Herman Michiel, la gauche anticapitaliste, 02/12/2018
Les 10 et 11 décembre 2018, le Traité des Nations-Unies sur les migrations, un Pacte mondial officiel pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, a été agréé par 190 États membres des Nations-Unies
Les États-Unis et la Hongrie se sont déjà retirés des négociations et, le 31 octobre dernier, l’Autriche a également annoncé qu’elle ne serait pas cosignataire ; et la Tchéquie du très réactionnaire Babiš semble également vouloir se retirer. Parce que Trump, Orbán et Kurz n’en veulent pas, cela pourrait donner l’impression qu’il s’agit d’un accord favorable aux migrations, auxquelles les régimes populistes de droite sont traditionnellement hostiles. Mais les choses ne sont pas si simples : il y a aussi, du point de vue de la gauche beaucoup à dire sur cette Convention de l’ONU.
UN LARGE CONSENSUS EN PEU DE TEMPS…
Tout d’abord, n’est-il pas étrange qu’il n’y ait pratiquement rien eu à entendre ou à lire sur ce traité au cours des deux dernières années ? Bien que les débats aux Nations-Unies (ONU) ne soient pas un sujet sexy, la migration est maintenant devenue un thème très chaud… et pourtant les négociations se sont apparemment déroulées sans incidents notables. Ce n’est que maintenant, dans la phase finale, que quelques partis politiques xénophobes archi-réactionnaires tentent d’en profiter politiquement en clamant haut et fort leur rejet, mais pour le reste, il y a quasi unanimité. Au point que même notre secrétaire d’État à l’immigration Theo Francken, n’avait au départ pas dit du mal de ce traité sur l’immigration !
La rapidité avec laquelle le traité a été conclu est également surprenante. Officiellement, l’initiative a été prise à l’Assemblée générale des Nations-Unies en septembre 2016, dans le cadre du suivi de la Déclaration de New York sur les réfugiés et les migrants. Le texte a été finalisé en juillet 2018, de sorte qu’il sera signé par presque tous les États membres des Nations-Unies cette année. Comparez cela, par exemple, avec les négociations en vue d’une convention contraignante des Nations-unies sur la responsabilité des entreprises multinationales qui ont commencé en 2014, mais toujours sans aucune perspective d’une éventuelle conclusion positive….
…MAIS UN CONSENSUS SUR QUOI ?
L’étonnement devant la rapidité et de l’unanimité de sa conclusion est rapidement tempéré lorsque l’on sait que le traité sur les migrations… n’est pas contraignant. Cela vaut également pour le Pacte mondial sur les réfugiés, qui a été négocié en parallèle avec le Pacte mondial sur les migrations.
Les gouvernements européens peuvent bien signer ces textes devant les caméras, cela ne les engage pas à grand chose. Lors d’un débat à la Chambre des représentants (25 avril 2018), le Secrétaire d’État Francken a explicitement mentionné le caractère non contraignant du Traité de migration comme l’un des points importants de la position belge.
Pour ce genre d’engagement sans obligation on dit souvent qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet de gêne ou de honte. Un ministre d’un État-membre européen, par exemple, hésite à se présenter à un sommet européen s’il n’a pas libéralisé, privatisé ou détricoté socialement autant que ses collègues l’avaient convenu de manière informelle dans la préparation. Mais il y a peu de chances que les ministres responsables des migrations aient honte, les uns des autres, s’ils ont accueilli moins de demandeurs d’asile que prévu, bien au contraire.
Cependant, contraignant ou non, un tel traité donnerait aux gouvernements l’occasion de se congratuler et de faire référence à leurs nobles objectifs ; le rejet de l’Autriche a d’ailleurs été immédiatement utilisé par le président de la Commission européenne, Juncker, comme une occasion de le dénoncer comme une trahison des valeurs européennes. L’hypocrisie est donc l’atout principal : comme l’a dit Amnesty International, pendant que leurs diplomates négociaient le traité, les gouvernements s’attaquaient aux ONG qui essayaient de sauver les migrants de la noyade.
En ce qui concerne le contenu du traité, il comprend 23 objectifs pour une meilleure gestion des migrations aux niveaux local, national, régional et mondial, comprenant une foule de grands et beaux principes. Citons en vrac : – Les raisons de la migration forcée doivent être réduites afin que les gens puissent vivre en paix et dans la prospérité dans leur propre pays- la coopération internationale doit permettre aux migrations de se dérouler de manière sûre et ordonnée – les migrants doivent avoir accès aux « services de base » dans les pays d’arrivée- leurs qualités doivent être développées davantage- toute discrimination doit être éliminée, etc… On y trouve parfois un sens frappant du détail pratique, comme le fait d’éviter des coûts de transfert élevés lorsque les migrants envoient de l’argent dans leur pays d’origine ! Ou encore : les migrants doivent pouvoir se rendre dans leur pays d’origine et en revenir en toute sécurité ; il faudrait atténuer les facteurs négatifs et structurels qui empêchent les individus de trouver et de conserver des moyens de subsistance durables dans leur pays d’origine et les forcent à rechercher un avenir ailleurs ; réduire les risques et les vulnérabilités auxquels sont exposés les migrants aux différentes étapes de la migration en promouvant le respect, la protection et la réalisation de leurs droits de l’homme et en prévoyant la fourniture d’une assistance et de soins ; tout en cherchant à répondre aux préoccupations légitimes des populations, le tout en reconnaissant que les sociétés subissent des changements démographiques, économiques, sociaux et environnementaux à différentes échelles qui peuvent avoir des incidences sur les migrations ou en découler ; il faudrait s’efforcer enfin de créer des conditions favorables qui permettent à tous les migrants d’enrichir nos sociétés grâce à leurs capacités humaines, économiques et sociales, et facilitent ainsi leur contribution au développement durable aux niveaux local, national, régional et mondial.
