L’impact sanitaire du COVID-19
Si l’impact sanitaire du COVID-19 en Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest (AO), semble limité – selon l’OMS, l’Afrique comptait au 23 mai 2020 74 256 cas et 2 040 décès (dont 425 dans la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, CEDEAO), mais des données sûrement sous-estimées – l’impact sanitaire total est énorme car la mobilisation des services de santé contre le COVID-19 a beaucoup réduit la lutte contre les trois autres fléaux que sont le paludisme et le sida, pour lesquels il n’y a pas non plus de vaccin, et la tuberculose. Au point que, selon l’OMS, les décès causés par le paludisme en Afrique subsaharienne (ASS) pourraient doubler pour atteindre 769 000 morts.
L’impact économique du COVID-19
L’impact économique est bien plus désastreux en Afrique subsaharienne que dans les pays occidentaux du fait de l’effondrement des prix des matières premières, à commencer par le pétrole, lié à l’effondrement de la demande des pays occidentaux en récession et à la paralysie des transports internationaux et intérieurs. Le Fonds monétaire international anticipe une baisse de 1,6 % du PIB de l’ASS en 2020 (après +3,1 % en 2019), dont une baisse de 3,4 % au Nigeria après +2,1 % en 2019, et de 5,8 % en Afrique du Sud après +0,2 % en 2019, les deux premières économies du continent, mais la baisse anticipée par la Banque mondiale pour l’ASS irait de -2,1 % à -5,1 %. Comme le souligne Broulaye Bagayoko, secrétaire permanent du CADTM Afrique, la dette extérieure de l’Afrique est de 365 milliards de dollars (Md$), dont 35 % de dette publique multilatérale, 32 % de dette publique bilatérale, 20 % à la Chine et 13 % à d’autres créanciers privés [1]. Ce n’est pas le moratoire consenti par le G20 jusque fin décembre 2020 du paiement des 12 Md$ du service de la dette publique bilatérale de l’ASS – les pays du Maghreb n’en bénéficieront pas, pas plus que l’Afrique du Sud car elle est membre du G20 alors qu’elle est de très loin le pays africain au service de la dette le plus lourd, de 11,9 Md$ en 2018, dont 10,5 Md$ à des créanciers privés –, et non son annulation, qui changera grand-chose puisque le service de la dette multilatérale de 8 Md$ et de la dette privée de 12 Md$ ne sont pas concernés par des moratoires. Si le remboursement des 12 M$ du service de la dette publique bilatérale pour 2020 sera étalé sur 3 ans, s’y ajouteront les intérêts de retard.
Le FMI ajoute que la pandémie a accéléré les fuites de capitaux des pays en développement de 90 Md$ de début février à mi-avril, dont d’Afrique, alors que les investissements directs étrangers (IDE) ont beaucoup faibli. Inversement, les transferts de fonds des Africains émigrés vers l’ASS, confinés et/ou ayant perdu leur emploi dans les pays occidentaux, auraient baissé de 23 %, de 48 Md$ en 2019 à 37 Md$ en 2020, alors que ces fonds sont traditionnellement plus importants que l’aide publique au développement des pays occidentaux. Ces transferts ont représenté 5,7 % du PIB au Nigeria en 2019, 9,1 % au Togo et 9,9 % au Sénégal.
Pour les échanges internationaux de céréales, des influences contradictoires de l’offre et de la demande ont joué sur les prix. Pour le riz et le blé, les restrictions à l’exportation des pays exportateurs privilégiant leur propre sécurité alimentaire, liées aussi au confinement des travailleurs de la logistique en Inde, ont entraîné des hausses significatives des prix internationaux (de 7 % de mars à avril 2020 pour le riz et de 2,5 % pour le blé) mais qui ne devraient pas durer du fait d’une forte hausse attendue de la production. Inversement, la hausse des prix a été limitée en Afrique par la dépréciation des monnaies des gros importateurs comme le Nigeria qui ont réduit leurs achats, les difficultés de transport et la forte baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, la Banque mondiale anticipant une baisse de 13 % à 25 % des importations alimentaires en 2020, alors que la production pourrait baisser de 2,6 % à 7 %.
Or la FAO avait déjà estimé que 237 millions de personnes souffraient de sous-nutrition chronique en ASS en 2018, et l’OMS que 73 millions de plus étaient en insécurité alimentaire en 2019, puis « La pandémie de coronavirus risque de venir aggraver en 2020 la situation des populations au bord de la famine, déjà en forte augmentation en 2019, et qui pourraient doubler en 2020 à cause du coronavirus, selon un rapport et une projection de l’ONU. Quelque 135 millions de personnes dans 55 pays affectés par les conflits et les problèmes climatiques étaient en situation ’d’insécurité alimentaire aiguë’ en 2019, indique le rapport mondial sur les crises alimentaires 2020… Un chiffre qui pourrait cependant doubler, à 265 millions de personnes en 2020, en raison de ’l’impact économique’ de la pandémie de coronavirus’ ». Le COVID-19 a aggravé les pénuries alimentaires car les mesures de confinement et l’éloignement physique ont entravé le stockage, la transformation et le transport des produits. Les ménages à faible revenu ont été les plus touchés par les restrictions de circulation, en raison de la perte de revenus et de l’impossibilité d’accéder aux marchés locaux. Ainsi de nombreux pays de la CEDEAO ont fermé leurs frontières avec leurs voisins, par exemple entre le Libéria et la Guinée, et le Sénégal a même interdit les transports entre la Casamance et le reste du pays, si bien que les avocats, les ananas et les mangues pourrissent faute d’acheteurs, entraînant l’effondrement des prix dans les zones d’exportation et leur hausse dans ceux qui ne peuvent plus s’y approvisionner.
