Nejma Brahim, Médiapart, avril 2019
« Ici, c’est la misère », lance d’emblée Nabil, adossé à un muret. À l’ouest d’Oran, le quartier d’El-Kmin abrite, depuis quelques années, des habitations de fortune où vivent majoritairement des familles nombreuses. Les baraquements disposent d’un toit improvisé en tôle ondulée, sur lequel de grosses pierres sont posées pour contrer les intempéries. Dans les airs, les câbles électriques se mêlent à une poignée de paraboles.« C’est simple, on n’a ni travail ni argent. On se lève le matin et on tient les murs » , ajoute-t-il, aux côtés de ses huit comparses.
Sur son smartphone, la chanson « La liberté » du chanteur algérien Soolking donne le ton. La brise légère fait danser les feuilles du palmier qui se tient à sa gauche. À 16 ans, Nabil sort tout juste de prison pour avoir tenté de rejoindre l’Europe illégalement en bateau. « Chez moi, on est cinq frères à vivre et dormir dans la même pièce. Les plus petits n’ont même pas de quoi manger tous les jours. » Il laisse entrevoir son couteau suisse, à peine sorti de sa poche de jogging : depuis sa libération, il vole pour ramener un peu d’argent à la maison.
Près de lui, Mohamed el-Amine arrange sa casquette blanche tout en recoiffant sa frange. « Il n’y en a pas un parmi nous qui ne soit pas las de vivre dans ces conditions » , lâche celui qui se dit condamné à vendre de la drogue pour subvenir aux besoins de sa famille. Il n’est pas le seul dans ce cas-là.
Au cybercafé du coin, les téléphones et ordinateurs servent de planque à un autre type de commerce. Casquette sur la tête et claquettes Adidas, Bilal approvisionne ses clients jusqu’au bout de la nuit, lorsque les quelques magasins autorisés à vendre de l’alcool ferment le soir. « Je vends aussi de la drogue. Je ne vais pas m’en cacher, c’est tout ce qu’on peut faire pour s’en sortir » , confie-t-il du bout des lèvres. D’après lui, la cocaïne fait des ravages dans le quartier. Il retrouve ses amis le soir pour refaire le monde. « On vit la nuit parce qu’on n’a pas de travail, d’argent ou de voiture pour avoir une vie normale en journée, souligne l’un des siens.
Les vendredis, il sort pour manifester son mécontentement contre un système qui les ignore depuis longtemps. Et réclamer un « nouveau président » , qui se préoccuperait des quartiers comme le sien. « On ne demande pas grand-chose, juste un vrai logement ! » , complète Abdelkrim. Ses yeux clairs sont pleins d’amertume. Le trentenaire voudrait pouvoir se marier, mais rejette l’idée de devoir vivre sous le même toit que ses parents avec sa femme et ses enfants. Une situation de plus en plus courante en Algérie.
Au coin de la rue Jules-Ferry, une silhouette fine apparaît. L’air déterminé, le sourire franc et la voix portante, Amaria avance tout en enchaînant les blagues. « Un visa ! Quelqu’un peut m’avoir un visa pour la France ? » À 39 ans, elle travaille à l’usine de lait en poudre pour un salaire de 30 000 dinars (soit 150 euros). « Il y a de la prostitution ici, mais j’arrive à m’en sortir sans avoir à faire ça. Le vrai problème pour moi, c’est le fait d’habiter dans un bidonville. Surtout qu’il m’arrive de me retrouver à la rue… » Ses sourcils se froncent. Un léger coquard entoure ses yeux qui, sans prévenir, s’assombrissent.
