique de demandeurs d’asile vers ces hotspots, si l’on peut prouver qu’ils ont transité dans ces « pays sûrs ».
Au mépris de ses valeurs fondamentales, l’Europe accumule elle-même, à proximité de ses frontières, la poudre qui peut exploser d’un moment à l’autre et menacer son environnement le plus proche. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », a déclaré Emmanuel Macron dans ses vœux du 31 décembre 2017. La formule, déjà employée avant lui, a l’apparence de l’évidence. Mais si les pays les mieux nantis ne peuvent accueillir les populations chassées par la guerre, la famine ou les dérèglements climatiques, comment les plus fragiles peuvent-ils y parvenir, sans que se créent de nouveaux désordres, de nouveaux déséquilibres et de nouvelles situations d’urgence ? Jusqu’où ira-t-on dans la recherche d’illusoires solutions ? Qu’importe que l’on recense 4 000 cas de malnutrition dans les camps de rétention libyens, que la maltraitance et le travail forcé y prospèrent impunément et qu’une partie de l’appareil d’État libyen traite discrètement avec des réseaux de passeurs : l’essentiel est que l’Europe se décharge de ses responsabilités, quitte à considérer sans doute que la Libye est un « pays sûr ». Contrôle accru des frontières externes de l’Europe, état d’urgence en Hongrie, détentions illégales en Italie, maltraitance en Grèce, déplacements autoritaires dans des centres de rétention en France : tristes vertus de la realpolitik…
La « crise migratoire » annoncée en 2015 a été effectivement contenue. Le nombre de migrants venus de Méditerranée est passé d’un million en 2015 à 360 000 en 2016 et 250 000 en 2017. Mais à quel prix réel ?
Un enjeu géopolitique
Le second enjeu du débat migratoire touche à la « géopolitique ». Nous n’en sommes plus, ni au temps de la régulation de « guerre froide », ni aux espoirs d’un « nouvel ordre international » ambitionné par les États-Unis de George Bush, au lendemain de la chute de l’URSS.
D’un côté, la conflictualité ne s’est pas évanouie, loin de là. Elle a seulement changé de forme, s’installant au cœur même des États les plus fragiles, brouillant les limites traditionnelles de la guerre tout court et de la guerre civile, tout comme celle du public et du privé. Après le 11 septembre 2001, l’instabilité a été accentuée par la proclamation de « l’état de guerre », faisant entrer dans la pratique concrète de l’Occident les proclamations antérieures de Samuel Huntington sur le « conflit des civilisations ».
Par ailleurs, la « mondialisation » capitaliste est devenue la forme dominante de gestion de ce tissu d’interdépendances qu’exprime si bien la formule de « mondialité », heureusement suggérée par le poète Édouard Glissant. Or, l’ordre présumé de la mondialisation se dilue en pratique dans le désordre des inégalités. La polarité propre au capitalisme – accumulation de la richesse à un pôle, de la pauvreté à l’autre pôle – est plus agissante que jamais. Mais elle complexifie, plus qu’elle ne simplifie, la dynamique des territoires : il n’y a plus un centre et une périphérie, un Nord et un Sud, mais des centres, des périphéries, des Nord et des Sud. Il y a du Nord dans le Sud et du Sud dans le Nord…
La distribution des richesses et de la puissance se déplace. L’Union européenne, dont la richesse accumulée est la plus importante à l’échelle mondiale, ne parvient pas à fédérer celle de ses États. La vieille hégémonie états-unienne est perturbée par la montée des « émergents », et notamment celle de la Chine. Dans ce nouveau désordre du monde, l’idée s’impose à nouveau selon laquelle l’essentiel est l’affirmation de la puissance et non la construction de l’influence. Or, la puissance n’est rien, sans l’État qui la concentre et qui l’exprime dans l’espace des relations internationales. On assiste donc, tout à la fois, au grand retour des États forts et à leur tendance à s’adosser à la légitimité historique des nations, dont ils sont juridiquement l’incarnation souveraine. Le monde de ce début du XXIe siècle tend à être un monde « néo-national » [2].
