ALAIN GRESH, Orient XXl, 11 MARS 2020
L’information a été rapidement mentionnée, parfois avec étonnement, puis reléguée au second plan avant de disparaître des écrans radars des médias. Pourtant, l’accord signé le 29 février 2020 entre les talibans et le gouvernement américain — le premier dans l’histoire contemporaine négocié directement entre un État et un mouvement de guérilla étranger, ou plutôt une « organisation terroriste » — devrait mettre fin à la plus longue guerre menée par les États-Unis depuis leur création. S’il est encore trop tôt pour savoir s’il sera appliqué, ce texte aurait dû provoquer des débats passionnés et quelques autocritiques contrites, aussi bien aux États-Unis que dans les pays européens qui ont participé, deux décennies durant, à cette triste équipée, notamment parmi tous les intellectuels et cette poignée d’orientalistes qui l’ont justifiée.
D’abord parce que l’accord confirme la stupidité de la formule, ressassée ad nauseam : « on ne négocie jamais avec les terroristes ». Le gouvernement israélien, si prompt à dénoncer le laxisme des autres, est lui-même en tractation depuis des années avec le Hamas sur Gaza. Ensuite parce que, selon toute probabilité, le retrait américain livrera le pays aux talibans — ce que vient de reconnaître le président Donald Trump —, c’est-à-dire qu’il nous ramènera à la situation d’avant la guerre déclenchée par les États-Unis au lendemain du 11-Septembre, personne ne pouvant croire que le pouvoir de Kaboul, dont la corruption et les divisions sont patentes, dont le président n’est chaque fois élu que grâce à des fraudes massives (deux candidats se sont autoproclamés vainqueurs lundi 9 mars) pourra tenir bien longtemps. Tout ça pour ça ?
Ainsi, dix-huit ans après le déclenchement de « la guerre contre le terrorisme », cette croisade qui a mobilisé plus d’une quarantaine de pays sous la houlette de Washington, les résultats sont désastreux et d’abord pour l’Afghanistan1 : poursuite de la destruction du pays que l’intervention soviétique avait déjà entamée ; des dizaines de milliers de victimes que nous voulions « libérer », des millions de réfugiés et de personnes déplacées, sans parler des crimes de guerre et contre l’humanité de Washington (et des talibans) sur lesquels la Cour pénale internationale (CPI) a décidé en mars 2020 d’ouvrir une enquête ; l’installation et le renforcement dans ce pays de l’organisation de l’État islamique (OEI).
Cette guerre n’a été soutenable tout au long de ces années que par les mensonges persistants, confirmés par le Washington Post en décembre 2019, des gouvernements américains successifs qui ont volontairement caché la situation à leur opinion,, tout en se vantant de progrès imaginaires dans la guerre.
UN IRAK MILLE FOIS PLUS BEAU
Si les médias américains ont largement contribué à cette omerta, certains intellectuels lui ont donné un fondement « scientifique ». Le plus emblématique d’entre eux est Bernard Lewis, décédé en 2018. Orientaliste de renom, d’origine britannique, connaisseur de la région, auteur d’une œuvre substantielle sur l’empire ottoman et la Turquie, il a pourtant rejoint la cohorte des faux savants, nourris de leur seule ignorance. Depuis l’accession de George W. Bush à la présidence des États-Unis, aveuglé par sa haine de l’islam — il fut, bien avant Samuel Huntington, l’inventeur du « choc des civilisations » (c’est ainsi que dès les années 1950, il analysait le conflit israélo-arabe) —, Lewis est devenu un conseiller écouté, proche des néoconservateurs, notamment de Paul Wolfovitz. Celui-ci, alors qu’il était secrétaire d’État adjoint à la défense, lui rendait un vibrant hommage en ces termes lors d’une cérémonie tenue en son honneur à Tel-Aviv, en mars 2002 : « Bernard Lewis nous a appris à comprendre l’histoire complexe et importante du Moyen-Orient et à l’utiliser pour nous guider vers la prochaine étape afin de construire un monde meilleur pour les prochaines générations.2 »
Un an plus tard, Bernard Lewis « guidait » l’administration vers sa « prochaine étape », l’Irak. Il expliquait que l’invasion de ce pays ferait naître une aube nouvelle, que les troupes américaines seraient accueillies en libératrices, et que l’on reconstruirait un Irak mille fois plus beau.