Ces difficultés d’approvisionnement alimentaire se doublent de difficultés d’exportation des produits tropicaux, par exemple du cacao et des noix de cajou en AO, ce qui entraîne la chute des prix et des recettes budgétaires, notamment en Côte d’Ivoire, Ghana, Guinée-Bissau et Sénégal. Si certains États d’AO, dont le Sénégal, le Nigeria et la Côte d’Ivoire, ont pris quelques mesures de distribution alimentaire aux plus démunis, cela s’est fait à un niveau très insuffisant.
En Afrique comme en Occident, deux orientations opposées pour l’après-pandémie s’affrontent. Les gouvernements en place, l’Union africaine (UA), les pays occidentaux, les multinationales et les institutions internationales à leur service veulent reprendre très vite la croissance extravertie antérieure, tandis qu’à l’inverse la société civile jusque-là marginalisée veut refonder radicalement le paradigme dominant.
L’option de l’Union africaine d’un retour rapide à une croissance extravertie
Bien que le rapport de l’Union Africaine (UA) sur l’impact du COVID-19 sur l’économie africaine souligne la nécessité d’« augmenter la production agricole et améliorer les chaînes de valeur alimentaires pour répondre à la consommation intérieure et continentale » car « L’Afrique subsaharienne a dépensé près de 48,7 milliards de dollars US en importations alimentaires (17,5 milliards de dollars US pour les céréales, 4,8 milliards de dollars US pour le poisson », l’UA maintient une orientation extravertie générale attestée par trois recommandations : 1) que les plans de relance budgétaire des pays de l’OCDE « n’aient pas d’incidence au niveau mondial sur la restauration des chaînes de valeur mondiales au sein de l’OCDE, sapant ainsi les stratégies de transformation de la production africaine » ; 2) que les pays africains « accélèrent la mise en place de la zone de libre-échange continentale… pour parvenir à l’industrialisation le plus rapidement possible » ; 3) et qu’ils suivent les recommandations du rapport conjoint UA-OCDE sur « Les dynamiques du développement en Afrique, réussir la transformation productive » qui est un plaidoyer pour une extraversion accrue des économies africaines. Ainsi, « En Afrique australe, les pays sont confrontés à un risque de désindustrialisation prématurée. La part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB total est en repli depuis 2000. La stratégie d’industrialisation… entend profiter de la participation de l’Afrique du Sud aux chaînes de valeur mondiales et de la présence de multinationales pour aider les petites et les moyennes entreprises à prospérer ».
Le rapport UA-OCDE insiste sur l’attractivité des IDE et pour cela recommande de promouvoir « les pôles d’entreprises (ou ’zones économiques spéciales’, ZES) qui ’permettent à des gouvernements aux ressources limitées de tirer un parti maximal de leurs atouts en investissant dans une zone dédiée, au lieu de disperser leurs moyens. En attirant ainsi les IDE et en favorisant les transferts de technologie, ils se rapprochent de la frontière technologique mondiale. La densité relative supérieure d’entreprises, de fournisseurs, de prestataires de services et d’institutions connexes au sein de cet écosystème peut induire des retombées et des transferts de connaissance plus importants et, ainsi, accentuer l’effet des politiques menées… La plupart des pays d’Afrique n’offrent pas forcément suffisamment d’économies d’échelle et manquent des fondamentaux pour attirer autant d’IDE que leurs concurrents internationaux… Pour accroître les économies d’échelle, les pays d’Afrique doivent penser ’mondial’ et agir ’régional’ ».
La récession des pays occidentaux liée au COVID-19 et leur volonté de relocaliser leurs activités font peser des menaces sur leurs projets de délocalisation dans les pays à faibles salaires. Même s’il n’y a pas de risques de relocalisation immédiate des activités déjà délocalisées, notamment celles liées à des accords de libre-échange (ALE), leur extension est compromise. Le développement de l’industrie automobile en zones franches a été un succès au Maroc puisqu’elle est le premier exportateur du pays (27 % des exportations en 2019 avec un chiffre d’affaires à l’export de plus de 7 Md€) et emploie 180 000 personnes (avec les sous-traitants), dont 11 000 pour Renault et 1 700 pour PSA, les deux principaux constructeurs (400 000 véhicules pour Renault en 2018 et 100 000 pour Peugeot en 2019, qui n’a démarré qu’à la mi-2018). 90 % de leur production est exportée dont plus de 80 % dans l’UE, principalement en France (31 %), Espagne (11 %), Allemagne (9 %) et Italie (9 %), à droit de douane nul, compte tenu de l’accord d’association avec le Maroc, alors que le doit normal NPF est de 10 %. En outre Renault et Peugeot ne paient pas d’impôt sur les sociétés comme le souligne Oxfam-Maroc. Le 26 mai 2020 le Président Macron a annoncé un plan d’aides de 8 Md€ à la filière automobile avec injonction aux constructeurs français de maintenir en France la production des véhicules à forte valeur ajoutée, et, le 28 mai Renault a annoncé la suppression de 15 000 postes dans le monde (8 % de son effectif), dont 4 600 en France, avec une réduction de sa capacité de production mondiale de 4 à 3,3 millions de véhicules et la « suspension des projets d’augmentation de capacités prévus au Maroc et en Roumanie ». Le plan de sauvegarde de l’aéronautique française qui sera annoncé dans quelques jours pourrait faire peser les mêmes risques sur l’extension de ses délocalisations au Maroc et la politique de relocalisation de Trump plombe aussi les projets de Boeing au Maroc. Compte tenu des énormes dépenses d’infrastructures supportées par le Maroc pour installer ces zones franches, alors qu’il n’en retire aucune rentrée fiscale, cela a réduit d’autant les dépenses sociales et l’aide aux populations défavorisées, notamment rurales. Dans ce contexte, la nécessaire réorientation de l’économie marocaine pourrait être un moindre mal.
