La pagaille meurtrière qui sévit à l’aéroport de Kaboul depuis quelques jours défraie la chronique internationale. De tous côtés afflue une population désespérée, dont des familles entières qui campent non seulement dans les salles de l’aéroport, mais encore tout le long des routes qui y mènent. Des personnes ayant même les papiers valables sont bloquées chez eux, tant les chemins sont bouchés par une véritable marée humaine qui attend, des jours et des nuits entières, sans manger ni boire ni accès aux W.-C, le tout sous un soleil tapant. « Plus encore que les Talibans, ce sont ces personnes qui bloquent la route, serrées les unes contre les autres » me raconte Hashem* à partir de Kaboul, qui vient de rebrousser chemin de l’aéroport après une attente de 72 heures. « La plupart n’ont ni passeport ni visa et beaucoup sont venus à pied de leur province. En plus, ceux, comme mon oncle qui a travaillé pour le gouvernement à Kunduz*, qui ont fui leur foyer en famille parce qu’ils craignent les représailles des Talibans, leur maison est immédiatement pillée et s’ils reviennent ensuite, ils ne retrouvent plus rien ». Hashem travaille depuis des années pour une entreprise allemande qui a, en principe, promis d’évacuer ses employés et leurs familles.
Les évacuations ont déjà commencé depuis quelque temps. Dès le mois de mai, les Américains rapatriaient les leurs de Kaboul. Le 14 juillet dernier, la France affrétait un avion pour tous les ressortissants français en Afghanistan. Les interprètes afghans pourtant menacés de mort ne faisaient pas partie du convoi. Une fête cent pourcent nationale, pour le coup … Ce qui signifie qu’une organisation cohérente des rapatriements était et demeure parfaitement possible. Tous savaient que Kaboul allait tomber et cela depuis bien plus d’un mois. Est-ce possible que le pays le plus puissant du monde puisse à ce point faillir à une mission aussi prévisible ?
Et pourtant, en se remémorant un passé par si lointain, on constate que les Américains savent organiser un rapatriement d’urgence. Le 11 septembre 2001, comme chacun sait, deux avions de ligne ont été détournés pour frapper directement les Tours Jumelles à New York. 15 sur 19 des assaillants étaient de nationalité saoudienne, menés par un prince royal saoudien Osama bin Laden, qui menait des attaques importantes contre les États-Unis depuis plusieurs années. Le surlendemain, alors que tout survol de l’espace aérien était interdit aux États-Unis, se déroulait l’évacuation du personnel de l’Ambassade d’Arabie Saoudite ainsi que plusieurs dignitaires de la famille royale.
Avec la bénédiction du président Bush et la FBI (qui devait le nier plus tard) huit avions s’arrêtant à 12 destinations différentes ont réussi à évacuer 140 personnes dans le plus grand des secrets. Il y avait à bord, entre autres, un cousin, le prince Ahmed Salman bin Albulaziz Al Saud dont on devait apprendre plus tard les liens actifs avec Al-Qaeda et le fait qu’il avait été informé de l’attentat, ce qui devait être révélé par l’interrogatoire par la CIA d’un haut fonctionnaire d’Al-Qaeda, Abu Zubeida, capturé au Pakistan en 2002. Le journaliste Gerald Posner qui mena une enquête extrêmement fouillée, Why America Slept, fit remarquer que ledit prince, ainsi que deux de ses jeunes cousins également princiers et impliqués dans l’histoire, devaient tous mourir mystérieusement à quelques jours d’écart avant qu’on ne puisse les interroger.
Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cet incident peu commenté en Europe au sujet des intentions réelles de l’entreprise punitive du Président Bush en Afghanistan. Mais dans un premier temps, un fait saute aux yeux : les États-Unis étaient et demeurent parfaitement capables d’organiser l’évacuation d’une population à risque sur un terrain de guerre.
Pour commencer, il n’y a pas que l’aéroport de Kaboul en Afghanistan, il reste celui de Bagram, cette énorme base militaire des États-Unis et de l’OTAN, abandonnée sans prévenir en pleine nuit, le 2 juillet dernier. Quelque 3,5 millions d’objets intégralement répertoriés par les soldats américains y sont restés, pillés depuis. Et pourtant subsistent deux pistes dont, pour citer l’article paru dans l’Arab News: L’une des deux pistes, longue de 3 660 m. construite en 2006… comprend un salon destiné aux passagers, un hôpital de cinquante lits ainsi que des tentes gigantesques, de la taille d’un hangar, chargées de matériel et de meubles. Réellement de quoi faire patienter et embarquer des passagers civils en grand nombre. Il suffisait d’aller les chercher en hélicoptère sur des points de regroupement à Kaboul, ce qui a déjà été entrepris pour le personnel de plusieurs ambassades à Kaboul.
Ajoutons que lorsque cette piste a été construite, bien des éléments montraient que les Américains se préparaient déjà à quitter un pays condamné au marasme perpétuel, comme s’ils ne croyaient qu’à moitié à leurs propres efforts de ‘nation building’ Dans les années 2005-6, les Talibans avaient créé une alliance contre le gouvernement Karzaï avec des groupes concurrents mais très puissants dont le Hezb-e-Islami mené par l’increvable Gulbeddin Hekmatyar, un des chefs de guerre les plus sanguinaires depuis la guerre contre l’URSS (et à cette époque, grand chouchou des Américains, selon William Thornton et d’autres). De plus les Talibans, en 2006, avaient mené des opérations musclées à Kandahar, leur ancien fief. Ajouter à tout cela que désormais, les Talibans encourageaient la culture du pavot et l’opium et en étaient de devenus de grands trafiquants mafieux construisant même des raffineries d’héroïne à l’intérieur du pays. En bref, les Talibans étaient un train d’acquérir une assise et un savoir-faire bien plus étendus qu’à l’époque du Mollah Omar.