Ses parents sont décédés quelques années plus tôt. Célibataire, elle vit avec son frère aîné qui, régulièrement, la bat et la chasse de chez eux. « J’ai pris l’habitude de m’installer juste là, à l’entrée du bidonville, avec mes affaires. » Elle prend à témoin Aymen et Mohamad, deux adolescents venus l’écouter. Quand Amaria va voir la police, celle-ci refuse d’agir. Le reflet du système, selon elle. « Ils nous ont laissés tomber. Je suis allée manifester pour les insulter de voleurs. Qu’on me mette au pouvoir, ils verront de quoi je suis capable ! »
Alors que le brouillard s’estompe, une dame d’un certain âge approche, avec à son bras un cabas de courses d’où dépassent deux baguettes de pain. Sa djellaba rouge tourne à droite et prend les escaliers pour s’embourber à l’intérieur du bidonville. Aymen et Mohamad, les deux adolescents, suivent le pas, déambulant dans les dédales de ces ruelles. El-Hadja (comme on surnomme les aînés par respect) traverse le bidonville où les enfants jouent à même le sol. Son regard se fige sur un mur où il est tagué en arabe : « El-Kmin est le coeur d’Oran. Vous avez besoin de nous pour les élections, on a besoin de vous pour un meilleur avenir . »
Après une dizaine de mètres, el-Hadja toque à une porte en fer forgé. « L’État vole l’argent du peuple pendant que nous vivons là », lâche-t-elle en entrant. Son foulard rouge laisse dépasser des cheveux orangés par une teinture naturelle au henné. À l’intérieur, une minuscule entrée donne sur une chambre à gauche, une autre à droite. Les femmes s’agitent pour se couvrir au cas où un homme ferait partie des visiteurs. « Nous sommes huit à vivre ici. Mon mari, ma fille, mon fils et sa femme ainsi que leurs trois enfants. »
Les deux pièces de vie ne font pas plus de 10 m² et sont fermées par un simple rideau. Son époux la rejoint dans l’entrée, où la peinture bleue des murs se décolle et le linge est suspendu à un fil. Le hirak (nom donné au mouvement lancé en février) ? Il estime le faire depuis longtemps : « Les gens souffrent beaucoup ici. Ça fait des dizaines d’années qu’on se bat pour sortir de ce trou. On vit dans l’humidité, la terre et la poussière, la saleté, et à chaque fois qu’il pleut c’est pire. » El-Hadja l’assure, tous ici souffrent de rhumatismes, d’allergies et d’asthme.
Le couple et ses enfants n’ont pas souhaité manifester. S’ils espèrent que le mouvement aboutira, ils restent persuadés que rien ne changera pour eux. « Ils ne veulent pas lâcher le pouvoir. Et même s’ils partaient, ils seraient remplacés par d’autres qui n’en auront que faire de nous », suppose el-Hadj, tout en réajustant sa vieille veste de costume.
Au département de sociologie de l’université d’Oran Es-Senia, Mehdi Souiah travaille sur la question des quartiers populaires. « Les quartiers dits classiques, comme El-Hamri, Sidi El-Houari, ou Medine Jdida, datent en fait de l’ère coloniale et visaient à regrouper la population indigène, précise le chercheur en sociologie urbaine. Les quartiers dits spontanés se développent dans les années 1980/1990, dans toutes les grandes et moyennes villes d’Algérie dont Oran, et prolifèrent avec la crise du logement. »
Il aime reprendre la formule « bni w skout » (construis et tais-toi), qui date de cette période-là. Ainsi, ces populations qui n’ont pas où aller s’installent et façonnent des habitations de fortune avec le peu de moyens dont elles disposent, sans acte de propriété. Ces bidonvilles forment alors des quartiers spontanés que les pouvoirs publics n’interdisent pas, promettant un relogement prochain.
« On y retrouve toutes les problématiques liées à la pauvreté, de l’insalubrité au chômage, en passant par le trafic de drogue et la prostitution , note l’enseignant-chercheur. Mais il y a aussi une très forte solidarité au sein de la communauté et un grand sens du civisme. »
« À quoi ça sert d’aller manifester ? »
De retour à El-Kmin, Aymen et Mohamad sont toujours en vadrouille. Tous deux issus de familles monoparentales, le premier vit avec sa mère qui est aveugle, le second avec son père. À 13 ans, les collégiens se disent réalistes. « Regardez dans quoi on vit. On fait avec, ou plutôt sans. On n’a même pas de parc où jouer dans le quartier » , lance Aymen. « On est six à la maison. Ma mère est morte et mon père se débrouille en revendant des gâteaux » , complète Mohamad. L’été, ils s’amusent à chasser les taupes qui entrent chez eux. Ils se souviennent du bébé de leurs voisins, décédé il y a peu après avoir bu de l’eau sale.
« On est allés aux manifs car on veut du changement. Ce n’est pas une vie, on mérite mieux ! » , lancent-ils à l’unisson. L’avenir, ils ont du mal à l’imaginer. Ils espèrent avoir une maison, un travail, une famille. « Pour aider nos parents. »
Le duo passe devant chez Miloud, un autre habitant du bidonville. L’étroite porte d’entrée s’ouvre sur une kitchenette et laisse apparaître, tout de suite à gauche, une pièce d’à peine 9 m² où vivent huit personnes. Il est 17 heures et la lumière est déjà allumée, faute de fenêtre. Le père est agent de sécurité dans une banque depuis seize ans, sa femme mère au foyer. « Je touche 27 000 dinars par mois (soit 135 euros). En 15 jours, je n’ai déjà plus rien et je dois emprunter à droite à gauche », confie-t-il, entouré de trois de ses enfants.