Le rapport UA-OCDE cite aussi un projet de ZES en zone rurale d’AO : « Créer des ZES peut valoriser les potentialités entre pays producteurs des mêmes biens. Des perspectives sont envisagées entre la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Mali pour donner un coup de fouet à l’agriculture de la région. Le projet de ZES Sikasso-Korhogo-Bobo Dioulasso (SKBO) a été signé en janvier 2017 pour coordonner et renforcer la coopération entre ces trois pays. Le processus est lancé depuis mai 2018, encourageant la création et le renforcement de projets industriels publics et privés’
et un article ajoute que ’le cadre institutionnel offrira d’importants avantages fiscaux aux investisseurs, notamment étrangers ».
Soulignons que, quand le rapport aborde la question des échanges intra-UA comme extra-UA, il insiste sur la nécessité de réduire les droits de douane ainsi que les mesures non tarifaires. À une seule exception implicite toutefois quand il écrit : « Dans certains cas, les politiques ont échoué à développer de solides chaînes de valeur régionales. C’est le cas par exemple de la filière minière en Afrique australe, qui reposait traditionnellement sur l’Afrique du Sud, véritable pôle d’approvisionnement en biens d’équipement. Or, depuis quelques années, l’arrivée d’intrants plus compétitifs en provenance de Chine sape la place de l’Afrique du Sud ».
La baisse des droits de douane est le credo de la ZLECAf (Zone de Libre-échange continentale africaine) puisque, selon la Commission des Nations unies pour l’Afrique (CEA ou UNECA), l’Union douanière continentale (UDC), pas encore adoptée, « se traduit par une plus grande ouverture sur le reste du monde que la ZLECAf en ce sens que la protection moyenne imposée par l’Afrique sur ses importations en provenance du reste du monde diminuerait à un niveau de 9,8 %, contre un niveau de 13,6 % avec la seule ZLECAf. Cela correspond à une amélioration de 27,9 % de l’accès au marché accordé par l’Afrique au reste du monde lorsqu’une UDC est mise en œuvre. Les économies non africaines bénéficieraient d’un accès plus large aux marchés africains dans les secteurs industriels que dans les secteurs agricoles et alimentaires. En conséquence, et par rapport à la création d’une ZLECAf, non seulement les importations africaines seraient stimulées (+3,4 % ou 21,6 milliards de dollars US) avec la mise en place d’une UDC – grâce à la baisse des droits de douane moyens imposés par les pays africains sur leurs importations en provenance du reste du monde – mais les exportations africaines augmenteraient encore plus (+4,2 % ou 27,6 milliards de dollars US) avec la réforme commerciale ».
Comme la baisse des droits de douane bénéficierait largement aux importations de consommations intermédiaires et équipements, le rapport en déduit que l’Afrique deviendra plus compétitive sur les produits manufacturés que les pays industrialisés (y compris émergents comme la Chine) puisque les coûts de main-d’œuvre y sont nettement inférieurs, notamment en ASS. Un raisonnement qui oublie que la productivité de la main-d’œuvre y est très inférieure à celle des pays où le coût de la main-d’œuvre est supérieur, notamment du fait de tout un ensemble de contraintes spécifiques à l’ASS qui feront longtemps obstacle à son intégration et à son développement : déficiences des infrastructures, notamment de transport ; de l’accès à l’énergie et à l’eau ; des compétences techniques ; du fonctionnement des administrations, notamment douanières ; de l’accès au crédit à des taux raisonnables ; de la forte disparité des politiques monétaires et des taux de change, en particulier l’absurdité du maintien du franc CFA dans l’UEMOA et la CEMAC [2] dont la nouvelle appellation ’ECO’ ne modifie pas la parité avec l’euro ; des énormes écarts dans les droits de douane, dans les niveaux de vie, les régimes politiques et leur faible démocratisation, etc. Par exemple, le transport de produits industriels de Chine à Lagos est moins coûteux qu’un transport du Nord au Sud du Nigeria et de même pour le maïs des États-Unis par rapport à celui du Nord Nigéria. Tant que ces contraintes ne seront pas levées, la ZLECAf, a fortiori si complétée par l’UDC, entraînera une perte accrue de recettes douanières et de compétitivité, donc d’emplois. Même si la ZLECAf n’est vraiment pas la solution, au moins la Banque mondiale recommande-t-elle de « favoriser des chaînes de valeur intra-africaines dans le cadre de l’Accord de libre-échange continental africain pour la substitution des importations ».