De ce fait, toutes les instances de régulation supranationale pâtissent de ce déplacement. L’ONU est depuis longtemps affaiblie par le dédain des grandes puissances, à commencer par celui des États-Unis. Elle a perdu la main sur la régulation économique, théoriquement assurée par des institutions au départ liées à l’ONU (FMI et Banque mondiale) et devenues indépendantes de fait. Les organismes plus portés vers le développement humain, sobre et durable (PNUD, UNESCO, FAO…), sont réduits à la portion congrue, privés tout à la fois de légitimité et de ressources, voués à émettre des vœux sans effet concret sur la politique des États.
La realpolitik est à l’ordre du jour, le partage et la solidarité sont aux abonnés absents. Or, la question migratoire est une de celles qui relèvent par excellence d’une logique de la mise en commun supranationale. La méthode de la fermeture, qui fait de la frontière un mur – matériel ou technologique – est à la fois violente – le passage de la frontière tue –, coûteuse et globalement inefficace. En fait, aucune politique nationale de fermeture n’a vraiment empêché les flux migratoires. Tout au plus contribue-t-elle à accroître la part des clandestins.
Quand l’ONU, en 2016, veut mettre à l’ordre du jour la recherche d’un « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », elle se heurte aussitôt au refus des États-Unis, puis à l’opposition d’une soixantaine de pays qui se sont peu à peu écartés du processus de négociation. Quand le texte est enfin finalisé, à Marrakech à la fin de l’année dernière, il provoque une levée de boucliers, alors même que ses formulations, non contraignantes, témoignent d’une modération par ailleurs critiquée par de nombreuses associations d’aide aux migrants. Le document, qui apparaît pourtant comme relevant d’un « droit mou », est considéré comme une atteinte insupportable à la souveraineté de chaque État.
Un enjeu politique
C’est là que s’impose le troisième enjeu, plus directement politique. Le retour de la realpolitik s’accompagne en effet d’une inflexion idéologique bien particulière. L’effondrement du soviétisme et l’érosion de l’État-providence ont marqué l’épuisement de la longue séquence du « mouvement ouvrier ». De leur côté, les désastres de la mondialisation ont affecté la légitimité de toute référence à l’universel. Quant à la « gouvernance » technocratique, nourrie dès la fin des années 1970 par la crise aujourd’hui déployée de la démocratie représentative, elle a tout à la fois imposé l’inéluctabilité du modèle financier ultralibéral – le « TINA » cher à Margaret Thatcher – et fait exploser le clivage droite-gauche, au feu de gestions gouvernementales de plus en plus voisines et interchangeables
Dans cette décomposition s’est installée peu à peu une idée, proposée au départ par l’extrême droite et étendue à d’autres secteurs de l’opinion, gauche comprise. Le temps ne serait plus à l’égalité, cœur de l’idée républicaine et du combat ouvrier, mais à l’identité. Dans les désordres d’une mondialisation qui dilue tous les repères, la question centrale deviendrait : « qui sommes-nous ? ». Or la question se double très vite d’une réponse : « nous ne sommes plus chez nous ». « L’invasion » des migrants, produite par la mondialisation, fait peser le spectre du « grand remplacement ». En 2004, Samuel Huntington, le père du « choc des civilisations », publie un livre expliquant que, pour les États-Unis, la menace principale n’est pas tant l’islam que le risque d’une perte d’hégémonie de la majorité « Wasp », au profit des minorités en expansion démographique, et notamment des hispanophones [3].
L’identité se substitue à l’égalité sur le terrain des représentations sociales et, sur celui des représentations politiques, l’affirmation de la puissance prend le pas sur la recherche du consensus, tandis que l’exigence d’autorité se substitue au désir de juste représentativité. Ce n’est pas un hasard si cette période se prête, un peu partout, à l’émergence d’options autoritaires, à l’expansion de la peur et du sentiment d’être menacés et de « ne plus être chez soi ». Or, dans la poussée de ces pouvoirs autoritaires, nourrie d’une pression active des extrêmes droites et des droites radicalisées, la question migratoire occupe une place particulièrement dynamique. Le « Grand Remplacement » d’Alain Soral est sans doute trop sulfureux pour être retenu tel quel ; mais l’Académie française vient de décerner un prix au livre de Stephen Smith expliquant, au mépris des statistiques éprouvées, que la population subsaharienne représenterait 25 % de la population européenne dès le milieu de ce siècle [4].