En général, ce traité est un catalogue d’intentions vagues et d’appels pieux, sans accords ni engagements précis. De plus, de nombreuses dispositions semblent légitimer les pratiques les plus répréhensibles dont nous sommes témoins aujourd’hui. Par exemple, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, appelée communément Frontex, qui contrôle des frontières de l’Union européenne, peut se vanter d’appliquer déjà un traité qui déclare : « Élaborer des accords de coopération technique permettant aux États de demander et d’offrir des moyens, des équipements et toute autre assistance technique pour renforcer la gestion des frontières » ; qui plus est « particulièrement dans le domaine de la recherche et du sauvetage ainsi que d’autres situations d’urgence »… mais sans doute ne s’agit ici de rien de plus que d’une figure de style.
En ce qui concerne les sans-papiers (entrées ou séjour irréguliers), la question est posée de savoir si «… la réglementation actuelle est bien adaptée et si les sanctions sont équitables » En d’autres termes, du verbiage diplomatique ! Toujours en ce qui concerne l’enfermement des migrants, le traité recommande de ne s’en servir que « comme solution de dernier recours » ; et n’interdit même pas explicitement la détention des enfants, elle demande seulement que des alternatives soient recherchées, « en particulier pour les familles et les enfants ».
VIVE LA MIGRATION ?
Le succès rapide du Pacte sur les migrants tient donc en grande partie au fait qu’il n’exige pas grand-chose tout en offrant aux gouvernements l’occasion de mettre une plume humanitaire à leur chapeau. Cette impression est encore plus renforcée par le fait qu’en 1990, par exemple, une convention a été votée, également au sein des Nations-Unies, pour protéger les migrants et leur famille. Dans ce cas-ci, les signataires se sont engagés à transposer les dispositions de la Convention en droit national. Mais aucun pays « développé » ne l’a signé, il a même fallu attendre 2003 pour que vingt signataires (du Sud) se réunissent pour que la convention puisse enfin commencer……
La grande nouveauté avec ce Pacte sur les Migrations, c’est que non seulement elle préconise une meilleure protection des migrants mais que la migration est présentée comme un phénomène explicitement positif. C’est le point 8 de la Convention (notre traduction) : « Tout au long de l’histoire, la migration a fait partie de l’expérience humaine et nous reconnaissons qu’elle est une source de prospérité, d’innovation et de développement durable dans notre monde globalisé, et que ces effets positifs peuvent être optimisés en améliorant la gestion des migrations ».
De nombreux autres passages demandent également que la migration devienne un récit positif (y compris dans les médias, qui sont désignés comme partie prenante dans la gouvernance de la migration), un récit qui est inscrit dans l’Agenda 2030 des Nations Unies pour le développement durable. Insensiblement, l’appel au respect pour le migrant évolue vers une représentation de la migration elle-même comme une évolution bienvenue, voire même comme une formule de développement durable.
À partir de 2007, des discussions intergouvernementales sur la migration commenceront au sein du Forum mondial sur la migration et le développement (FMMD). En 2011, le Forum économique mondial de Davos a commencé à s’impliquer et a demandé que la mobilité de la main-d’œuvre devienne une priorité ; déjà en décembre de la même année, le secteur privé a été inclus en tant que partenaire au sein du FMMD. Le Forum économique mondial associe également la Commission européenne, ce qui débouchera en 2013 sur la publication d’un document intitulé The Business Case for Migration. Quelques déclarations à ce sujet montrent clairement ce qui intéresse la Voix du secteur privé :
- Des procédures d’immigration souples sont nécessaires pour faciliter la circulation des travailleurs hautement qualifiés entre les pays et les lieux d’affaires ;
- L’importation de compétences peut combler temporairement des pénuries dans des secteurs spécifiques ;
- La réforme de l’immigration devrait se concentrer sur la facilitation de l’immigration des compétences et des talents tout en protégeant les droits des migrants ;
- L’augmentation des compétences des migrants en fait de meilleurs consommateurs ;
- La compétitivité des entreprises, dont dépendent la plupart des économies modernes, peut clairement être renforcée par les migrants et les migrations ;
- La migration était autrefois comprise comme une relation entre un individu et un État. Aujourd’hui, il est mieux compris comme une relation entre un individu et un employeur. [ !!]…
Il était évident que les souhaits des grandes entreprises ne pouvaient pas s’exprimer aussi clairement dans un texte de l’ONU, mais les entrepreneurs peuvent être satisfaits que leur rêve d’une mobilité mondiale de la main-d’œuvre ait été clairement reproduit dans une convention aussi « favorable aux migrations » de l’ONU. Il n’est donc pas étonnant que l’accord ait été accueilli avec enthousiasme par les grands patrons. Pas besoin d’être grand clerc pour deviner dans quelle mesure ces considérations ont joué un rôle dans la politique (temporaire) du Willkommen d’Angela Merkel. C’est l’illustration qu’il est impossible aujourd’hui de comprendre la question de la migration en dehors de la question du travail, sans une compréhension adéquate de la nature du capitalisme actuel, à savoir la mondialisation néolibérale.