Dans cette longue guerre pour rien, la responsabilité de la France ne peut pas être écartée. La droite comme les socialistes ont longtemps suivi obstinément Washington, et envoyé des soldats qui y sont demeurés jusqu’en 2012. Dans une lettre aux dirigeants socialistes du 16 octobre 2009, le président Nicolas Sarkozy écrit :
Je me réjouis d’abord que vous affirmiez que la participation de la France à cette entreprise essentielle n’est pas remise en cause par l’opposition. Cet engagement est d’une importance cruciale pour notre pays.
Toutefois, au fil des ans, l’engagement français a molli, l’opinion publique étant de plus en plus hostile à cette lointaine expédition. Le 11 mars 2010, sous l’administration Obama, la CIA produisit une note dans laquelle il était suggéré « d’instiller un sentiment de culpabilité chez les Français, notamment les femmes, pour avoir abandonné les Afghans à leur sort ».
« APRÈS AVOIR VAINCU LE FASCISME, LE NAZISME ET LE STALINISME »
Ils pouvaient facilement trouver des relais auprès de nombreux intellectuels régulièrement invités dans les médias, qui ont contribué à faire croire que nous étions engagés dans une troisième guerre mondiale dont le champ de bataille s’étendait des montagnes afghanes à nos banlieues. Ce que proclamait le 1er mars 2006 une douzaine d’intellectuels, de Philippe Val à Caroline Fourest, et leur manifeste « Ensemble, contre le nouveau totalitarisme » : « Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme. » Parmi eux, l’inénarrable Bernard-Henri Lévy, celui-là même qui écrivait, au lendemain du renversement du régime des talibans (Le Monde, 21 décembre 2001) :
Les Américains […] l’ont gagnée, cette guerre, en faisant, au total, quelques centaines, peut-être un millier de victimes civiles… Qui dit mieux ? De combien de guerres de libération, dans le passé, peut-on en dire autant ? Et qu’attendent les Cassandre pour reconnaître qu’ils se sont trompés ? »
N’attendons pas de lui qu’il reconnaisse s’être trompé !
Mais c’est sans doute l’ancien premier ministre Manuel Valls qui a le mieux exprimé l’idéologie qui a nourri l’imaginaire de cette « troisième guerre mondiale » :
Pour combattre cet islamo-fascisme, puisque c’est ainsi qu’il faut le nommer, l’unité doit être notre force. Il ne faut céder ni à la peur ni à la division. Mais il faut en même temps poser tous les problèmes : combattre le terrorisme, mobiliser la société autour de la laïcité, combattre l’antisémitisme […] Il faut désormais une rupture. Il faut que l’islam de France assume, qu’il prenne totalement ses responsabilités.
Cet aveuglement et l’idée que la guerre que nous menions « là-bas » permettait d’éviter que le terrorisme arrive « chez nous », qu’il y avait une continuité entre « là-bas » et les « territoires perdus de la République » ont alimenté vingt ans d’aventures guerrières. La dernière d’entre elles est l’intervention au Mali, décidée par le président socialiste François Hollande, dont on sait maintenant qu’elle n’a pas plus de chance de déboucher sur une « victoire » qu’en Afghanistan. Dans les deux cas, la focalisation sur le « danger islamiste », la négligence des conditions locales, de la misère sociale, de la corruption des pouvoirs locaux, des griefs contre les Occidentaux signent une stratégie vouée à la faillite.
Que des orientalistes aient apporté leur caution à cet aventurisme criminel est regrettable. Mais réjouissons-nous, Bernard Lewis était extrêmement isolé dans la communauté scientifique américaine. Comme l’est aujourd’hui ce maigre quarteron d’orientalistes français, de Bernard Rougier à Hugo Micheron, qui ont l’oreille du pouvoir et des médias de droite, et inscrivent la reconquête des « territoires perdus de la République » dans une croisade mondiale dont l’échec est pourtant patent depuis longtemps.