Une bataille d’idées, pas de chiffres
Face à cette situation, la tentation existe de biaiser, de légitimer les craintes populaires, d’intérioriser la nécessité de contrôles draconiens pour éviter de dépasser le « seuil de tolérance » (Mitterrand, 10 décembre 1989). « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde », affirmait au même moment Michel Rocard devant la journaliste Anne Sinclair. Le parti pris du « Serment du 104 » est de dire qu’il n’est pas possible de biaiser et que le principe de l’accueil et des droits égaux est le seul qui soit proprement raisonnable.
Il n’y a en effet aucune raison de penser que les migrations internationales vont cesser de croître. La mondialisation a accru le désir de se déplacer et élargi les possibilités de le faire. Toutefois, la dominante financière et marchande de ses procédures a reproduit, dans les mécanismes mêmes du déplacement, la polarité croissante que le capitalisme imprime de façon universelle au mouvement des sociétés. D’un côté, s’observe la possibilité de se déplacer librement pour les nantis et les moins démunis et, d’un autre côté, l’obligation de l’exil pour les plus fragiles.
On dit parfois que le développement généralisé devrait tarir peu à peu les propensions au départ. L’aide au développement serait ainsi la meilleure façon de résoudre la question de l’afflux des clandestins, en limitant les situations qui contraignent des populations entières à quitter leur lieu de vie. En réalité, cela n’a rien d’évident. Sans doute, le développement concerté finira-t-il par réduire la part des cas d’urgence et des migrations forcées. Il n’arrêtera pas de sitôt le mouvement de déplacement des zones les moins développées vers les zones les plus prospères.
Ainsi, on pouvait penser que l’essor des pays émergents attirerait vers eux une part croissante des migrations internationales et fixerait sur place les populations locales jusqu’alors vouées au départ. Pour une part, le constat s’est révélé juste et les pays émergents sont devenus des territoires d’accueil. Mais, outre le fait que la croissance accélérée de ces pays toussote, elle stimule dans l’immédiat le désir de trouver mieux encore, dans des pays qui, par comparaison, disposent de standards de vie toujours nettement supérieurs à ceux des « émergents ». L’aide au développement est nécessaire, parce qu’elle est juste et parce qu’elle est la seule qui puisse aider à l’équilibre à long terme de la planète. Mais elle n’est pas l’opératrice principale d’une politique raisonnable de gestion des flux migratoires.
Le plus raisonnable est de partir de l’idée que la croissance démographique forte de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie méridionale et les effets du changement climatique vont maintenir à terme une pression migratoire importante, accompagnée de poussées plus ou moins fortes selon la conjoncture climatique ou sociale. Cette croissance prévisible conjuguera donc, plus que jamais, la migration volontaire et les départs forcés, le déplacement planifié et légal et le transfert illégal de populations en nombre variable. Et il est tout aussi raisonnable de penser que les pays les plus riches vont attirer vers eux davantage de migrants et de réfugiés, même s’il est vraisemblable que, plus que jamais, il faudra cesser d’y voir la « ruée » vers l’Occident de « toute la misère du monde ».
Si la croissance des migrations va se poursuivre, indépendamment des volontés des États, mieux vaut se dire que leur maîtrise équilibrée et donc le sens du partage seront les seules manières d’éviter les rancœurs, les situations humaines insupportables et les violences de plus en plus incontrôlées, quel qu’en soit l’habillage, ethnique, religieux ou politique. Jusqu’à ce jour, qu’on le veuille ou non, a primé la logique de la distribution inégale des richesses et des rapports des forces.
Le poids du « chacun pour soi », fût-ce sous les auspices de la souveraineté, a globalement accru les difficultés des plus fragiles. C’est dans la direction inverse qu’il faut s’engager, par principe et par intérêt bien compris. Mieux vaut cesser de se réfugier dans des justifications laborieuses sur le respect de la souveraineté nationale. À quoi bon agiter sans cesse le spectre du « no border » ? Comme si le débat du moment présent se réduisait à l’alternative de la sanctification et la vitupération de la frontière…
Que la frontière, construction politique par excellence, garde cette vertu politique en circonscrivant le cadre territorial des souverainetés étatiques-nationales est une chose. Qu’elle devienne une barrière discriminante, le symbole du repli et de l’exclusion de ceux qui sont « out » est le contraire de la valorisation citoyenne. Aucune frontière ne peut empêcher le passage de ceux qui font de son franchissement le passage obligé du mieux-vivre. Quand la frontière se fait mur, matériel ou technologique, elle n’interrompt pas le passage, mais accroît la violence et le désastre humain. Dans un monde interpénétré, le mur dit avant tout le refus du partage ; en cela, il est à la fois un désastre éthique et une protection illusoire et dangereuse, pour ceux-là mêmes qui se croient à l’abri. Il est absurde, en effet, de penser que peut perdurer une méthode globale qui, au lieu de faire des migrations un outil du développement durable et sobre, en fait le support d’une croissance des inégalités, aiguillant les migrations qualifiées vers les plus riches et les situations personnelles et familiales difficiles vers les plus pauvres.