Serait-il donc possible de soutenir que très tôt, les Américains et l’Otan prévoyaient une reprise du pays à moyen ou à long terme par les Talibans ? Selon le grand expert Barnett Rubin , ceux-ci étaient préoccupés dès 2007 à forger une image d’eux-mêmes en tant que parti politique et non pas d’organisation terroriste- et cela par des tentatives diplomatiques dirigées vers les États-Unis par l’entremise de l’Arabie saoudite, puis l’Allemagne et le Qatar. Les négociations entreprises à Doha en septembre 2020 ne prennent que la suite de tractations tortueuses avec les États-Unis et leurs alliés.
Alors pourquoi mettre en place un tel scénario d’auto-destruction ? Si Biden comme Macron (chacun soucieux de leur électorat de droite) a déclaré que désormais l’ingérence directe, tellement années 90, n’était plus au goût du jour, pourrait-on imaginer que ce chaos était prévu au programme ? Si les Américains ont quitté le territoire afghan, ils se replieront très certainement sur leur base arrière au Pakistan, ce qu’ils ont toujours fait depuis les années 1970. C’est le lieu idéal pour contrôler de plus près les agissements des gouvernements iranien, russe et chinois qui ont déjà annoncé leur intention de traiter avec un gouvernement taliban. Une instabilité permanente en Afghanistan accompagnée de trémolos humanitaires permettrait d’éviter la création d’un axe uni entre ces trois puissances régionales, perspective malvenue pour la domination américaine menacée. Autrement dit, un nouveau chapitre de la Guerre froide s’ouvre aujourd’hui qui garantit la pérennité des actions de répression internationales au nom de la War on Terror, la guerre contre le terrorisme décrétée par le président Bush en 2001. Et l’Union Européenne qui s’était donnée comme mission, entre autres, de payer les salaires du Ministère de l’Intérieur, en lui insufflant en prime les valeurs de droits humains qui lui sont si chers, semble avoir été exclue de ces savants calculs. Et ne peut à présent que déplorer son échec culturel et humaniste sur ce territoire sacrifié à la plus sinistre Realpolitik ainsi que sa participation vraisemblablement contrainte à toute future « guerre contre le terrorisme. »
En contemplant ces images désespérées de l’aéroport de Kaboul, force est de constater que le plus imprévisible n’est pas le retrait unilatéral des États-Unis et leurs alliés mais le déferlement massif d’une population terrifiée dont la seule issue paraît être de quitter un pays auquel elle ne croit plus. Ces dizaines de milliers de personnes affluant de tous les coins de l’Afghanistan ayant bénéficié quelque peu de la modernisation ont, in fine perdu la confiance en la validité de tout ce que l’Occident a tenté de mettre en place pendant vingt ans. Les prisons ont été vidées par les Talibans et les criminels – jugés par une cour d’un état afghan désormais délégitimé- relâchés dans la nature. On peut craindre des règlements de compte des plus sanglants, en particulier contre les femmes qui ont osé porté plainte contre la violence et le viol. De plus l’islamisme le plus mysogine qui n’a jamais disparu, revient à l’avant-scène, renforcé par les diverses factions – dont l’État islamique- qui concurrencent les Talibans. Les principales victimes de cet abandon sont les jeunes, majoritaires en Afghanistan, puisque l’âge médian est de 18.4 ans, pour qui l’époque des Talibans du siècle précédent était déjà de l’histoire ancienne. L’avenir des jeunes femmes urbanisées est le plus menacé de tous. Si depûis vingt ans, une partie de la population afghane avait pu profiter de certains avantages matériels, l’essentiel, à savoir ses droits humains en tant que citoyens et partenaires de cette modernité s’est effondré. Quel lamentable constat d’échec ! Du point de vue de ce peuple afghan sur les routes, les institutions économiques, sociales, éducatives, sanitaires sont condamnées à s’écrouler dès l’arrivée des Talibans. De plus, le PIB est en chute libre depuis 2012, situation que les pouvoirs occidentaux auraient pu prendre au sérieux, s’ils avaient réellement à cœur l’avenir de l’Afghanistan. En bref, si l’on ne peut pas croire à la proposition civilisatrice occidentale, on ne peut que se fier aux Talibans dont le moins qu’on puisse dire, qu’ils tiennent leurs promesses. De plus, armés à présent d’outils modernes, d’un savoir-faire technologique et commercial (sinon de la capacité de gouverner) ils risquent d’être plus implacables que jamais à l’égard des citoyens d’un Afghanistan en plein effondrement.
*Les noms ont été changés
Carol Mann, chercheure associée à Paris 8 est l’auteure de Femmes afghanes en guerre aux Editions le Croquant (2010) et De la burqa afghane à la hijabista mondialisée, Une brève sociologie du voile afghan et ses incarnations dans le monde contemporain aux Editions L’Harmattan (2017) ainsi que de nombreux articles sur l’Afghanistan