Il est étrange de constater que ni le rapport UA-OCDE ni les multiples rapports de l’UA sur la ZLECAf n’évoquent les APE (accords de partenariat économique) entre l’UE et les pays ACP, ni le dumping des exportations agricoles de l’UE lié à ses fortes subventions internes [3]. Il est vrai que le Conseil des ministres des pays ACP du 30 mai 2018 ayant défini le mandat de négociation de l’accord qui succèdera à l’Accord de Cotonou arrivant à expiration le 28 février 2020 a simplement demandé une « amélioration des régimes commerciaux préférentiels, tant pour les biens que pour les services, et des dispositions relatives à la coopération au développement des APE/APE intérimaires, afin de garantir que les États ACP, entre autres, tirent davantage d’avantages commerciaux et des gains en matière de développement sur lesquels reposent les APE ». Il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on sait qu’une bonne partie du budget des pays ACP est financé par la Commission européenne, qui soutient par ailleurs politiquement et financièrement la mise en œuvre de la ZLECAf. Ce qui s’explique par le fait que la baisse de 90 % des droits de douane programmée dans les échanges intra-africains bénéficiera beaucoup aux filiales des multinationales et banques de l’UE très présentes dans tous les pays d’Afrique, d’autant que cette baisse est supérieure aux 80 % imposés sur ses exportations aux pays ayant signé des APE. Comme il fallait s’y attendre, la proposition (fuitée) de la Commission européenne pour un nouvel accord confirme, à l’article 2 du chapitre 4 du titre 4, le bien-fondé des APE : « 4. Compte tenu de la nécessité de s’appuyer sur leurs accords commerciaux préférentiels et sur les accords de partenariat économique (APE) existants en tant qu’instruments de leur coopération commerciale, les parties reconnaissent que la coopération sera principalement renforcée pour soutenir la mise en œuvre concrète de ces instruments existants. 5. Ce faisant, les signataires des accords de partenariat économique (APE) réaffirment leur engagement à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer leur pleine mise en œuvre qui devrait être propice à leur croissance et à leur développement économique tout en contribuant à l’approfondissement des processus d’intégration régionale au sein des ACP ».
Un autre marqueur de cette orientation néolibérale du rapport UA-OCDE est la vielle lune de la nécessité de promouvoir l’enregistrement des terres agricoles en obtenant des titres fonciers individuels pour faciliter l’accès au crédit : « En Éthiopie et au Rwanda, la certification des droits de propriété agricole a renforcé la propension des agriculteurs à investir et, par conséquent, la productivité du secteur. En Éthiopie, la propension à investir dans des mesures de préservation du sol et de l’eau a augmenté de 20 à 30 points de pourcentage. Au Rwanda, les ménages enregistrés ont deux fois plus de probabilité (10 %) d’investir que ceux dont les terres ne sont pas déclarées ». C’est pourquoi la même recommandation est faite pour l’AO : « En Afrique de l’Ouest, l’accès à la terre s’avère fondamental pour la transformation productive des économies agricoles. L’accès à la terre peut aussi faciliter la stabilité indispensable aux investissements, comme au Ghana, où la terre est disponible à grande échelle depuis les années 1900 (Frankema et Van Waijenburg, 2018). Il s’agit également d’un pilier crucial dans la consolidation de la paix et la sécurité. Des systèmes de cadastre ou de registres des terres restent à mettre en place, pour faciliter la collecte de données sur les revenus fonciers, voire la certification des mutations de propriétés, dans un contexte où le droit coutumier reste prédominant. Cet aspect gagnerait à être plus proéminent dans la poursuite de la mise en œuvre des Programmes nationaux d’investissement agricole (PNIA) et du Programme régional d’investissement agricole (PRIA) ainsi que l’offensive régionale pour la production alimentaire et la lutte contre la faim. Guère plus de 10 % des terres rurales se trouvent enregistrées dans la région (CUA/OCDE, 2018) ».
Déconnecter les politiques économiques africaines du néolibéralisme et refonder les politiques agricoles sur la souveraineté alimentaire
Selon la ’Déclaration des groupes africains pour la justice climatique sur COVID-19’ du 14 mai 2020 intitulée « Une nouvelle Afrique est possible ! » : « Malheureusement, la crise climatique ne s’arrêtera pas tant que le monde se concentrera sur la crise sanitaire de Covid-19… L’augmentation prévue des températures mondiales pour l’Afrique est un présage d’effondrement humain, sociétal et écologique… Les deux crises sont causées par les humains et trouvent leur origine dans la façon dont nos systèmes politiques et économiques traitent la Terre et sa population, mus par la soif de profit. Les sociétés transnationales (STN), en collusion avec les gouvernements africains et d’autres élites, opérant en toute impunité et au mépris des populations et de la planète, sont parmi les principaux responsables des crises énergétique, climatique, alimentaire et écologique actuelles… Nous ne pouvons pas revenir à la normale. Nous devons envisager un monde différent, une Afrique différente, afin que ce moment puisse marquer un tournant pour notre région et le monde ».
Comme de nombreuses contributions à ce numéro des Possibles se concentrent sur les nouvelles politiques économiques à mettre en place, on se limite ici à celles relatives aux politiques agricoles qui seront on l’espère en harmonie avec celles proposées par la majorité des organisations paysannes du Sud comme du Nord. Cette refondation agricole implique quatre étapes : une réforme radicale du foncier agricole ; garantir des prix agricoles durablement rémunérateurs ; promouvoir des systèmes de production agroécologiques ; compenser les hausses de prix agricoles pour les consommateurs et changer leurs habitudes alimentaires.