Aucune concession à l’extrême droite
Rien ne sert de contourner le problème. Si l’on veut éviter le pire, il n’y a pas d’autre voie que l’acceptation pleine et entière du droit de circulation et la promotion d’une logique de l’accueil, avec ses corollaires, l’extension des droits, la maîtrise élargie des services publics et la gestion démocratique et solidaire des territoires.
Cette promotion est bien sûr affaire d’argumentaires, rationnels et sensibles. Les faits et les chiffres ne manquent pas pour cela, au moins aussi forts que les fantasmes et les peurs. Mais la démonstration ne suffit pas. L’extrême droite, d’ailleurs, ne s’embarrasse pas de démonstrations savantes : elle travaille sur des récits. Elle a compris, sans doute avant les autres, que parler de l’immigration revient à parler de la société elle-même, moins dans le détail de ses manifestations que dans la dynamique générale qui l’anime.
On peut considérer, comme le pensent les droites depuis plus de deux siècles, que l’inégalité est un fait de nature et que, tout compte fait, elle est le ferment de la compétition et de la créativité. On peut en déduire que, pour éviter la seule la loi de la jungle, il n’est que le recours à l’autorité et à la puissance, que ce soit à l’intérieur des États ou dans l’arène internationale. On peut donc penser que la préservation des modèles sociaux existants et que la protection des territoires est la clé d’un monde harmonieux. Sur ces bases, la fascination des pouvoirs forts, le choix de la clôture, l’éloge de la frontière, l’érection des murs et la crainte des migrations relèvent d’un choix cohérent. Mais dans un monde inégal et interdépendant, il faut savoir que la course à la puissance a des coûts sociaux redoutables et peut conduire à des emballements et à des cataclysmes dont on peut à peine imaginer l’ampleur. La fermeture a sa logique : une fois de plus, c’est celle du « court-termisme », dont on sait qu’il est le ferment des courtes vues et le prodrome de toutes les crises, de plus en plus irrémédiables et systémiques.
On peut aussi considérer que, dans le monde des révolutions informationnelles, des bouleversements technologiques et des interdépendances croissantes, la concurrence est moins « moderne » que le partage et la mise en commun. On peut juger que la délibération et la négociation patientes valent mieux que la loi du plus fort. On peut vouloir limiter de façon concertée le gaspillage des ressources, l’accumulation infinie des marchandises, des produits et des signes de richesse et, au contraire, développer les échanges des richesses immatérielles, des savoirs. On peut se souvenir que le métissage a été le vecteur de l’hominisation et reste un ferment de créativité. Auquel cas, les migrations deviennent des richesses partagées, dès l’instant où elles sont débarrassées des tutelles de l’argent et des pouvoirs confisqués. Opacifier les flux de marchandises et de capitaux, fluidifier le déplacement des êtres humains…
Dis-moi quelle société tu souhaites, et nous verrons ensemble quelles migrations elle mérite… Si c’est sur cela que le débat public doit se construire, il devient évident qu’il ne peut y avoir aucune concession aux idées de l’extrême droite. Toute critique de l’ultralibéralisme n’est pas bonne à prendre. On sait par expérience historique qu’il y a des critiques propulsives de l’univers « bourgeois », mais qu’il en est aussi d’épouvantablement régressives. Entre la critique émancipatrice et la critique rétrograde, aucune passerelle n’est envisageable, quand bien même elle serait circonstancielle et provisoire : ni le peuple, ni la nation, ni le drapeau, ni la souveraineté, ni « l’illibéralisme » ne peuvent servir de base de rapprochement. La convergence, sur ces terrains, n’est rien d’autre que le prélude à une prévisible capitulation.