Ali Bensaad, Al Watan, 19 Aout 2019
Professeur à l’Institut français de géopolitique de Paris, Université Paris 8
Le «panel du dialogue» exclut résolument la possibilité d’une période de transition comme celle d’une Assemblée constituante, rejoignant en cela la feuille de route de l’état-major. Pour justifier cette position, certains de ses membres citent le cas de la Libye. Or, justement, il n’y a eu ni période de transition en Libye ni Constituante au contraire de ce qui est affirmé imprudemment. La période de transition réclamée par les activistes de la révolution a été refusée sous pression conjointe des islamistes et des anciennes élites qui ont poussé à une précipitation vers des élections en imposant des régressions politiques et sociétales qui les favorisaient électoralement et promouvaient les notabilités locales qui ont contribué au développement du localisme et de la fragmentation du pays, aux dépens de la représentativité des jeunes et des femmes.
La violence qui s’est développée en Libye avait spécialement pour mobile de contrer tout processus législatif et constitutionnel et ce n’est pas ce processus qui a entraîné la violence, mais c’est au contraire celle-ci qui s’est exprimée pour empêcher le processus constitutionnel de voir le jour.
Au contraire des processus de Constituante comme la Constituante tunisienne, la rédaction de la Constitution libyenne a été soustraite au Parlement élu et confiée, postérieurement et indépendamment de ce dernier, à une sorte d’organe de sages élus au suffrage direct par les citoyens et spécifiquement et exclusivement pour cette tâche afin de la soustraire aux enjeux et pressions politiques et avec des critères de représentation qui diffèrent des représentativités électorales politiques pour que la diversité, notamment régionale et communautaire, puisse y trouve écho. Bénéficiant d’un consensus social, le comité constitutionnel est arrivé à aplanir les divergences et à rédiger une Constitution consensuelle qui aurait dû être soumise au vote des Libyens. Et si la Libye reste depuis sans Constitution, c’est parce que, chaque fois, alternativement et de façon complémentaire, islamistes radicaux et tenants de l’ordre militariste de l’autoproclamé maréchal Haftar ont usé de la violence pour empêcher les Libyens de se prononcer et l’adopter. La récente attaque de Haftar contre Tripoli qui s’est faite justement à la veille de la tenue de la conférence nationale, avait pour but de faire capoter cette dernière qui avait réussi à réunir un large spectre d’acteurs représentatifs et dont un des éléments consensuels était l’adoubement par référendum de la Constitution qui fonderait légalement la tenue d’élections pour enfin asseoir un pouvoir légitime.
Algérie: Le Hirak et l’Armée
On peut par contre relever une similitude avec ce qui se passe actuellement en Algérie : sur le mode de l’interdiction de l’étendard amazigh par Gaïd Salah, dès la chute d’El Gueddafi et avant que soit envisagée toute transition, les forces conservatrices qui ont imposé l’option des élections mèneront une série d’actions et de provocations visant à marginaliser les minorités amazighe, touboue et touareg, déniant leur identité pour faire monter les tensions et cela jusque dans les textes législatifs provisoires régissant l’élection alors que les deux premières minorités ont été les acteurs essentiels de la chute du régime. Elles conduiront à terme ces minorités à s’exclure et à être exclues du champ politique officiel, décrédibilisant le processus électoral lui-même et sa fonction de médiation et de désamorçage de la violence en politique.
Le détournement de la révolution par les élites issues de l’ancien pouvoir et la précipitation vers les élections
Il a bien existé en Libye un organe nommé Conseil national de transition (CNT). Celui-ci a été mis sur pied au début du soulèvement et a eu à gérer surtout la longue lutte contre El Gueddafi et de façon très relative. En réalité, formé dans la précipitation, essentiellement par des transfuges du régime et quelques exilés, il a surtout pu être une interface efficace à l’international pour obtenir des soutiens, ce qui a pesé pour sa reconnaissance. Mais il n’a réussi à établir ni autorité ni relations étroites avec ou entre les divers acteurs d’une insurrection qui se déroulait à la base selon des mobilisations locales et autonomes. S’il n’a pas pu véritablement structurer les contestations, il n’a pas pu également s’en faire l’écho. Le poids dans le CNT des anciens du régime (son président Abdeljalil était, jusqu’à l’insurrection, le ministre de la Justice d’El Gueddafi ; Abdelfettah Younès, son responsable militaire, était le ministre de l’Intérieur de ce dernier et son numéro deux alors que le président exécutif du CNT, Mahmoud Jibril, avait été le super ministre de l’Economie du même El Gueddafi) a certes contribué à déstabiliser ce dernier, mais il a aussi pesé dans le sens de freiner le changement, «changer pour que rien ne change». Ces anciennes élites reconverties à la révolution après son déclenchement et qui se sont emparés de la direction formelle de celle-ci, s’ouvriront aux islamistes qui, malgré leur entrée tardive dans la contestation, vont vite acquérir du poids, notamment grâce à l’engagement résolu du binôme France-Qatar.