Ne plus rêver à l’insertion industrielle dans les chaînes de valeur mondiale
Rien n’a vraiment changé depuis que Samir Amin écrivait en 1980, dans L’avenir industriel de l’Afrique : « Jusqu’ici l’industrialisation du tiers monde n’a pas été envisagée pour servir au progrès de l’agriculture. À l’inverse des pays du centre, où la ’révolution agricole’ a précédé la ’révolution industrielle’, les pays de la périphérie ont importé la seconde sans avoir amorcé la première étape… Jusqu’ici l’industrie dans le tiers monde est parasitaire, au sens qu’elle nourrit son accumulation en ponctionnant le monde rural en termes réels (elle obtient sa main-d’œuvre à partir de l’exode rural) et financiers (ponction fiscale, termes de l’échange internes défavorables aux paysans, etc.), sans contrepartie soutenant le décollage de l’agriculture. »
Ce constat est repris en 2018 par Kako Nubukpo : « En rapport avec la forte prégnance de l’agriculture dans les pays d’Afrique subsaharienne, on peut, sans trop de risque de se tromper, affirmer que pour se placer sur une trajectoire de croissance durable, inclusive et résiliente, l’Afrique doit enclencher un processus de transformation structurelle reposant sur son potentiel agricole non exploité » [4].
Selon Gaëlle Balineau et Ysaline Padieu : « La transformation alimentaire représente 60 % de l’emploi manufacturier total au Niger et au Nigeria, entre 30 % et 40 % au Ghana, au Burkina Faso et au Mali… La capacité de réduction de la pauvreté du secteur manufacturier est surtout due à l’agro-industrie au Malawi, en Tanzanie et en Zambie. La demande croissante pour des produits alimentaires de haute qualité pourrait être le moteur du développement d’une agriculture à haute valeur jouée et intensive en main d’œuvre » [5].
On doit ajouter l’industrie textile pour approvisionner le marché intérieur, sachant qu’elle a été à la base de l’industrialisation de la plupart des pays du Sud, à commencer par l’Inde, ce qui serait un bon moyen de valoriser le coton africain pour le soustraire aux caprices de la fluctuation des cours mondiaux et au dumping des États-Unis et de l’UE. À condition de protéger efficacement cette production des importations à prix cassé de friperie exportée principalement par l’UE – 675 M$ en 2018 pour 581 000 tonnes –, 8 fois plus que celle exportée par les États-Unis (86 M$), qui ont pourtant menacé les pays de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est (CAE) de les retirer de la liste des pays bénéficiant de l’AGOA [6] s’ils suspendaient leurs importations de friperie, ce qui a fait plier le Kenya, et le Rwanda a été exclu de l’AGOA. Toutefois, si les importations de friperie de l’ASS venant de Chine ont été intermédiaires (287 M$) les importations de vêtements neufs venant de Chine ont représenté 57 % de ses importations totales (3 Md$ sur 5,3 Md$) alors que celles venant de l’UE ont été 12 fois inférieures et celles des États-Unis 149 fois inférieures. La capacité politique de l’ASS à protéger sa filière textile des pressions de la Chine sera mise à rude épreuve, mais il n’est pas impossible qu’elle montre plus de compréhension de ses intérêts politiques à long terme que l’UE et les États-Unis, totalement soumis à la volonté aveugle du capital privé.
Dans ce contexte on est tenté de préconiser pour l’ASS une stratégie modeste d’industrialisation renonçant à être compétitive au niveau des chaînes de valeur mondiales, comme le suggèrent Fatou Gueye et Alimadou Aly Mbaye : « La création d’emplois décents en Afrique passera plutôt par les millions de nano-entreprises (familiales, individuelles) qui emploient la quasi-totalité de la population africaine… Plus que 80 % des emplois en Afrique francophone sont des situations d’auto-emploi… Laissées à elles-mêmes, elles pourraient difficilement se fortifier et croître… Elles font en effet face à une multitude de contraintes, qui les maintiendraient dans les situations de précarité et d’informalité qui les caractérisent… Une troisième voie pourrait être celle consistant à créer des écosystèmes dans lesquels ces nano-entreprises pourraient se regrouper sous forme d’entreprises sociales et solidaires, et cela dans une logique de chaine de valeur… afin de leur faciliter un accès progressif à un statut formel, en favorisant ainsi une croissance inclusive » [7].
Refonder le développement agricole sur quatre piliers
La refondation du développement agricole sur la souveraineté alimentaire reposera sur quatre piliers : une réforme radicale du foncier agricole ; une garantie de prix agricoles durablement rémunérateurs ; la promotion des systèmes de production agroécologiques ; la compensation des hausses de prix agricoles pour les consommateurs et le changement de leurs habitudes alimentaires.
Une réforme radicale du foncier agricole
On ne peut fonder une politique agricole sur la souveraineté alimentaire, des prix agricoles rémunérateurs et des systèmes de production agroécologiques sans une réforme radicale préalable d’un accès pérenne au foncier agricole répartissant les droits à produire entre un grand nombre de paysans réunis dans des communautés villageoises. Car la terre fait partie des « communs ». Ceci est une proposition valable aussi bien pour le Nord que pour le Sud, pour l’UE comme pour l’Afrique. Mais c’est une réforme beaucoup plus facile à appliquer en ASS compte tenu des droits fonciers traditionnels, même si les lois foncières de la plupart des pays ont reconnu à l’État la propriété juridique éminente des terres et des droits d’usage aux communautés villageoises, les présidents de la République se sont généralement arrogés le droit d’accorder de façon opaque des concessions de très longue durée à des spéculateurs, qui plus est pour réexporter les produits alimentaires ou des agrocarburants. La sociologue Denise Paulme rapportait en 1963 que, selon un chef traditionnel nigérien : « À mon sens, la terre appartient à une grande famille dont beaucoup de membres sont morts, quelques-uns sont vivants et dont le plus grand nombre est encore à naître » et ajoutait : « En définitive, les droits fonciers font partie du statut des personnes, ils en sont un aspect : être sans terre équivaudrait à se trouver sans parents, situation inconcevable… Les régimes fonciers africains n’en présentent pas moins entre eux des différences sensibles… Mais partout, les liens entre les hommes comptent plus que les droits sur les choses. Les chefs politiques d’hier écoutaient volontiers les demandes de leurs sujets, ils s’efforcèrent de les satisfaire aussi longtemps que l’étendue que chacun pouvait désirer cultiver était la même pour tous. L’apparition d’une économie mercantile, entraînant d’une part le désir de s’enrichir sans limites et d’acquérir des biens jusque-là ignorés, d’autre part laissant entrevoir la possibilité de tirer un bénéfice du travail que d’autres exécutent pour vous, ébranle tout 1e système des tenures foncières et à structures sociales… Planificateurs et agronomes insistent sur la nécessité de réformes profondes pour éviter le chaos. Les sociologues et, avec eux, nombre d’Africains, répondront qu’une législation orientée par des motifs purement économiques déboucherait inévitablement sur le chaos social et la paupérisation » [8].