À l’heure des devoirs, la famille envoie les deux plus petits chez la voisine. « On a besoin de calme, alors elle nous les garde , sourit la mère. Le plus grand a 18 ans. Il est coiffeur en alternance mais n’est pas payé. La nuit, il va dormir chez sa grand-mère car on n’a pas assez de place. » Dans la pièce exiguë, deux lits simples se font face. Le soir venu, les parents installent des couvertures à même le sol pour compléter les couchages. « Ce qui nous sauve, c’est d’être une famille soudée. Ma femme supporte cette situation depuis vingt ans… à sa place, je ne serais jamais resté ! » , ironise Miloud, tout en lui baisant le front. Le couple attend d’être relogé depuis quinze ans.
Dans le centre-ville d’Oran, depuis une dizaine d’années, de nouvelles formes d’habitation se répandent. À la cité Perret, rue Mouloud-Feraoun, les caves de certains immeubles ont été réaménagées pour être habitées. Dans l’entrée, une flaque d’eau sale oblige les habitants à sauter pour rejoindre leur terrier, alors que des fils électriques pendouillent au plafond.
« Nous vivons là depuis quatre ans, avec mon mari et mes trois enfants » , chuchote Khadija pour ne pas réveiller son époux, qui s’est assoupi dans la pièce d’à côté. Autour d’elle, un lit d’enfant, un frigo et une armoire suffisent à remplir la chambre de 7 m². Son fils, âgé de 4 ans, joue avec un saut d’eau qui trône au milieu de la pièce. « Nous avons des fuites au plafond » , soupire-t-elle tout en berçant son bébé. À 30 ans, elle n’aurait jamais pensé vivre là-dedans.
« Le phénomène prend de l’ampleur dans les HLM de l’ère coloniale, qui se transforment avec le temps en quartiers populaires par effet de paupérisation » , détaille le sociologue Mehdi Souiah.
L’époux de Khadija travaille dans les chantiers et touche un salaire de 18 000 dinars (soit 90 euros), à peine de quoi faire les courses pour dix jours. « Parfois, il ne se nourrit que de café au lait matin, midi et soir. On aimerait bien que le pays s’arrange, que nos enfants puissent vivre normalement. Mais il y a peu d’espoir » , tempère-t-elle.
Chez son voisin de palier, Jamel, la situation est critique. Voilà deux ans que sa fille qui souffre d’asthme ne dort plus à la maison. « Il n’y a pas de fenêtres et l’humidité la rend malade. On a préféré l’envoyer chez sa grand-mère » , regrette le père de famille au chômage, dont la femme est partie et ne souhaite plus vivre dans ces conditions. « Les autorités savent qu’on est là, mais personne ne cherche après nous. À croire qu’ils veulent entretenir cette misère qui détruit des vies » , assène le jeune homme.
Comme pour les bidonvilles des quartiers spontanés, les pouvoirs publics laissent faire en promettant de reloger les habitants par la suite. « Certains ont été recasés dans des logements sociaux. Mais c’est encore très insuffisant » , note le chercheur Mehdi Souiah. Lassé d’attendre celui qu’on lui promet depuis sept ans, Jamel a pris sa décision. « Je n’attends rien de cette mobilisation. Il n’y a pas de force alternative et même si une figure émergeait, on lui couperait la tête. Après le ramadan, je vendrai ce taudis et je me paierai un aller sans retour pour l’Europe en bateau. »
Il est 19 heures et la nuit tombe à Rass El-Aïn. Il faut partir d’une route cabossée, entourée d’une décharge à ciel ouvert, pour s’engouffrer dans le bidonville niché sur les hauteurs d’Oran. « Ici, c’est l’anarchie. Personne n’entre sans connaître quelqu’un » , avertit Brahim, un habitué des lieux. Sa voiture longe les bâtisses en ruine et rejoint les hauteurs où les habitations précaires se suivent et se ressemblent. Faible hauteur sous plafond, murs faits de brique apparente ou de terre qui s’effrite, toits en tôle…
« On n’a aucun droit et que des devoirs , attaque Saïd, qui est né et a grandi là. On est hors la loi sans le vouloir. »Alors qu’il développe son discours, une foule s’amasse autour de lui. « Il n’y a pas de démocratie dans notre pays ! À quoi ça sert d’aller manifester ? » , interroge Tarek. D’après lui, une trentaine de rapports auraient été déposés à la wilaya pour dénoncer leurs conditions de vie. « On n’a jamais eu de retour. Le maire et le Wali d’Oran n’ont jamais mis les pieds à Rass El-Aïn. Ils se remplissent la panse pendant qu’on meurt de faim. J’en connais qui doivent agresser juste pour s’acheter une baguette de pain » , ajoute Saïd.