Anciennes élites et islamistes, appuyés par le binôme, imposeront l’option d’asseoir rapidement la «légitimité de la révolution» par des élections. Les islamistes voulaient profiter rapidement de la vague qui, des deux côtés de la frontière (Tunisie et Egypte), avait porté au pouvoir des Frères musulmans résolus à les soutenir. Les anciennes élites, elles, voulaient profiter rapidement de l’aura acquise à la tête des institutions de l’insurrection dont le CNT, des réseaux de soutien étrangers acquis mais surtout des réseaux notabiliaires dont ils maîtrisaient les rouages. Ils imposeront leur option d’élections malgré l’opposition de tous les activistes de la révolution, ceux qui l’ont déclenchée, essentiellement des jeunes, des avocats et des militants des droits de l’homme. Ces derniers avaient exigé une période de transition d’au moins deux ans pour permettre à des partis et des associations de se constituer et de s’enraciner, El Gueddafi ayant interdit partis et associations dès son arrivée au pouvoir. Par ailleurs, le pays, sérieusement endommagé par une guerre civile et l’intervention de l’OTAN, ne pouvait réunir facilement les moyens logistiques et encore moins l’expertise pour la tenue des élections. Noyés et éparpillés par une structuration qui les a marginalisés, les activistes ne réussiront pas à imposer leur point de vue.
Le retour des anciennes élites et leur course à la régression et la fragmentation
Mais le recul ne se limitera pas seulement à imposer des élections rapidement. Il consistera à en modifier les règles dans un sens régressif. Alors que la première mouture de la loi électorale réservait un quota de 10% des sièges aux femmes et que celle sur les partis énonçait l’interdiction des partis fondés sur des critères religieux, régionalistes ou ethniques, ces deux dispositions disparaîtront du texte définitif qui ne sera adopté que le 12 mai 2012, soit moins de deux mois avant le vote. Mais la disposition la plus dangereuse sera celle qui réduira les sièges attribués aux partis à un peu plus d’un tiers, réservant l’écrasante majorité aux élus «indépendants», c’est-à-dire locaux. C’est un des éléments qui renforcera le localisme dont souffre aujourd’hui la Libye. Ce choix relevait d’un calcul politique des deux forces principales.
Les anciennes élites regroupées au sein de l’ Alliance des forces nationales (AFN), conglomérat hétéroclite de notabilités, tablaient sur le localisme «dépolitisé» pour faire élire des notabilités locales fortes de leurs réseaux clientélistes. Les islamistes : Parti de la justice et de la construction (le PJC), conscients du rejet qu’ils suscitaient (ils sont mis en minorité à chaque élection, toujours plus fortement), trouvaient plus commode de taire leur identité idéologique sous le couvert d’une appartenance locale. Si dans le mince quota réservé aux partis, c’est l’AFN qui sort largement gagnante face aux islamistes, la plupart de ses élus est issue des anciennes élites qui ont prospéré du temps d’El Gueddafi, certains en s’accommodant du régime et d’autres en le servant. Les islamistes battus, grâce à certains crypto-islamistes élus comme «indépendants locaux», arrivent à constituer une forte minorité.