La dénonciation de la propriété individuelle des terres a été largement partagée par d’éminents économistes, au-delà de Marx. Ainsi pour le « Projet de Déclaration universelle pour le bien commun de l’humanité » inspiré par François Houtart : « L’appropriation des moyens de production et de circulation par des individus ou des sociétés à des fins d’accumulation capitaliste privée est contraire au bien commun de l’humanité et au bien vivre (Buen Vivir) et est donc interdite ». De même pour François Partant, « Au droit de propriété, qui est un moyen d’enrichissement individuel, est substitué un droit de jouissance perpétuelle, c’est-à-dire héréditaire et transmissible aux enfants qui désirent continuer l’activité de leur père. Ce droit, qui n’est évidemment reconnu qu’à ceux qui l’exercent (le paysan qui cesse cultiver sa terre y renonce et le perd), assure aux sociétaires la sécurité que donne la propriété, outre celle que représente l’appartenance à une collectivité solidaire » [9]. Dans Sur la crise, Samir Amin a rappelé que « La Chine et le Vietnam fournissent l’exemple, unique, d’un système de gestion de l’accès au sol qui n’est ni fondé sur la propriété privée, ni sur la ’coutume’, mais sur un droit révolutionnaire nouveau, ignoré partout ailleurs, qui est celui de tous les paysans (définis comme les habitants d’un village) à un accès égal à la terre… Idéalement, le modèle implique la double affirmation des droits de l’État (seul propriétaire) et de l’usufruitier (la famille paysanne). L’État garantit le partage égal des terres du village entre toutes les familles. Il interdit tout usage autre que la culture familiale, par exemple la location. Il garantit que le produit des investissements faits par l’usufruitier lui revienne dans l’immédiat par son droit de propriété sur toute la production de l’exploitation… à plus long terme par l’héritage de l’usufruit au bénéfice exclusif des enfants demeurés sur l’exploitation (l’émigré définitif perd son droit d’accès au sol qui retombe dans le panier des terres à redistribuer) » [10]. Il est un fait que la garantie pour les paysans chinois de retrouver leur parcelle de terre au village explique à la fois qu’ils n’ont pas hésité à aller travailler une grande partie de l’année, voire plusieurs années de suite dans les grandes villes, notamment de l’est du pays, tout en étant assurés de retrouver leur parcelle au village.
Zihan Ren explique l’importance du programme de « revitalisation rurale » pour réduire la dépendance de l’économie chinoise du marché mondial : « En 2009… 25 millions de personnes sont revenues des villes côtières à la campagne pour cause de chômage. En raison de la forte demande de main-d’œuvre nouvelle dans les campagnes qui avaient reçu d’énormes investissements, le retour de ces travailleurs migrants n’a non seulement pas causé de graves problèmes sociaux, mais a également permis de prendre pleinement conscience de l’utilité économique des investissements ruraux et de promouvoir grandement la croissance économique… C’est pourquoi nous pensons que dans le contexte de la concurrence sino-américaine, la redécouverte du potentiel de l’économie rurale est le choix le plus judicieux et le plus important. L’histoire a prouvé que chaque fois que l’économie chinoise est confrontée à une crise, l’exploitation du potentiel de l’économie rurale est le seul moyen de réaliser un ’atterrissage en douceur’… de la crise » [11]. Cela vaut tout à fait pour l’Afrique contemporaine.
Garantir des prix agricoles durablement rémunérateurs
Compte tenu du déficit alimentaire croissant de l’Afrique, en particulier de l’ASS si l’on exclut les produits qui ne sont pas des produits alimentaires de base et sont essentiellement exportés – café, cacao, thé, épices, coton, fleurs – et de l’explosion à venir de la population, la priorité est de promouvoir la production des produits alimentaires de base, ce qui implique de garantir des prix stables et rémunérateurs aux producteurs. Pour ce faire, il suffit d’appliquer les outils qui ont été si efficaces pour les agriculteurs de l’UE avant la réforme de la PAC (Politique agricole commune) de 1992 : des prélèvements variables à l’importation représentés par la différence entre les prix rémunérateurs retenus pour la campagne agricole au stade de gros dans une zone représentative et les prix CAF (coûts-assurances-frêt) dans l’un des principaux ports (ou aéroports ou gares) d’arrivée sur le territoire national ou régional. Comme les prélèvements variables sont établis en monnaie nationale (ou régionale), cela assure une bien meilleure protection que des droits de douane ad valorem représentant un pourcentage du prix CAF à l’importation généralement libellé en dollars ou en euros, compte tenu de la forte fluctuation des prix mondiaux en dollars et des taux de change. La réfutation des objections à la mise en œuvre des prélèvements variables est établie dans le livre Réguler les prix agricoles
[12].