ET ALORS ?
La migration : une histoire positive ? Une contribution au développement durable des pays pauvres ? C’est un conte de fées cynique de la classe entrepreneuriale. Car même quand il s’agit plutôt d’un petit groupe de personnes hautement qualifiées (informaticiens, techniciens, médecins…) ; leur émigration représente une perte financière et sociale pour le pays de départ mais c’est principalement cette fuite des cerveaux qui intéresse le monde des entreprises occidental. Et il ne s’agit généralement pas de personnes qui, au risque de leur propre vie, tentent d’échapper à la misère. Car pour les désespérés qui constituent l’essentiel de l’émigration réelle et pour lesquels des solutions devraient être élaborées, le Pacte sur les Migrations n’a que peu ou rien à offrir. Ce sont des « réfugiés économiques » qui sont souvent présentés comme des profiteurs et qui ne peuvent invoquer le statut de réfugié (et donc pas non plus celui d’une autre convention des Nations Unies, le Pacte mondial sur les réfugiés mentionné ci-dessus).
Comme élément positif, le Pacte sur les Migrations fait également référence à l’argent que les migrants peuvent envoyer à leur famille dans leur pays d’origine, ce que l’on appelle les transferts de fonds ; les pays signataires vont même essayer de réduire les coûts de transfert à 3% (en encourageant un marché compétitif et innovant des transferts de fonds). Les organisations de développement soulignent par ailleurs que ce flux d’argent vers les pays en développement dépasse souvent l’aide au développement occidentale ; ainsi un quart du PIB du Népal provient des transferts de fonds.
Quiconque se préoccupe un tant soit peu du sort des familles pauvres du Sud est bien sûr heureux qu’une partie des besoins de ceux restés au pays, puissent être satisfaits de cette manière, souvent au détriment du travail pénible de ceux qui font ici les sales boulots mais présenter et proposer cela comme forme de développement durable ainsi que le fait le traité est indécent ; c’est comme si un gouvernement allait proposer la construction de bidonvilles comme une solution au problème des sans-abri.
De plus, l’argent qui revient au pays de départ n’est qu’un aspect de la situation financière de la migration de travail. Par exemple, l’expert mexicain en développement Delgado Wise estime que l’éducation et la formation des travailleurs qui ont émigré du Mexique aux États-Unis ont coûté deux fois plus cher pendant la période couverte par l’ALENA que le montant des envois de fonds. Et en conclusion, il affirme que la migration de main-d’œuvre est une subvention du Nord par le Sud.
Nous sommes évidemment bien conscients de l’exploitation spécifique de la main-d’œuvre émigrée. C’est pourquoi la seule attitude possible que nous devrions adopter à l’égard des réfugiés et des migrants économiques est celle de la solidarité.
Ou comme le dit le dirigeant syndical allemand Hans-Jürgen Urban : « Pour la gauche, l’aspect de classe de la question migratoire doit être que la plupart des réfugiés doivent être considérés comme appartenant à une classe mondiale de personnes qui travaillent ou vivent dans la dépendance ; les intérêts communs peuvent ainsi constituer la base d’une politique de solidarité ».
C’est une réponse immédiate à ceux qui pensent que l’État-providence devrait être protégé des migrants. Ici aussi, Urban indique une voie à suivre résolument différente : l’expansion de l’État-providence, qui ne devrait plus uniquement reposer sur la nationalité. Et en ce qui concerne le financement, il défend une « redistribution politique de classe », dans laquelle les grosses fortunes et les revenus élevés contribuent plus au budget de l’État (une mesure qui n’est, bien sûr, pas mentionnée dans le traité des migrations patronal de l’ONU). Avec une lutte de ce type pour l’élargissement de l’État-providence, la gauche couperait l’herbe sous le pied de ceux qui seraient tentés par les sirènes xénophobes de la droite, qui commence à vouloir défendre l’État-providence après l’avoir à moitié démantelé. La gauche ferait ainsi une belle synthèse entre, d’une part sa tradition internationaliste et de l’autre, la lutte contre la casse sociale dans son propre pays.