Lui non plus n’est pas sorti le vendredi. À 26 ans, il répare des portables pour gagner sa vie. Il arrête sa scolarité en terminale, quand on veut le faire redoubler et qu’il dépose un recours qui est alors refusé. La plupart d’entre eux sont déscolarisés. « On est complètement isolés, il n’y a même pas de bus ! Il y a un collège un peu plus bas, mais si on veut aller au lycée, il faut marcher ou trouver un taxi clandestin pour vous y emmener » , détaille Saïd.
Cela fait dix jours que les habitants du quartier sont privés d’eau. Plus tôt dans la semaine, un poteau électrique, décroché par le vent, gisait au sol alors qu’il pleuvait. « Les gens auraient pu s’électrocuter ! » Le groupe pointe du doigt le cimetière datant du XVIII e siècle et laissé à l’abandon. Situé entre une modeste mosquée et des habitations, il donne l’aspect, dans la nuit noire, d’un vaste champ de ruines. « C’est une honte de laisser un lieu pareil dans cet état ! Ils ne respectent ni les morts, ni les vivants » , lâche Saïd.
Faute de jardin et de stade, les enfants préfèrent aller jouer dans la forêt plutôt que sur le bitume abîmé où certains se sont blessés par le passé. « Il y a des sangliers qui passent par notre quartier la nuit. J’ai parfois l’impression d’être un animal comme eux, pris au piège dans un zoo à l’écart de la ville. »
Bien avant le hirak , Mehdi Souiah remarque que des sittings ont été organisés devant la wilaya. « Principalement des habitants de quartiers populaires venus revendiquer l’égalité des droits et la justice sociale. » Pour lui, il n’y aurait pas de soulèvement aujourd’hui sans l’aide de ces habitués des mobilisations pacifiques, qui ont apporté « toute leur expérience » au début. Rester groupés, positionner quelqu’un en fin de cortège, éviter les bagarres ou trouver les slogans… « Ces couches de la population sont souvent celles qui souffrent le plus. Elles ont les bons réflexes, qu’elles ont mis au service de l’organisation de la protestation. »
Jeudi, à 9 heures dans le quartier populaire de Sidi El-Houari, près de la pêcherie. À proximité de la place principale, l’association SDH (Santé Sidi El-Houari) impressionne par sa vieille bâtisse qui abrite d’anciens bains turcs et l’ex-hôpital militaire français de l’ouest algérien. À l’entrée, les jeunes du coin affluent et rejoignent leurs ateliers respectifs : depuis les années 2000, l’association lutte pour favoriser leur insertion professionnelle et sociale.
« La majorité de notre public est composée de décrocheurs scolaires , note Midou, secrétaire général de la structure.Et plus de la moitié d’entre eux a moins de 16 ans, alors que l’école est obligatoire jusqu’à cet âge-là. » Au total, plus de 600 jeunes ont été formés aux métiers de la maçonnerie, de la ferronnerie, de la menuiserie ou de la couture. « Il nous a fallu du temps pour instaurer une relation de confiance avec les habitants du quartier, car ils sont très méfiants vis-à-vis des partis politiques qui ne viennent qu’en période d’élections. Jusqu’à ce jour, nous insistons sur le fait que nous ne sommes pas encartés » , poursuit-il en passant la porte de l’atelier d’électricité.
Uniforme gris et casque de protection sur la tête, une dizaine de jeunes hommes suivent le cours, attentionnés. Aujourd’hui, ils apprennent à disséquer une lampe et à faire fonctionner un interrupteur. Tous sont âgés de 15 à 18 ans, en décrochage scolaire et issus des quartiers populaires alentour (Sidi El-Houari, Planteur ou Rass El-Aïn). « On a commencé il y a un mois, ça nous plaît car il y a déjà le symbole de la lumière » , poétise l’un d’eux. « Et puis, il y a du travail là-dedans, on se dit qu’on ne fait pas tout ça pour rien » , ajoute son voisin de table.