Il va de soi que la mise en place de prix agricoles rémunérateurs n’est pas crédible au niveau de l’ensemble de l’UA mais doit se faire si possible au niveau de chaque communauté économique régionale (CER) comme la CEDEAO en AO ou la CAE en Afrique de l’Est qui disposent en principe d’un TEC (tarif extérieur commun) même s’il n’est pas bien respecté. Le relèvement des prix agricoles à un niveau rémunérateur s’étalerait sur une période de 5 à 10 ans, parallèlement à des mesures protégeant le pouvoir d’achat des ménages défavorisés.
Pour que les prix agricoles rémunérateurs stimulent la production individuelle des producteurs encore faut-il que soient financés par l’État et/ou les collectivités territoriales en amont et en aval de la production toutes les mesures d’accompagnement nécessaires : accès au crédit agricole à des taux raisonnables, améliorations des routes, sanctions dissuasives des prélèvements illicites des forces de l’ordre sur la commercialisation des produits, infrastructures minimales et surveillance du bon fonctionnement des marchés locaux, aides à la constitution de stocks villageois de produits vivriers et surveillance de la spéculation des commerçants, etc.
Promouvoir des systèmes de production agroécologiques
Alors que, sous couvert d’une ’agriculture doublement verte’, les firmes multinationales de l’agrobusiness et même la Banque africaine de développement s’efforcent de promouvoir le modèle conventionnel dominant de systèmes de production intensifs en engrais chimiques, pesticides et motorisation lourde, voire OGM, il est indispensable aussi bien pour lutter contre l’effet de serre que pour le maintien de la biodiversité et la hausse durable des rendements, de promouvoir des systèmes de production agroécologiques à forte intensité de main-d’œuvre dans des exploitations de superficie limitée [13]. Le meilleur et peu coûteux moyen de vulgarisation consiste à financer les échanges d’expérience entre les agriculteurs.
Compenser les hausses de prix agricoles pour les consommateurs et changer leurs habitudes alimentaires
Autant il est indispensable d’augmenter et de stabiliser les prix aux producteurs, autant cela ne doit pas pénaliser la grande majorité des consommateurs au pouvoir d’achat très limité et qui consacrent déjà une forte part de leur budget à l’alimentation. D’autant qu’alors cela donnerait lieu à des émeutes de la faim comme on l’a constaté à de nombreuses reprises, en particulier durant la flambée des prix alimentaires des années 2008-09.
Il existe évidemment des solutions à ce problème mais qui impliquent une aide internationale importante durant une dizaine d’années pour financer des programmes d’aide alimentaire intérieure s’inspirant des politiques de l’Inde, des États-Unis et du Brésil (de l’époque du Président Lula). Les ménages recevraient des coupons d’achat en produits vivriers locaux disponibles dans des boutiques agréées en fonction de leur niveau de vie, et la disponibilité des produits vivriers serait renforcée par l’aide à la constitution de stocks villageois (ou de communes rurales) payés à des prix minima aux producteurs, comme en Inde, mais en évitant la constitution de stocks massifs qui sont difficiles à conserver en bon état et impliquent une gestion bureaucratique. La loi indienne sur la sécurité alimentaire nationale de 2013 a prévu une allocation de 5 kg/mois, soit 60 kg par an, de céréales de base (essentiellement blé et riz) par personne pour 75% de la population rurale et 50% de la population urbaine et des allocations supplémentaires à certains groupes défavorisés dont les femmes enceintes et jeunes enfants et le subventionnement des repas scolaires de midi. Incidemment l’Inde a accordé 5 kg de plus pour 3 mois à 80 % de la population pour alléger le coût du COVID-19.
En se basant sur l’exemple de l’Inde cela impliquerait pour l’ASS, dont 60 % de la population était rurale en 2018, de subventionner 42,5 Mt de produits vivriers locaux (céréales, haricots secs, huile, tubercules, voire bananes plantains) par an. Toutefois les dysfonctionnements du système indien ont conduit à des améliorations récentes, dont le versement en espèces sur carte électronique par ménage (impliquant un compte bancaire) leur permettant d’acheter dans des magasins agréés, voire sur le marché dans certaines conditions. Pour l’ASS il faudrait évaluer les besoins de financement de façon précise, mais on peut en première approximation se baser sur environ 15 Md$ par an dans la mesure où l’Inde a notifié à l’OMC 16,3 Md$ pour son aide alimentaire intérieure pour 2016-17 (dernière notification). Cette aide pourrait être mobilisée par des prêts concessionnels de l’AID, filiale de la Banque mondiale, sur une échéance de 35 ans avec différé d’amortissement de 10 ans. Cela peut paraitre très élevé mais cela serait très rentable en permettant de réduire le déficit alimentaire de l’Afrique, de lutter contre l’effet de serre et d’améliorer la biodiversité tout en créant les dizaines de millions d’emplois chaque année pour les jeunes entrant sur le marché du travail.