Le rôle du pétrole dans la fin du régime algérien actuel
Mais surtout, le quota largement majoritaire, près des deux tiers, réservé aux indépendants, portera des élus représentant les intérêts disparates de localités ou de tribus voire de familles dynastiques et qui peuvent se prévaloir de leur puissance économique et relationnelle pour représenter ces intérêts, sur le modèle algérien des Tliba et Djemaï et de la «chkara». Ainsi le calcul des anciennes élites qui ont pris le contrôle du CNT se réalise à leur profit. Mais ces élections précipitées et «dépolitisées» qui ont permis aux anciennes élites de se recycler poussent un peu plus le pays vers le chaos. Elles aboutissent à un Parlement extrêmement fragmenté fait d’intérêts locaux étroits et disparates et qui engage le pays sur la voie de l’ingouvernabilité et de la fragmentation alors que islamistes radicaux et chefs de guerre, eux, fourbissent leurs armes, rejetant pouvoir civil et élections et ne trouvent pas face à eux des institutions capables de les contrer politiquement.
Le «contre-feux ethnique» des forces conservatrices contre les Amazighs, les Touareg et les Toubous
Les mêmes forces conservatrices qui ont imposé ces élections précipitées et «dépolitisées» vont allumer des contre-feux ethniques contre les minorités ethno-culturelles pour cliver le débat politique afin d’occulter le débat sur le changement, faire oublier leur proximité avec l’ancien pouvoir et isoler les deux minorités qui ont joué un rôle essentiel dans la chute de l’ancien régime en faisant sauter ses deux principaux verrous : les Amazighs qui ont contribué de façon essentielle à la chute de Tripoli tenue de main de fer par El Gueddafi et les Toubous qui, les premiers, ont fait basculer le Fezzan, traditionnel bastion du régime, dans le camp révolutionnaire. Avec les Touareg, elles seront écartées des représentativités essentielles et notamment du gouvernement provisoire chargé d’organiser les élections. Mais auparavant, elles feront l’objet d’un déni identitaire juridique et symbolique extrême.
Non seulement les forces conservatrices refuseront, dans la déclaration constitutionnelle provisoire du CNT, de mentionner la langue amazighe comme langue officielle alors qu’elle est la langue principale d’au moins 10% de la population libyenne (en ne comptant pas les Touareg qui sont bien plus nombreux qu’en Algérie) et mentionne la langue arabe comme seule langue officielle, mais lorsque la déclaration du CNT concède, après protestation de ces minorités, l’évocation de l’existence d’autres langues nationales, elle se refuse à identifier ces langues pour ne même pas avoir à citer le nom de ces trois minorités, dans un mouvement de déni schizophrénique, et se cramponne sur le terme général et flou de «langues nationales».
Ces dénis ont conduit pratiquement à une fragilisation de la construction étatique en Libye. Leur marginalisation a entraîné les Amazighs libyens à se retirer des luttes de pouvoir jusqu’à boycotter les élections contribuant à faire chuter le taux de participation des élections législatives de 2014 à moins de 24% et donc à effriter la base de légitimation de l’Etat. Les Toubous seront entraînés dans une spirale de guerre sans fin que leurs ennemis présentent comme une «guerre arabe contre l’invasion africaine» alors qu’il s’agit des monopoles sur le commerce transsaharien que l’émergence de cette minorité, autochtone et la plus marginalisée, remettait en cause.
Ne pas refaire la Libye
Les analogies sont toujours à manier avec prudence, mais s’il n’y en avait que deux à faire, la première serait la désertification du champ politique et culturel imposée par les 20 ans de règne Bouteflika, une période que personne ne conteste même si cette désertification remonte aux lendemains de l’indépendance. Une désertification qui, comme en Libye et même en relativisant, laisse ce champ à la merci des manipulations des anciennes élites, les 3’issaba, qui en détiennent les verrous tant qu’il n’y a pas renouvellement de ce champ, ce qui nécessite du temps pour le labourer et le rendre fertile. Une précipitation vers des élections est une garantie, comme cela s’est passé en Libye, d’un retour, sous une forme ou une autre, des élites de l’ancien système. Un retour qui serait encore plus dommageable qu’il ne l’a été pour le pays et menacerait cette fois jusqu’à son existence. La deuxième, c’est le déni et la manipulation identitaires qui, comme en Libye, sont sources de fragmentation et mortels pour la survie des Etats.
Or, on retrouve ces deux écueils qui ont contribué à la fragmentation de la Libye dans la feuille de route de l’état-major algérien. Le panel le suivra t-il dans cette voie ?