Le groupe regrette que les travaux manuels soient mal vus de la société algérienne. « La mode ces temps-ci, c’est plutôt de travailler dans un bureau. D’ailleurs à l’école, quand on a des difficultés, le premier truc qu’on nous dit c’est qu’on finira maçon ! » , dénonce Samir. Une pression sociale qui ferme les portes d’un monde déjà restreint, où les jeunes doivent choisir entre harraga (l’émigration) et trafic de drogue.
« Nos quartiers sont affamés, on vit dans des boîtes d’allumettes ! , lance un autre, dont le frère a quitté l’Algérie en bateau il y a plusieurs mois. Moi, je vais essayer de m’en sortir dans mon pays. Mais je comprends que ce soit tentant pour la majorité des jeunes du quartier. C’est bien que des structures comme celles-ci nous donnent une chance. »
Midou poursuit sa visite des ateliers et se laisse guider par les sons qui l’accompagnent. Il croise Houssem qui traverse la cour furtivement. Depuis huit mois, l’adolescent suit une formation de soudure à SDH. « Il a arrêté l’école dès la sixième. À son arrivée ici, il voyait tout de façon négative » , précise le bénévole. Après quelques secondes, le timide Houssem ose enfin, les yeux pétillants : « Je me suis rendu compte que j’aimais travailler et apprendre des choses. Plus tard, j’aimerais être chef d’entreprise. »
À droite, dans une vaste salle où règne l’odeur du bois, le bruit de la scie laisse entendre qu’il s’agit de l’atelier menuiserie. C’est Aziz, 23 ans, qui en est le responsable. « Un ancien élève de chez nous , indique Midou. Il nous arrive de garder les meilleurs éléments une fois leur formation achevée. »
Lorsqu’il arrête sa scolarité il y a dix ans, Aziz a le choix entre la rue et le travail. Un ami lui parle de cette association, où il découvre d’abord la taille de pierre. Puis il choisit de s’orienter vers la menuiserie, où il se sent plus à l’aise. « Je n’aimais pas l’école et je ne voyais pas d’autre alternative. Ici, je me sens utile, j’ai repris confiance en moi » , sourit-il, dans son bleu de travail où il est mentionné « formateur » .
Pour le chercheur Mehdi Souiah, l’éducation est l’une des nombreuses problématiques des quartiers populaires. « Le système ne fait rien pour maintenir les jeunes dans le système scolaire et pour créer de l’emploi. Cela résoudrait pourtant bon nombre de problèmes, à commencer par les conditions de vie, la harraga ou la délinquance. Le décrochage scolaire est important, car les minces perspectives d’avenir ne donnent pas envie d’étudier » , analyse le sociologue.
L’autre problématique est celle d’un territoire vide de tout espace de loisirs dédié aux jeunes. « Les deux piscines qu’on avait ont été fermées. On n’a ni jardin, ni terrain de jeux, ni cinéma. » Ce manque d’infrastructures, Aziz le vit très mal. Il joue des percussions dans un groupe de musique et participe à des tournées en Algérie. « On n’a même pas de lieu où répéter, alors on s’entraîne dans la forêt. »
Mais le problème n’est pas que matériel. Si l’État tente de maigres efforts en matière de relogement ou de rénovation, la discrimination à l’égard des habitants des quartiers populaires est très forte. « Il y a la figure de l’étranger, venu d’une autre région, ou celle du paysan. Celle-ci est associée à celle du fauteur de trouble, qui fait grimper l’insécurité , note Mehdi Souiah. Cet imaginaire social exclut une partie des citoyens. »
Un moyen, selon lui, de stigmatiser des couches populaires pour ne pas les voir ni les entendre. Déjà isolés du reste de la ville, ces territoires sont encore davantage privés de mixité sociale car perçus comme dangereux et donc peu attrayants. « Il faut que les mentalités changent. À Oran, on a deux mondes qui cohabitent sans se rencontrer, sans communiquer. Il faut créer des ponts et la société civile a un rôle à jouer » , propose Mehdi Souiah.
En réunion de service, l’équipe de SDH aborde le sujet. « Dès que je prononce le nom du quartier, les gens répondent yalatef ! [oh mon Dieu ! – ndlr]. À force d’être mal vus, les habitants des quartiers apprennent à être sur la défensive. On essaie chaque jour de faire tomber ces barrières » , explique Naïma, bénévole à SDH. Ses doigts jouent avec un stylo. À l’autre bout de la table, le directeur de l’école-chantier de l’association acquiesce. « Aider notre jeunesse à retrouver sa place dans la société… C’est notre hirak à nous, ça » , conclut-il.