Il faut enfin changer les habitudes alimentaires des Africains en les détournant de la consommation de produits alimentaires de base que le climat de l’Afrique ne permet pas de produire suffisamment et qui sont donc importés. Il s’agit principalement du blé et à un moindre égard du riz. En ASS, la production de blé – limitée à l’Afrique orientale de l’Erythrée à l’Afrique du Sud car le climat de l’AO et de l’Afrique centrale interdit sa production – est passée de 4,535 millions de tonnes (Mt) en 1999-2000 à 7,938 M en 2019-20, en hausse de 2,70 % par an et, comme la population a augmenté de 2,62 % par an (de 637 M en 2000 à 1,094 Md en 2020), la production par tête a pratiquement stagné (+ 0,08 %) [14]. Par contre la production de riz a augmenté de 7,150 Mt à 19,151 Mt, soit de 4,80 % par an et de 2,10 % par tête et par an. Mais les importations de blé ont augmenté plus vite que celles de riz : de 7,9 Mt en 1999-2000 à 26,2 Mt en 2019-20, soit de 5,9 % par an contre de 4,9 Mt à 13,5 Mt pour le riz, soit de 4,9 % par an. Comme les exportations de blé sont passées de 257 000 t à 960 000 t, la consommation (égale à production + importations – exportations) est passée de 12,1 Mt à 33,1 Mt, en hausse de 4,9 % par an et la consommation par tête de 2,3 % par an. Comme les exportations de riz sont passées de 18 000 t à 365 000 t la consommation est passée de 12,1 Mt à 32,3 Mt, en hausse de 4,8 % par an, soit de 2,2 % par tête et par an, pratiquement au même taux que pour le blé. Au total la consommation de blé + elle de riz est passée de 24,2 Mt à 65,5 Mt, tandis que celle des céréales locales (mil + sorgho + maïs) passait de 67,8 Mt à 85,60 Mt, traduisant une hausse de 64 % (de 26,4 % à 43,3 %) de la part du blé + riz dans la consommation céréalière totale.
C’est qu’en effet les rendements des céréales locales ont très peu augmenté en 20 ans : de 0,14 % par an pour le mil (de 694 kg/ha à 715 kg) et de 0,82 % pour le sorgho (de 820 à 973 kg) même s’ils ont augmenté de 1,18 % pour le maïs (de 1 590 kg à 2 033 kg, car il a bénéficié des engrais sur le coton en AO). Comme les Nations unies anticipent une population de 2,168 milliards en ASS en 2050, en hausse de 2,22 % par an depuis 2020, en conservant le taux annuel de hausse de la consommation par tête de 1999-2000 à 2019-20, les importations de blé passeraient à 130,4 Mt et celles de riz à 50,9 Mt. Avec des prix du blé attendus en forte hausse (voir ci-dessous) il est clair que l’ASS ne pourra pas en financer l’importation et il est donc urgent de modifier les habitudes alimentaires.
En effet, le prix du blé va fatalement augmenter du fait que les rendements stagnent depuis 15 à 20 ans dans les pays exportateurs – bien que non limités dans leur utilisation d’engrais chimiques et de pesticides – et qu’ils vont diminuer dans les pays développés, notamment en Europe compte tenu de la baisse de l’utilisation des pesticides et engrais chimiques voulue par la population et de la promotion de l’agriculture biologique aux rendements plus faibles. Comme les pays arabes et d’Asie occidentale au climat aride n’ont pas l’alternative de la consommation des céréales tropicales comme l’ASS, et auront plus de moyens de payer des prix du blé supérieurs, les pays d’ASS devront faire face à une facture d’importations impossible à assurer. C’est pourquoi l’APE régional d’AO et les APE intérimaires de Côte d’Ivoire et du Ghana sont criminels puisqu’ils prévoient de réduire de 5 % à 0 le droit de douane sur l’importation du blé venant de l’UE. Cela ne pourrait qu’inciter à importer plus de blé fortement subventionné par l’UE et à consommer plus de pain et de pâtes alimentaires et couscous, retardant le jour où les consommateurs ne pourront plus les payer. Les projets en cours d’introduction de farine de céréales locales ou de manioc dans le pain sont un moindre mal à très court terme car le pourcentage de ces farines est limité à 15 % (dans le projet Banque mondiale-CNCR au Sénégal) ou au mieux à 30 % (dans le projet AFD-SOL au Sénégal). Ce qu’il faut absolument, c’est promouvoir des modèles alimentaires de l’Amérique latine à base de tortillas de maïs et de grandes crêpes de manioc. Mais on peut aussi étendre ces recettes au mil et sorgho pour lesquels d’importantes hausses de rendement sont possibles selon l’exemple de l’Ethiopie où ils sont passés de 840 kg/ha à 2 440kg pour le mil et de 910 kg à 2 810 kg pour le sorgho.
Conclusion
L’issue du combat entre les deux stratégies – le retour en force du paradigme capitaliste néo-libéral dominant basé sur la primauté de l’argent ou sa remise en cause radicale par l’unification des forces sociales du Nord et du Sud défendant la primauté des droits humains, de la démocratie et de l’environnement – n’est pas connue car l’homme est libre et l’histoire n’est pas écrite. Comme à d’autres tournants importants de l’histoire, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le système capitaliste va être amené à faire d’importantes concessions pour réduire les inégalités tant internes que Nord-Sud et pour mieux protéger l’environnement dont dépend plus que jamais sa survie et la santé des hommes.
Mais l’issue de ce combat, notamment celui des inégalités entre l’UE et l’Afrique et de l’accès de celle-ci à son autonomie alimentaire, dépendra principalement des politiques de l’UE et en particulier de la refondation de sa Politique agricole commune (PAC) sur la souveraineté alimentaire sans dumping. Les revenus des agriculteurs européens seront alors basés sur des prix stables et rémunérateurs, comme de 1962 à 1992, et non plus sur des aides directes massives ayant pour effet, à travers leurs exportations, de tuer les paysans d’Afrique et de ruiner ses efforts de développement puisqu’ils représentent les deux-tiers des actifs en Afrique subsaharienne et le tiers en Afrique du Nord.